Le spectre québécois de la corruption a réussi son retour spectaculaire sur la scène politique. La campagne électorale débute à peine que déjà, les partis en lice sont pris de frénésie. Les uns tremblent, les autres accusent, tous semblent suspects. Le noble mot de candidat n’a plus la blancheur éclatante des toges portées à Rome par les notables aspirant à servir la République ! Néanmoins, toute notre gent politique prétend bientôt en finir avec les monstres aux doigts crochus.
Les libéraux de Jean Charest, il est vrai, ont passé des lois bannissant des contrats et chantiers de l’État toute entreprise trouvée coupable de fraude. Leur parti est donc condamné, pour faire plus et mieux, à patienter jusqu’aux recommandations de la commission Charbonneau. Leurs adversaires promettent, eux, d’en faire davantage une fois au pouvoir. Mais ils se sont bien gardés jusqu’ici de dire comment ils libéreront la Belle province de la collusion mafieuse qui s’y est installée.
Les Québécois, déjà éberlués à chaque révélation scabreuse, le sont encore plus en apprenant qu’une firme, puis une autre, interdites de travaux ou de services pour avoir pillé les fonds de l’État, offrent encore leurs bons offices, obtiennent des contrats et continuent de prospérer à même les deniers publics. De ces situations-là, les Québécois n’ont pas fini d’en voir. Y aurait-il donc des exceptions québécoises au vieil adage voulant que « le crime ne paie pas » ?
Honteuses d’avoir laissé des institutions frauder le public, des compagnies voler leurs actionnaires, et des pharmaceutiques soudoyer le milieu de la santé, de grandes agences de surveillance, surtout aux États-Unis, ont finalement coincé comptables, gestionnaires et autres mauvais serviteurs de l’humanité. Plutôt que d’aller en cellule, la plupart d’entre eux ont choisi de verser de fortes amendes - payées, non à même leur fortune personnelle, mais à partir des coffres de l’entreprise.
D’autres métiers et professions confèrent aussi à leurs membres une sorte d’impunité en cas d’infraction aux lois. Le Québec en a plus d’une fois fait l’expérience. Aux médecins, qui ont déjà une grève, on n’allait pas enlever leur permis d’exercice, encore moins, en cas d’outrage au tribunal, les condamner à la prison, même si des patients auront souffert de leur débrayage. Il en fut de même de pompiers ou de policiers qui, à l’occasion, quittèrent leurs postes, laissant la ville aux incendies ou aux émeutes.
Dans le cas d’un service de sécurité publique, il est vrai, les autorités peuvent toujours demander à l’armée de prendre la relève. Elles l’ont du reste déjà fait dans un passé pas si lointain. Mais ce ne sont pas les soldats qui vont réparer d’urgence les ponts qui menacent de s’effondrer, ni venir remplacer les tuyaux d’égout et d’aqueduc qui crèvent dans les vieux quartiers des villes. Que la mafia en soit ou non propriétaire, on ne remplace pas du jour au lendemain les équipements d’entreprises de travaux publics.
Que faire ? Le PQ et les tenants du tout au public pourraient certes nationaliser les fiers fleurons flétris du bâtiment et du génie québécois. La FTQ ne verrait pas de mal à consolider son emprise sur les chantiers. Mais à Wall Street, on pourrait s’inquiéter d’une telle poussée « socialiste » ! La CAQ et les tenants du libre marché pourraient, eux, faire appel aux entrepreneurs extérieurs et aux ouvriers d’Ontario pour qu’ils prennent la place des Hells sur les chantiers. Mais qui paierait alors les pots cassés ?
Mesures plus musclées?
Le « modèle québécois » ne fournit guère de réponses à ces dilemmes. L’Union européenne, qui n’a jamais manqué de corruption dans les affaires, ni de collusion en politique, a entrepris ces dernières années de s’en libérer en poursuivant les entreprises trop voraces. Cette question est abordée dans une annexe du « rapport Duchesneau ». Une solution populaire, inspirée sans doute de la très catholique Italie, consiste là-bas à accorder le pardon aux coupables repentis. Mais encore faut-il qu’ils avouent d’abord leurs méfaits.
Peut-être faudra-t-il recourir ici à des mesures plus musclées, un peu comme en temps de guerre. Lors du dernier conflit mondial, par exemple, les médias du pays étaient soumis à une censure institutionnalisée. Dans chaque rédaction, un journaliste agréé par le gouvernement devait s’assurer qu’aucun article ne révèle de secret militaire à l’ennemi, ni ne rapporte de défaite minant le moral de la population. Un journaliste, et non pas un bureaucrate, était alors chargé de cette mission.
Normalement, dans les grandes firmes, un membre du personnel est chargé de veiller à la « qualité » de la production. En cas de recours discret à la collusion, à la corruption ou à d’autres entorses à l’éthique, une entreprise aura tôt fait de désigner un surveillant, qui fera preuve de complaisance sinon de complicité. Et il faudra attendre qu’un pont tombe ou qu’une indiscrétion survienne pour qu’on découvre la présence de pratiques scandaleuses. On connaît alors la réponse usuelle : c’est un incident isolé !
Il faut innover. Chaque grand contrat d’ouvrage ou de service ne devrait-il pas comporter une clause assurant le respect des intérêts du public ? Pas un engagement moral. Ni une quelconque « autodiscipline ». Mais une présence continue - dans les bureaux comme sur les lieux de travail - de mandataires spéciaux de l’État, professionnels indépendants et compétents, qui veilleraient au respect des normes de qualité quant à la main-d’oeuvre, aux prix, aux services et aux matériaux.
Trop idéaliste ? Peut-être. Mais qui dit mieux ? Pour les Québécois floués de toutes parts, presque tout vaudra mieux que le copinage des fonctionnaires, le conflit d’intérêts des ingénieurs, le retour d’ascenseur des faiseurs d’élections, la ristourne secrète en Suisse et la croisière dans le sud.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l’Université de Montréal.
Le spectre de la corruption
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