Le tabou de la violence
Les références au passé et le sens de l’histoire ne semblent pas des valeurs que l’effervescence médiatique met d’ordinaire à l’avant-plan dans ses façons de procéder. Aussi faut-il saluer l’effort de synthèse des [« Rébellions de 1837-1838 » de Clairandrée Cauchy->32706] que publie Vigile dans son édition du 21 novembre. Elle illustre la nécessité de procéder à des rappels historiques en vue de préciser dans quelle mesure les débats contemporains peuvent être placés dans une perspective temporelle.
Outre Séguin, l’auteur s’appuie principalement sur la thèse du « complot bureaucrate » défendue naguère par Gérard Filteau, lequel reprenait en l’étayant les propos mêmes de Papineau et O’Callaghan sur le caractère défensif et de légitime défense de la révolte paysanne. On discerne en fait dans le texte de Cauchy la même réprobation tacite de la violence comme moyen de dénouer les crises politiques dans la mesure en tout cas où l’auteur veut prouver que les véritables instigateurs du basculement du conflit dans la violence armée seraient les Britanniques seuls. En ce sens, ce texte rejoint le courant historiographique québécois dominant, de Garneau à Fernand Dumont en passant par le chanoine Groulx jusqu’aux productions plus récentes comme celles de Gilles Laporte et Bruno Cyr.
Or, fait à souligner, cette espèce de tabou interdit de penser ce qui s’est effectivement passé en novembre 1837. On s’en tient généralement au thème rabâché du ralliement de dernière minute des forces loyales à Montréal. Le mémoire de maîtrise à l’Uqàm que j’ai complété sur « le Montreal Herald et la thèse de l’unité d’action du gouvernement en novembre 1837 » dans le district de Montréal invite plutôt à soumettre l’hypothèse peu révérencieuse d’une mutinerie de la caste militaire et de la faction radicale tory de Montréal à l’endroit du « gouvernement ». Dans ce qui suit, je présente quelques éléments de réflexion autour de thèmes qui m’apparaissent problématiques.
Les mots passe-partout
Le fait de caractériser la polarisation du conflit politique québécois sous l’angle de l’origine ethnique et de l’allégeance à la Couronne britannique est en soi parfaitement légitime, mais insuffisant. Avant de recourir à certains mots passe-partout, tels « Britanniques » et « Bureaucrates », on devrait procéder auparavant à des analyses un peu plus fouillées, quitte à remettre en question ses propres présupposés.
En ce qui a trait au premier, ma recherche m’a conduit à postuler qu’en dépit des prétentions des rédacteurs du Montreal Herald de parler justement au nom de tous les Britanniques installés au Québec, au cours des années 1835-1837, l’oligarchie radicale tory ne représentait, à l’intérieur de l’Association constitutionnelle de Montréal, que « la minorité de la minorité ». Depuis la défection des membres libéraux autour de Adam Ferrie en mai 1836, un schisme a durablement affecté ce qu’un journaliste du Vindicator a appelé le « Moffatt Club ».
À la veille du basculement dans la violence armée, le journal radical tory garde les traces des réticences des citoyens britanniques de Montréal à suivre à l’aveuglette les porte-parole de la faction ultra-tory. La mobilisation générale des civils ne survient qu’après la reculade des habits rouges à Saint-Denis.
Pour ce qui est de l’épithète « Bureaucrates », il est instructif de noter qu’Adam Thom lui-même n’a cessé au cours de ces années de contester l’amalgame auquel a procédé la propagande patriote. Les « Bureaucrates », pour lui, ne sont que les officiers de la Couronne (en particulier le procureur général exécré C. R. Ogden), les fonctionnaires impériaux et les Canadiens installés à tous les échelons de la magistrature ou les postes de commande à l’Exécutif par rapport auxquels les magistrats tory et les membres du Doric Club sont en opposition frontale. Au cours de la période 1834-1837, l’idée attribuée à Séguin que l’oligarchie britannique aurait été « soutenue par Londres, installée dans le Conseil exécutif et le Conseil législatif et entourant le gouverneur » est tout simplement un contresens.
Effets collatéraux de la politique de conciliation
Aux yeux des rédacteurs du Montreal Herald, une « conspiration » réformiste aurait même été orchestrée par le cabinet Melbourne à Westminster. Elle avait en vue le raccordement souterrain du parti patriote et de l’aile patriote modérée jouissant des faveurs du patronage impérial. À cet égard, on mésestime à mon avis l’un des effets collatéraux de la politique de conciliation au cours des années 1830 : à l’instar du fractionnement du groupe homogène anglo-saxon, on assiste en effet à partir de 1834 à la scission du bloc compact que formait le parti patriote en une branche majoritaire (progressiste) et une branche minoritaire (conservatrice). Or, les nominations auxquelles procède le gouverneur Gosford en août 1837 au Conseil législatif laissaient justement présager, au grand dam des radicaux tory de Montréal, le spectre d’une collaboration parlementaire entre la Chambre d’Assemblée et ce Conseil où les Canadiens sont désormais prédominants.
Papineau à la croisée des chemins
Peu avant la création des Fils de la liberté, le chef Papineau se trouvait ainsi à la croisée des chemins. Certes, la stratégie d’obstruction parlementaire qu’il suit s’insère parfaitement dans la grande tradition politique anglaise ; mais en refusant de saisir au vol l’opportunité de la voie parlementaire dans la résolution de la crise qui perdure, il s’engageait lui-même et son parti sans retour sur le chemin périlleux de la désobéissance civile en continuant notamment d’avaliser la tenue d’assemblées « illégales ». Dans la perspective même du constitutionnalisme anglais bien compris, il ne lui restait plus, dès lors, que trois options : l’emprisonnement sous le chef d’accusation de haute-trahison, la résistance armée ou la fuite, forme plus ou moins déguisée d’ostracisme. Il ne semble pas exagéré de dire que des trois - par manque du sens de la « prévision » dira Sabrevois de Bleury -, Papineau a été contraint à la moins glorieuse.
Il est au moins ironique de constater comment, à cet égard, le projet d’émancipation auquel songeait Papineau se compare aux projets péquistes de souveraineté association ou de partenariat économique. Dans sa lettre à W. Nelson d’août 1837, dont Lacoursière reproduit un extrait dans son Histoire populaire, Papineau évoque en effet la tenue éventuelle d’un congrès ou d’une convention des députés réformistes du Haut et du Bas-Canada où serait adoptée conjointement une « constitution purement démocratique » assortie d’une supervision nominale de la couronne britannique…
Sécurité publique et autorités légalement constituées
Mais on peut encore aller plus loin. Cauchy commet une faute grave d’interprétation en supposant qu’à la dissolution du British Rifle Corps (un groupe paramilitaire de carabiniers que les tories voulaient mettre sur pied en décembre 1835), Gosford aurait jugé que les ressortissants britanniques de Montréal seraient mieux protégés par l’armée. Dans la fin de non recevoir qu’il rend public le 28 décembre 1835 par l’entremise de son secrétaire civil, Gosford nie en fait que la sécurité et les droits des citoyens britanniques soient menacés. C’est plutôt la question fondamentale de la neutralité des forces d’intervention qui est soulevée en filigrane. Le gouverneur insiste, en effet, pour dire que seules les autorités civiles légalement constituées avaient le mandat d’assurer la sécurité publique à Montréal. Faire dépendre celle-ci de l’initiative de quelques particuliers (« private individuals ») aurait plutôt tendance, au contraire, à la compromettre.
Radicaux tory et patriotes : un double mouvement de désobéissance civile
Dans les faits, Gosford n’a cessé de se méfier des velléités d’interposition de la caste militaire et des radicaux ultra-tory. Au moment de l’émeute du 6 novembre 1837 à Montréal, dans une lettre au secrétaire d’État aux colonies, Gosford mentionne que le mouvement de sédition en faveur des patriotes ne pourra être jugulé que par l’armée à moins que des pouvoirs extraordinaires ne soient placés immédiatement aux mains de l’Exécutif (comme par exemple la suspension de l’habeas corpus et l’imposition de la loi martiale dans le district de Montréal). Or, sur ce point, une lecture attentive du Montreal Herald révèle que, de juin à novembre 1837, on assiste à un double mouvement de désobéissance civile de la part des éléments radicaux tory et patriotes. Deux jours avant l’émeute du 6 novembre 1837, l’éditorial du propriétaire du Herald sonne la charge :
There is no mincing matters now - the period of action has arrived, and a collision must inevitably take place soon, in spite of the government. […] To talk of the government interfering is a farce, for we are actually without a government, and every man seems to be left to the freedom of his own will (Herald Abstract, 4 novembre 1837).
À cet égard, le témoignage de J. S. McCord, commandant de la première brigade volontaire, est révélateur. Il donne à penser que l’interdit vice-royal de janvier 1836 à l’endroit du British Rifle Corps était toujours en vigueur en octobre 1837. Dans une brève allocution à fleur de peau, McCord rappellera en mai 1838 la nature exacte des tractations entourant le caractère non partisan de la force civile d’intervention que projetait le « gouvernement » :
whilst treason openly marched through our streets, and men, self-styled patriots, were permitted, in open day, to drill and organize themselves for the avowed purpose of overthrowing everything we held sacred whilst the services of our loyal fellow-citizens, eagerly tendered in the hour of need, were not only coldly refused, but their energies attempted to be crushed by proclamation, as if there were treason in the offer to defend our country (Cheers.) […] (Montreal Herald, mai 1838).
Du point de vue même des radicaux tory, le double mouvement d’escalade et de désobéissance civile atteint son point d’acmé le 15 novembre 1837 avec le refus réitéré du gouverneur Gosford d’armer les citoyens britanniques ; il les convie plutôt à joindre les rangs de la « force auxiliaire municipale » de police qu’il entendait mettre sur pied et dans laquelle les magistrats et les miliciens canadiens restés loyaux auraient formé les deux tiers. On peut présumer que dans son travail de répression, cette police municipale dirigée par des miliciens et des magistrats canadiens n’auraient pas suscité ni le même réflexe de défense instinctive chez les paysans, ni les représailles hystériques dans le feu et le sang auxquelles se sont livrés certains des bataillons volontaires levés par le commandant Colborne.
L’ampleur insoupçonnée de la résistance paysanne
L’immixtion intempestive du commandant militaire survient aussitôt après le guet apens de Longueuil le 17 novembre 1837. Pour justifier le déploiement de l’armée sans l’autorisation du gouverneur, ainsi que la proclamation immédiate de la loi martiale en vue de s’assurer le châtiment des coupables et toutes les protections légales rétroactives, Colborne et les meneurs du Doric Club avaient besoin de démontrer que les autorités civiles étaient impuissantes à faire respecter la loi. Loin d’être surpris, le petit groupe d’élite dirigé par C. O. Ermatinger (un membre bien en vue du club clandestin ultra-tory) attendait seulement sur le chemin du retour qu’une collision se produise avec les miliciens radicaux canadiens. Même à ce stade, on ne peut parler d’assaut préventif de l’armée. L’ampleur de la résistance paysanne surprend alors tout le monde. Si l’on en juge par une réplique du propriétaire du Montreal Herald à son concurrent whig du Morning Courier qui l’accuse de jouer maintenant les alarmistes après avoir joué les agents provocateurs, personne n’aurait un instant au soutien armé des « habitans » à la cause patriote :
Nous pensons que l’Éditeur du Courier se gonfle d’aise au son de ses propres assertions. […] TOUS autant que nous sommes, en quelques jours, voyons les choses sous un jour nouveau, sans même exclure la lumière nouvelle de l’éditeur lui-même, car ni lui, ni Lord Gosford, ni les Tories, ni les Radicaux, ni aucun ressortissant de la race britannique dans cette province, aurait pu croire possible que la paysannerie canadienne, aussi ignorante soit-elle, appuierait, de la façon qu’elle l’a fait, les fous furieux qui ont provoqué la situation actuelle. Maintenant que le mal est apparent sous la forme terrifiante d’une rébellion généralisée à l’ensemble de la population française, nous avons clairement fait savoir et exigé, au nom des Bretons et des Irlandais de cette province, qu’elle cesse d’être ce qu’elle est maintenant, c’est-à-dire une province française (Herald Abstract, 9 décembre 1837. Ma traduction).
« Une mutinerie injustifiable » ?
À travers la répression armée et l’odieux psychodrame d’allégeance qui s’ensuit, les tories chercheront tout naturellement à promouvoir leur agenda politique : la dissolution notamment du parlement provincial (1837-1867) et la création de circonscriptions électorales protégées pour les anglophones. Personne ne semble s’être avisé qu’on a eu affaire en fait, pour des raisons à la fois stratégiques et idéologiques, à une mutinerie de l’état-major que les autorités coloniales ont été tenues de couvrir. Le torpillage du plan d’intervention du gouverneur par les radicaux ultra-tory et l’état-major au moment crucial se rapporte à ce que Mason Wade et Murray Greenwood ont appelé la « mentalité de garnison ». Outre les séquelles laissées sur les loyalistes par la guerre d’Indépendance aux États-Unis – l’une des composantes essentielles de cette mentalité porte sur la méfiance des militaires et des tories envers les miliciens canadiens au moment de la guerre anglo-américaine de 1812. Conseillé par l’ex procureur général Jonathan Sewell, le refus du commandant militaire de faire appel aux miliciens canadiens loyaux en novembre 1837 est l’un des facteurs méconnus qui explique la radicalisation du conflit.
Conclusion
Je ne crois pas que le terme « rébellion » soit le mieux approprié si l’on tient à décrire ce qui s’est effectivement passé dans le district de Montréal en novembre et décembre 1837. En se décentrant quelque peu de la spirale événementielle, on se rend compte qu’il ne s’est pas agi uniquement d’une épreuve de force entre tenants de l’ordre établi et révolutionnaires, mais d’une crise politique majeure portant sur la refondation, à travers les armes, des bases mêmes de la société québécoise : la crise des années 1830 marque assurément l’échec de la tentative d’autonomie provinciale, l’englobement subséquent de la société québécoise dans les mailles du « Canadian Leviathan » et le recyclage des partisans de Papineau dans le cadre unioniste (Lafontaine et Cartier notamment).
Mais il y a plus. Que l’on se place du côté des Canadiens investis de l’autorité britannique ou du côté des insurgés, la guerre civile in nuce qu’ont cru discerner les éditorialistes et les correspondants du Montreal Herald incite à souligner tout particulièrement l’incapacité de la société québécoise naissante, à un moment charnière, de se gouverner elle-même. 1837, à cet égard, signe autant l’échec des « loyalistes français » dans la magistrature, la milice et les effectifs policiers que celui des insurgés : alors que les premiers sont impuissants à exécuter le plan d’intervention du gouverneur, les seconds n’ont pas su réagir efficacement à l’ingérence de l’armée, perdant ainsi l’occasion d’établir leurs propres normes et de fonder leurs propres institutions. En ce qui concerne spécifiquement les « loyalistes français », l’analyse du Herald a montré que leur médiation en qualité de tiers parti modérateur investi de l’autorité suprême aurait pu constituer une alternative aux bains de sang de Saint-Charles et Saint-Eustache, pour ne rien dire des règlements de compte et autres dommages collatéraux auxquels se sont adonnés les justiciers ultra-tory fanatisés.
Le nuage réprobateur dans lequel est enveloppé le rôle de la violence et des « passions » dans le dossier des rébellions constitue toujours, chez les intellectuels québécois, en un obstacle de taille. Longtemps dominé par la vision fataliste d’une histoire caractérisée par les idées de repli identitaire et de « survivance », le courant historiographique de langue française sur les « rébellions » s’abrite encore volontiers sous son ombre tutélaire. L’antidote le plus tonifiant à cette tendance caractérisée des intellectuels québécois se trouve déjà parfaitement exprimé chez Benjamin Sulte :
La véritable autorité vient du peuple. Les autres ne sont que des singeries. Que le peuple se trompe ou qu’il ne se trompe pas c’est son affaire, puisque c’est lui qui solde les comptes […]. Si au lieu de discuter à perte de vue sur le principe d’autorité, nos journaux posaient carrément la question des griefs des insurgés, il y a longtemps que l’on saurait à quoi s’en tenir sur le mouvement 1837-38. Mais non ! il semble que l’on a tout expliqué lorsque les canons de l’Église et les édits des rois ont été invoqués. C’est un radotage complet. Un individu ou un peuple, mécontent du régime qu’on lui impose, se révoltera, s’il a du cœur […]. (Extrait de l’Histoire des Canadiens Français : 1608-1880, tiré de M. Lemire, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome 1, 1978, 344).
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