Le rapport Bouchard-Taylor ne passerait pas le test de Gérard Bouchard

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Ces hommes ont perdu toute forme de crédibilité intellectuelle

Gérard Bouchard était à son meilleur, mercredi à la commission parlementaire sur la laïcité. Il a fait sa présentation sans notes, avec précision et humour. Puis il a établi le test auquel le projet de loi échoue. Celui du « motif supérieur ».



Il est normal de restreindre un droit s'il y a un motif supérieur, explique-t-il. Il donne l'exemple des sikhs qui, travaillant au port de Montréal, sont obligés d'enlever leur turban pour mettre le casque de (motif supérieur) sécurité. Ou de la loi 101 qui interdit à la majorité des parents d'envoyer leurs enfants à l'école anglaise. Le motif supérieur est l'avenir du français au Québec.


Mais quel est le motif pour empêcher les enseignants d'afficher leurs convictions ? Endoctrinement des élèves ? Traumatisme causé chez certains élèves ? Obstacles posés à l'exercice pédagogique ? Impact négatif sur le climat de travail ?


« Si jamais un seul de ces éléments était prouvé, a lancé M. Bouchard, personnellement, je vous le dis tout de suite, je serais tenté d'approuver votre projet de loi. »


Mais voilà, il n'y a aucune preuve. « Cette disposition, dit-il, n'est appuyée sur aucune donnée rigoureuse, aucune étude, donc ça me pose problème. »


Un argument problématique


Il y a un gros problème avec cet argument : il discrédite le rapport Bouchard-Taylor lui-même.


Quelle preuve, donnée ou étude avaient-ils en mains pour interdire les signes religieux chez les juges et les policiers ? Aucune. Rien. Zilch.


Comment justifient-ils alors de restreindre le droit au port de signes chez ces personnes ? Quel « motif supérieur » invoquent-ils ?


Ils ne se fondent que sur deux choses. Des arguments de principe. Et (cramponnez-vous) des sondages !


Voici la totalité de l'argument avancé sur les juges et les policiers : 


« Le cas des juges est probablement celui qui est le plus complexe et le plus difficile à trancher. Les parties en cause dans un procès, en particulier l'intimé qui est susceptible d'être sanctionné, doivent impérativement pouvoir présumer de l'impartialité du juge. Est-ce qu'un intimé musulman pourrait présumer de l'impartialité d'un juge juif portant une kippa ou d'un juge hindou affichant un tilak ?


« Le droit à un procès équitable fait partie des droits juridiques fondamentaux reconnus aux citoyens. Or, on peut arguer qu'il n'est pas nécessaire d'interdire les signes pour rendre ce droit effectif. Un juge doit en effet d'abord évaluer s'il est apte à entendre une cause. S'il a des doutes quant à sa capacité de présider un procès de façon impartiale, il a le devoir de se récuser.


« De même, le cas des policiers, qui exercent eux aussi un pouvoir de sanction, est également difficile à trancher. D'une part, on peut prétendre que l'interdiction des signes religieux est, dans certains contextes, une nécessité fonctionnelle à l'accomplissement des tâches du policier. En contrepartie, il faudrait aussi prendre en considération l'hypothèse selon laquelle une force policière risque de gagner plus facilement la confiance d'une population diversifiée si elle-même est diversifiée et inclusive. »


Voilà, vous venez de lire la totalité du raisonnement. Pas un seul cas concret n'est évoqué, pas une seule recherche mentionnée. Rien. Que des arguments. Il y a du pour et il y a du contre. Il faut donc trancher.


Voici comment le fait le rapport : 


« Quelle position convient-il donc d'adopter face à ces considérations contradictoires ? Nous croyons qu'une majorité de Québécois admettent qu'une interdiction uniforme s'appliquant à tous les employés de l'État, quelle que soit la nature de leur poste, est abusive, mais tiennent à ce que ceux et celles qui occupent des postes qui incarnent au plus haut point la nécessaire neutralité de l'État, comme les juges ou le président de l'Assemblée nationale par exemple, s'imposent une forme de devoir de réserve quant à l'expression de leurs convictions religieuses. »


Vous n'avez pas la berlue. Les commissaires utilisent les sondages pour les aider à trancher. Mais où ont-ils vu qu'une majorité de Québécois sont favorables à l'interdiction pour les juges et gardiens de prison, mais pas pour les enseignants ou les autres employés de l'État ? 


Malheureusement, le rapport, qui cite abondamment plusieurs sondages, ne le dit pas. C'est dommage. Donc, même lorsqu'il s'appuyait sur l'opinion des Québécois, le Gérard Bouchard de 2008 ne fournissait aucune donnée. Qu'en dirait le Gérard Bouchard de 2019 ?


La suite du rapport est aussi intéressante.


La séparation entre l'Église et l'État doit s'incarner, selon plusieurs, dans certains symboles, en l'occurrence dans l'apparence des agents qui occupent des postes qui représentent de façon tangible les différents pouvoirs de l'État. Cette attente nous apparaît raisonnable.


Voyez, ils disent répondre à « une attente », donc à une volonté populaire. Pas à des études ou des cas précis. Ils continuent : 


« En soupesant toutes ces considérations, nous croyons que l'imposition d'un devoir de réserve à cette gamme limitée de postes représente le meilleur équilibre pour la société québécoise d'aujourd'hui. »


Ils admettent, là, répondre à la conjoncture comme elle se présente au moment de la publication du rapport, il y a 11 ans, en 2008. Oui, mais si l'attente change ? Les auteurs abordent cette question.


« Telle est notre conclusion. Nous admettons que l'on peut y arriver en suivant différents types d'argumentation. Par exemple, on peut considérer que cette proposition est la plus appropriée dans le contexte actuel de la société québécoise, étant bien entendu que ce contexte peut changer avec le temps. Ou alors, on peut également soutenir que la proposition revêt un caractère plus permanent, qui déborde le contexte actuel dans la mesure où elle incarne le principe de la séparation de l'État et des Églises. »


Bref, leur recommandation, fondée sur des arguments et non sur des données, et sur une attente qui peut changer dans le temps, peut être conjoncturelle ou permanente. Ils n'en sont pas certains.


Ce qui est certain, c'est que cette recommandation échoue lamentablement au test posé par Gérard Bouchard cette semaine à la commission.


Le test de la commission


Mais si on utilise, plutôt que ce test, la logique que les commissaires ont employée pour arriver à leur recommandation, on est en terrain plus sûr.


D'abord, peut-on poser un jugement raisonnable allant dans le sens d'une interdiction plus large des signes religieux ? Il y a de bons arguments pour et de bons arguments contre, mais on peut penser ainsi.


Ensuite, quelle est l'attente de la majorité des Québécois ? Elle est claire et constante depuis au moins 2013 : la majorité des Québécois favorisent l'interdiction des signes religieux pour tous les employés de l'État sans exception.


Et sur les enseignants, leur opinion est encore plus claire, selon, entre plusieurs autres, un sondage CROP de novembre dernier.


Qu'en conclure ?


D'abord que le rapport Bouchard-Taylor n'a pas fondé ses recommandations sur des études, mais sur des arguments et des attentes. Avec raison.


L'intensité avec laquelle une société décide d'avoir moins ou davantage de laïcité n'est pas une donnée scientifique, mais un jugement porté par des principes et des attentes.


Ces principes et ces attentes suffisent à justifier la justesse de la proposition minimaliste du rapport de 2008 comme elles justifient les propositions du projet de loi actuellement sous étude et les propositions d'amendement du Parti québécois.


Face aux deux commissaires, nous sommes en présence, finalement, de deux personnes qui ont changé d'avis, comme c'est leur droit. Charles Taylor a changé d'avis sur le principe même de l'interdiction. Gérard Bouchard a changé d'avis sur la méthode à employer pour décider de l'ampleur de l'interdiction.


Cela n'enlève rien à la qualité de ces personnes. Mais cela nous enseigne qu'ils n'ont pas la science infuse, que leurs opinions ne sont pas plus fondées que d'autres opinions bien argumentées. Ils ne sont plus sur le piédestal que le gouvernement Charest leur avait érigé en 2008. Ils sont, avec nous, sur le plancher de l'argumentation. Ils y sont les bienvenus.


* L'auteur présente ici le texte de sa baladodiffusion politique hebdomadaire.



Squared

Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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