On parle beaucoup, en mal, du modèle québécois ces temps-ci. Joseph Facal (Journal de Montréal, 16 octobre 2021, « L’heure de vérité est arrivée ») croit que le temps lui a donné raison. Il rappelle qu’en 2005, avec Lucien Bouchard et d’autres, il avait signé un document intitulé le « Manifeste pour un Québec lucide » annonçant qu’il y aurait inévitablement des choix difficiles à faire. M. Facal déplore ne pas avoir été écouté à l’époque mais il oublie de reconnaître que le Québec a été gouverné depuis 2003 par des gouvernements qui partagent cette idéologie de la nécessité de réduire les impôts, qui impliquerait une diminution des dépenses publiques, sauf celles qui visent à soutenir les entreprises.
Dès 1996 Lucien Bouchard avait attaqué les services publics avec un programme de retraite anticipée qui les a privés d’un grand nombre de travailleurs très expérimentés.
Les auteurs du manifeste exposaient une analyse comptable, qui aurait obligé à faire des choix, mais ils ne proposaient aucune coupure concrète, comme des centres d’hébergement privés sans contrôle de qualité, sachant très bien que la population se braquerait. Les stratèges libéraux ont choisi une approche plus machiavélique. Pendant des années ils ont limité la croissance des dépenses en services publics en-dessous de ce qui aurait été nécessaire en faisant croire que toutes ces économies étaient possibles grâce à une meilleure gestion et à une élimination du gaspillage. L’austérité était nécessaire pour rembourser rapidement la dette publique, une autre aberration idéologique, et elle allait aussi permettre à tous les contribuables de profiter de généreuses baisses d’impôt.
Dans le même temps on n’a cessé de dévaloriser le travail des employés œuvrant dans les services publics, notamment celui des infirmières. Dès le coup de force réalisé par Lucien Bouchard on a compris qu’il fallait mettre les bouchées doubles pour former des infirmières et éviter une pénurie chronique. Il aurait fallu rendre la profession attrayante mais pendant toutes ces années on n’a jamais voulu améliorer les horaires de travail et créer suffisamment de postes à temps plein. On a préféré avoir recours aux infirmières d’agences privés, plus couteuses, parce que ces agences doivent faire des profits.
Il y a eu un sabotage des services publics, ou du moins un déplorable laisser-aller, et c’est pourquoi il faut maintenant gérer en catastrophe avec des mesures exceptionnelles très couteuses tandis que certains groupes abusent, il faut le dire, de leur pouvoir de négociation temporaire. Comment le leur reprocher alors que les médecins ont obtenu dans les dernières années des augmentations de salaires scandaleuses laissant croire qu’il n’y a pas vraiment de limite aux ressources de l’État. Le Premier ministre Legault accepte de payer les pots cassés parce qu’il comprend que la population tient aux services publics qu’elle a été capable de financer pendant des décennies.
Pour moi, on ne peut pas attribuer au modèle québécois la mauvaise gestion des gouvernements, la politisation de la fonction publique, la corruption et les hausses de salaires accordés aux médecins et aux autres employés. Cependant, pour certains le modèle québécois inclut notre façon de faire la politique, et si c’est seulement ce dont on parle, je suis d’accord, il y a un grand redressement à faire.
M. Facal prétend assez mesquinement que ceux qui tiennent aux services publics gratuits sont surtout des personnes qui ne paient pas d’impôts ou très peu et qui sont contents de profiter de services payés par d’autres. C’est vrai qu’environ 20% des citoyens adultes ne paient pas d’impôt mais on pourrait prétendre aussi que ceux qui s’opposent au modèle québécois sont les riches contribuables qui jugent payer trop d’impôt. En réalité, c’est une nécessité comptable, la grande majorité des Québécois reçoivent globalement des services publics d’une valeur équivalente au total des impôts qu’ils paient au Québec. L’appui au modèle québécois est démocratique, il est largement répandu et se retrouve dans toutes les classes de la société.
Plusieurs ressentent un malaise à taxer plus lourdement les riches, on respecte les efforts qu’ils ont fait pour réussir et on reconnaît leur mérite. C’est en partie justifié, mais il faut comprendre que nous sommes tous intégrés dans un même système qui fonctionne mais qui ne peut pas par lui-même produire une certaine justice. La richesse qui se retrouve dans la cagnotte des riches provient toute, directement ou indirectement, des prix que nous payons tous pour les biens et services que nous consommons. Avec l’effritement de la concurrence et l’assouplissement des règlementations publiques, une bonne proportion des producteurs peuvent assez facilement fixer leurs prix à des niveaux trop profitables.
M. Facal considère que, même en période d’austérité, les coûts des services publics ont augmenté trop rapidement et que c’est pourquoi on ne pourra plus se payer les mêmes services qu’auparavant. Il oublie de regarder du côté des revenus du gouvernent. La proportion des revenus des gouvernements dans le PIB n’a cessé de décroître depuis l’an 2000. La baisse des impôts s’observe surtout au fédéral, ce qui s’est traduit par des coupures dans les transferts aux provinces. Les taux d’imposition ont baissé à Ottawa, les géants du web sont mal taxés et l’évasion fiscale est encouragée.
Si on veut discuter du modèle il faut mettre tout sur la table. L’immigration fragilise le modèle québécois autant du point de vue des dépenses que des revenus.
Depuis 20 ans, la croissance de la population résulte principalement de l’immigration. On fait venir des travailleurs qui vont permettent l’expansion ou la survie d’entreprises qui souvent ne sont pas rentables et paient de bas salaires. Beaucoup de leurs travailleurs ne gagnent pas assez pour payer de l’impôt mais leurs familles profitent de la santé, de l’éducation et de tous les services publics gratuits. C’est normal qu’ils y aient droit mais on pourrait décider d’admettre moins d’immigrants destinés à faire rouler ces activités qui appauvrissent le Québec.
Le revenu moyen par habitant a quand même augmenté au Québec depuis vingt ans. Il n’y a aucune preuve et aucune raison de croire que des ajustements modérés à la taxation, qui ramèneraient les revenus de l’État, en proportion du PIB, à leur niveau d’il y a vingt-cinq ans ne permettraient pas de retrouver la même qualité de services publics qu’on a déjà eue.
C’est en vertu d’une idéologie, acceptée par les gouvernements aux pouvoirs, que les impôts ont été allégés de toutes sortes de façons, pour les contribuables à revenus élevés. Devant la catastrophe des soins aux ainés et la désorganisation des services publics, les citoyens devraient comprendre que cette situation résulte de choix politiques mal éclairés, et ils devraient continuer de se battre pour les valeurs auxquelles ils croient.
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