J'étais en vacances dans une île presque déserte lors de la publication du rapport Bouchard-Taylor. Ce n'était pas une fuite préméditée. C'est juste tombé comme ça.
De retour dans mon île natale, la réalité m'a rattrapée. T'as su, pour Bouchard-Taylor? m'a-t-on dit. Quoi donc? Après neuf mois de travail, la commission sur les pratiques d'accommodement avait finalement accouché. Le bébé était grassouillet (307 pages), il portait un voile à la naissance, mais ne criait pas comme crient les nouveau-nés. Il avait la voix posée des savants rigoureux. Certains craignaient que cela ne le condamne à être jeté avec l'eau du bain. Ses parents semblaient heureux mais épuisés. Ils n'accordaient plus d'entrevues. Ils ont appelé leur rejeton Fonder l'avenir: Le temps de la conciliation.
Trois cent sept pages et trois cafés plus tard, à défaut d'avoir fondé quoi que ce soit, j'ai fini par venir à bout du rapport. Et puis? Dans l'ensemble, le rapport m'apparaît éclairé et rigoureux. Il cerne bien la «crise de perceptions» à la source de la crise des accommodements. Il analyse bien les enjeux bien réels du malaise identitaire. Il défend bien son concept de «laïcité ouverte», même si d'importantes zones d'ombres et de débats subsistent. Bref, le numéro d'équilibriste est réussi, malgré les chahuts prévisibles. Impossible de faire l'unanimité en produisant un rapport aussi nuancé sur un sujet aussi complexe et miné politiquement.
Sur le fond, si j'ai apprécié les multiples nuances et mises en contexte qui montrent bien qu'il n'y a pas, quoi qu'on en pense, de solution miracle et universelle en la matière, certaines recommandations m'ont semblé timides et décevantes. Sur la pointe des pieds, les commissaires demandent par exemple que l'État «prête attention aux représentations qui ont été faites concernant les écoles dites ethnoconfessionnelles». Prête attention? Il aurait été plus logique, dans l'esprit du rapport, de proposer fermement de mettre fin au financement de ces écoles qui ghettoïsent des proportions importantes d'enfants dans certaines communautés. Les coprésidents ne disent-ils pas eux-mêmes qu'ils sont contre l'ouverture d'une école réservée aux jeunes Noirs, car cela irait à l'encontre du modèle d'intégration préconisé par notre société? Ne disent-ils pas eux-mêmes que ce serait «rendre un mauvais service à ces élèves qui, après avoir séjourné quelques années dans un environnement séparé, auraient un grand fossé à franchir pour reprendre pied dans la société? À mon sens, la même logique devrait prévaloir pour toutes les écoles réservées aux membres d'une communauté particulière. Faciliter la ségrégation pour les uns tout en vantant les mérites de l'école comme vecteur de culture commune pour les autres est un non-sens.
Le rapport démonte bien certaines fausses idées entendues mille fois, gonflées par la rumeur. Le chapitre mettant en parallèle les perceptions stéréotypées concernant certaines histoires d'accommodement et les faits est d'une remarquable limpidité. On déconstruit certaines légendes urbaines, que ce soit sur le soi-disant complot de la nourriture certifiée casher ou le soi-disant scandale des fèves au lard sans lard.
À ceux qui sont toujours prompts à brandir des épouvantails en comparant le Québec à la France, à l'Angleterre ou aux Pays-Bas, les coprésidents expliquent très bien en quoi le contexte européen est très différent du nôtre. Au Québec, la majorité des immigrants sont choisis en fonction de leurs compétences et sont plus scolarisés que la moyenne. Une réalité qui n'a rien à voir avec celles des populations immigrantes sous-scolarisées dans certaines villes des Pays-Bas ou dans les banlieues françaises. Les craintes justifiées ailleurs ne le sont pas forcément ici, soulignent-ils.
À ceux qui sont convaincus que l'immigrant musulman et sa femme sont par définition des radicaux pro-burqa qui rejettent les valeurs de notre société et ne veulent que profiter de nos largesses, les coprésidents rappellent que, contrairement à la croyance populaire, les immigrants musulmans du Québec comptent parmi les groupes les moins dévots de notre société, un grand nombre d'entre eux ayant justement quitté leur pays pour fuir l'emprise de la religion.
À ceux qui voient encore dans ce débat une confrontation entre le bloc «Nous» et le bloc «Eux», le rapport rappelle qu'au sein même des minorités ethniques, il n'y a pas unanimité sur les accommodements, sur la laïcité, sur la condition de la femme ou sur l'avenir du Québec (en particulier chez les jeunes, le vote s'est diversifié depuis 10 ans). Pas plus d'unanimité en fait que chez les Québécois canadiens-français.
On sent tout au long du rapport un réel souci pédagogique. Certains ont trouvé cela condescendant. Ce l'est parfois. Le ton est parfois un brin paternaliste et moralisateur (notamment quand les coprésidents demandent aux Québécois canadiens-français comme s'ils avaient 41/2 ans de «se comporter en majorité tranquille»). Le jargon universitaire est parfois un peu pesant (est-ce vraiment nécessaire de définir les valeurs communes «en tant que produits d'historisations menant à autant d'appropriations» ?) Mais dans l'ensemble, ce rapport fait oeuvre utile pour qui se donne la peine de le lire et surtout, surtout, d'y donner suite.
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