Dans ses cours du soir à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), Monsieur Geadah détonne un peu. L'homme de 70 ans, ingénieur de carrière, qui a pris sa retraite il y a quelques mois, n'a pas exactement le profil type du jeune étudiant se destinant à l'enseignement.
« Je suis le plus vieux dans mes cours. C'est la blague chaque fois que je me présente... Les étudiants et le prof me disent : "Qu'est-ce que tu fais ici ?" Moi, j'aime ça étudier ! »
Certains rêvent d'une retraite saturée de loisirs. Mais pas Waguih Geadah. Son rêve pour la retraite, c'était de devenir enseignant au secondaire.
Pourquoi vouloir enseigner, alors que de nombreux enseignants abandonnent la profession, trop peu valorisée ? D'abord, parce qu'il aime se sentir utile.
« Je fais un peu de bénévolat auprès de jeunes décrocheurs. Ça marche bien. »
- Waguih Geadah
Il a notamment aidé des jeunes dans la vingtaine à réussir leurs maths du secondaire. « Ils me sont arrivés avec le même discours : "Je suis nul en maths, mes profs me l'ont toujours dit, je n'aime pas les maths et je n'y comprends rien." Dans tous ces cas, il a suffi de quatre heures de rattrapage pour qu'ils réussissent leur examen avec brio. »
En prenant la voie de l'enseignement, M. Geadah marche aussi sur les traces de son père, immigrant égyptien, arrivé au pays avec sa famille le 12 août 1967. « Papa était professeur au Caire. Il enseignait au collège des Frères Jésuites. Lorsqu'on est arrivés à Montréal, il y avait une pénurie de professeurs. Moins de deux semaines plus tard, il était embauché et il a fait toute sa carrière en enseignement ! »
En parcourant les documents d'archives de Sobhi Geadah, aujourd'hui décédé, on apprend que l'instituteur égyptien avait obtenu du ministère québécois de l'Éducation une reconnaissance de son brevet d'enseignement égyptien le 3 octobre 1966... soit plus de 10 mois avant de mettre les pieds au Québec !
Waguih Geadah se souvient que l'une des difficultés de son père, qui maîtrisait déjà le français à son arrivée au pays, était de saisir l'accent québécois. « Pour se faire à l'oreille, on s'est mis toute la famille ensemble à écouter Moi et l'autre, Cré Basile, Symphorien... À Noël, au bout de quelques mois, toute la famille était habituée à l'accent ! »
Hormis ce petit défi et le fait que le professeur Geadah devait changer d'école chaque année à ses débuts, comme il n'avait pas encore les privilèges liés à l'ancienneté, son intégration socioprofessionnelle s'est faite sans grands heurts. À l'époque, comme on peut le lire dans ses documents d'archives, il suffisait pour un instituteur étranger d'enseigner avec succès trois ans au Québec et de réussir quatre cours sur le système d'éducation et l'histoire du pays pour obtenir un brevet d'enseignement permanent.
Plus de 50 ans plus tard, le contraste entre le parcours de l'instituteur Geadah et celui de son fils qui aspire à marcher sur ses traces est assez saisissant. Et je ne suis pas certaine que l'on peut appeler ça du progrès...
Alors que nous faisons encore face à une pénurie d'enseignants au Québec, le chemin de l'immigrant qui veut devenir enseignant est beaucoup plus tortueux.
Pénurie ou pas, un immigrant qui était instituteur dans son pays aurait bien du mal à décrocher un poste d'enseignant deux semaines plus tard. Même s'il provient d'un pays francophone, comme la Belgique, il peut se faire refuser son permis d'enseigner, sous prétexte que sa formation universitaire n'est pas exactement équivalente à la formation québécoise.
S'il arrive avec un diplôme d'ingénieur en poche, il ne pourra pas non plus enseigner les maths au secondaire quelques semaines plus tard, comme l'a fait ma mère il y a plus de 50 ans, alors qu'elle arrivait de Syrie. On l'avait embauchée pour un remplacement de 30 jours. Elle a finalement eu un coup de foudre pour la profession et y a consacré 30 ans. Comme M. Geadah, elle n'avait eu à suivre que quelques cours du soir en pédagogie, tout en enseignant le jour, pour satisfaire aux exigences de l'époque.
Aujourd'hui, l'accès à la profession d'enseignant est beaucoup plus compliqué. Tout aspirant enseignant doit s'engager dans un parcours académique menant à un brevet d'enseignement émis par le ministère de l'Éducation. S'il a un baccalauréat reconnu dans la discipline qu'il veut enseigner, il peut, au lieu de passer par le baccalauréat en enseignement de quatre ans, s'inscrire à la maîtrise qualifiante en enseignement secondaire, un programme de 60 crédits, ce qui signifie 20 cours à suivre le soir à temps partiel pendant quatre ou cinq ans.
Pour quelqu'un qui veut enseigner les maths au secondaire et qui a déjà les compétences et une expérience pertinente, est-ce vraiment nécessaire de suivre un cours sur la cognition visant à rendre capable « d'argumenter sur les multiples orientations de la pratique éducative » ou « d'élaborer une problématique relative à l'interprétation de l'éducation » ?
Pour M. Geadah, ce n'est pas un problème. Il est à la retraite. Il n'est pas pressé. Il n'a pas besoin d'un poste d'enseignant pour vivre. Idéalement, une fois qu'il aura obtenu un permis provisoire, il aimerait mener à bon port une seule classe de secondaire pendant une année scolaire. C'est son rêve, pas son gagne-pain. D'ici là, il a tout son temps pour suivre des cours qui ne lui seront pas nécessairement utiles en classe. Mais pour plusieurs de ses collègues inscrits à la maîtrise qualifiante, immigrés diplômés, qui cumulent de petits boulots pour faire vivre leur famille, n'est-ce pas une perte de temps ? se demande-t-il.
« Moi, je ne suis pas du tout une victime ! Mais je constate qu'autour de moi, il y a des victimes. »
- Waguih Geadah
En arrivant à son premier cours, M. Geadah, qui a une maîtrise en génie, une autre en administration publique, un diplôme d'études en physique et un certificat en droit des affaires, pensait être de loin le plus diplômé de sa classe. Mais il a constaté que nombre de ses collègues l'étaient tout autant, en plus d'avoir parfois de l'expérience en enseignement.
Alors que l'on manque d'enseignants dans les écoles, est-ce normal qu'un professeur qui a enseigné les maths à l'université en Algérie pendant 10 ans, incapable de trouver un emploi dans un cégep ou une université au Québec, doive faire du taxi le jour et suivre 20 cours le soir pendant plus de quatre ans dans l'espoir de pouvoir obtenir son brevet d'enseignant au secondaire ? Ou qu'un immigré haïtien qui a 15 ans d'expérience en enseignement soit contraint de suivre 20 cours pour pouvoir simplement continuer à faire ce qu'il a fait toute sa vie ? Est-ce que quatre cours bien ciblés sur le système d'éducation au Québec et la pédagogie, suivis de stages et d'une période de probation, ne suffiraient pas ?
« C'est un sujet qui me révolte. Il n'y a aucune logique à ça », me dit le sociologue et professeur à l'UQAM Rachad Antonius, qui se trouve à être le beau-frère de Waguih Geadah.
« Je ne prétends pas être spécialiste de la question. Mais j'ai été enseignant de mathématiques avant d'être sociologue. Je me suis [beaucoup] familiarisé avec les mathématiques, la physique et l'enseignement. »
« Je peux vous garantir que, pendant les trois dernières années du secondaire, en sciences, ce qui compte 10 fois plus que d'avoir fait des cours de pédagogie, c'est de comprendre la matière. »
- Rachad Antonius
« Or, la façon dont le système fonctionne est injustifiable d'un point de vue rationnel et d'un point de vue scientifique. Parce qu'on privilégie l'aspect pédagogique, alors que l'aspect proprement scientifique, c'est-à-dire la maîtrise de la matière, est mis de côté. Il ne s'agit pas de dire que la pédagogie est inutile. Mais la longueur de la formation ne m'apparaît pas justifiée. »
N'y aurait-il pas lieu de simplifier les choses ? En contexte de pénurie, ne faudrait-il pas offrir une formation mieux ciblée pour accélérer l'accès à la profession d'enseignant à des immigrants qui ont déjà des diplômes et de l'expérience pertinente ?
Même s'il a promis un bouquet de mesures pour faire face à la pénurie d'enseignants, le ministre de l'Éducation, Jean-François Roberge, n'entend malheureusement pas offrir un programme plus court que la maîtrise qualifiante pour les aspirants enseignants dans cette situation. « Pour les nouveaux arrivants détenant un diplôme reconnu, il est possible d'enseigner [grâce à] une tolérance d'enseignement à condition que ceux-ci s'engagent dans un parcours académique menant à un brevet d'enseignement. Ainsi, quelqu'un dans cette situation pourrait très bien enseigner, tout en [effectuant], à temps partiel et sur une période maximale de 10 ans, une maîtrise qualifiante en enseignement secondaire », me dit son attaché de presse.
Pour les immigrants qui réussissent à obtenir des équivalences et un permis d'enseigner, une formation plus courte de 15 crédits, soit l'équivalent de cinq cours, est souvent exigée par le ministère de l'Éducation. Mais encore faut-il réussir à faire reconnaître ses diplômes étrangers. Si un instituteur belge a du mal à y arriver, qu'en est-il d'un enseignant haïtien ?
Si les universités sont en réflexion en ce moment pour trouver des solutions à la pénurie d'enseignants, ce serait une erreur d'offrir une formation accélérée, croit Monique Brodeur, doyenne de la Faculté des sciences de l'éducation de l'UQAM.
« Transposez cela à la médecine. Est-ce que, parce qu'il y a une pénurie, on donnerait des formations accélérées ? »
- Monique Brodeur
« Le danger, dans un contexte de pénurie, c'est que l'on soit tenté d'alléger la formation ou de la raccourcir. Ce ne serait pas du tout une bonne idée. [...] Il faut être créatif, mais il ne faut surtout pas céder à une pression qui finalement dfziluerait ou affaiblirait la qualité de la formation. »
Compte tenu de l'importance du rôle de l'enseignant dans une société, on est tous parfaitement d'accord pour dire que le nivellement par le bas ou la formation à rabais en contexte de pénurie n'est pas la solution. Mais, comme l'a constaté M. Geadah durant sa drôle de « retraite », il me semble que le véritable scandale est ailleurs. Ce n'est pas tant le spectre de la formation à rabais que celui de tous ces talents, véritables aubaines pour la société, dont on se prive.