L’auteur est avocat à la retraite et juriste en droit constitutionnel et autochtone
L’élection d’un nouveau gouvernement conservateur a exprimé la colère des Albertains. Leur frustration est dirigée contre tous ceux, au gouvernement fédéral, en Colombie-Britannique et au Québec en particulier, qui ne partagent pas leur vision d’un Canada pétrolier. Pour nombre d’entre eux, le réchauffement climatique est un gros morceau de fake news qui ne devrait surtout pas les priver du pactole qui se trouve sous leurs pieds. L’appétit du gain doit l’emporter, et au diable la nature. Ils empruntent cette vision suicidaire au gouvernement américain actuel dont ils sont proches idéologiquement.
Leur stratégie constitutionnelle est double. Le premier volet est judiciaire, l’autre est référendaire. Nous examinons ici leurs chances de succès.
Le volet judiciaire
Le partage des compétences en matière de protection de l’environnement est présentement chaudement disputé devant les tribunaux. Cette querelle a plusieurs dimensions. La première est fiscale. Le gouvernement Trudeau a imposé une taxe sur le carbone aux provinces qui ne l’ont pas fait elles-mêmes. L’ancien gouvernement NPD de l’Alberta avait adopté une telle taxe tout comme le Québec. Comme le nouveau gouvernement de l’Alberta formé par Jason Kenney, un des principaux anciens ministres de Stephen Harper, a annoncé son intention de l’abolir, Ottawa s’apprête à intervenir.
Mécontent, Kenney se joint à une contestation constitutionnelle de la taxe fédérale déjà lancée par des gouvernements conservateurs provinciaux, dont celui de Doug Ford en Ontario. Ils ont toutefois peu de chances de l’emporter, parce que la compétence fédérale sur la fiscalité est presque illimitée et que les tribunaux ne l’ont que très rarement circonscrite. La Cour d’appel de la Saskatchewan vient d’ailleurs de leur faire subir un premier revers, qui devrait normalement être confirmé par la Cour suprême. De façon plus réaliste, les provinces réfractaires attendent l’élection d’un gouvernement conservateur aux élections fédérales en octobre pour obtenir le retrait de cette taxe qu’ils détestent.
L’ancien gouvernement néo-démocrate de Rachel Notley s’était vivement opposé au gouvernement du même parti en Colombie-Britannique au sujet du transport interprovincial du pétrole, un domaine qui est clairement de compétence exclusive fédérale. Les deux provinces ont toutefois adopté des lois d’une constitutionnalité douteuse pour empêcher ce transport.
La Colombie-Britannique l’a fait pour bloquer la construction d’un nouvel oléoduc fédéral sur son territoire en s’appuyant sur ses compétences sur la propriété publique et sur l’environnement. Cette loi est contestée devant les tribunaux pour le motif que la compétence sur l’environnement est partagée et qu’en cas de conflit entre des lois fédérales et provinciales, les tribunaux choisissent la primauté fédérale.
De plus, la compétence provinciale sur la propriété des terres publiques est soumise à la compétence fédérale sur le transport interprovincial et au pouvoir fédéral d’expropriation des terres publiques provinciales pour des fins fédérales. Ce pouvoir a été exercé au grand déplaisir du gouvernement Duplessis lors de la construction de la Voie maritime. La défaite prévisible de la Colombie-Britannique sur ce point clarifiera le fait que le Québec ne dispose d’aucun moyen constitutionnel pour s’opposer avec succès à une imposition éventuelle d’Énergie Est par un futur gouvernement canadien formé par Andrew Scheer.
Cette défaite probable ne suffit pas à l’Alberta. Le gouvernement Notley avait adopté une loi, qu’elle n’avait toutefois pas mise en vigueur, qui lui permettait de fermer le robinet du pétrole albertain au pied des Rocheuses afin de punir les consommateurs de la province voisine qui s’opposaient au passage de l’oléoduc. La première mesure du gouvernement Kenney après son entrée en fonction a été de mettre la loi en vigueur, mais il n’a pas encore décidé de passer aux actes.
La loi est clairement une entrave inconstitutionnelle au commerce interprovincial et international qui est l’un des principaux objectifs de la Loi constitutionnelle de 1867. Dès l’entrée en vigueur, les avocats de la Colombie-Britannique se sont adressés à la cour supérieure de l’Alberta pour la bloquer. Une décision préliminaire est imminente, mais il serait étonnant que Kenney ait gain de cause. Il s’appuie sur le renforcement de la compétence provinciale sur la production énergétique dans la Loi constitutionnelle de 1982. Ce renforcement est, avec la clause dérogatoire, l’une des principales concessions de Pierre Elliott Trudeau pour amener les provinces de l’Ouest à trahir René Lévesque dans la nuit des longs couteaux.
La nouvelle compétence provinciale n’a jamais été sérieusement mise à l’épreuve jusqu’ici. Il est peu probable qu’elle ait le dessus sur les bonnes vieilles compétences fédérales de 1867. L’Alberta risque donc de bientôt se rendre compte à un moment critique qu’elle s’est fait avoir en 1982, tout comme le Québec qui croyait disposer à ce moment d’un droit de veto que la Cour suprême a dit n’avoir jamais existé. La seule mesure de rétorsion valide que l’Alberta pourrait adopter à titre de propriétaire des ressources naturelles est de laisser son pétrole dans son sous-sol. C’est la seule qu’elle refuse d’envisager.
La colère des Albertains risque donc de s’aggraver à la suite des déboires judiciaires à venir. Et il n’est pas certain que l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement Scheer leur donnera entière satisfaction. C’est pourquoi Kenney, qui a beaucoup promis pour se faire élire et sera sous pression pour obtenir des résultats, envisage l’option nucléaire, sous la forme de la tenue d’un référendum sur la péréquation qui rouvrirait la Constitution canadienne et déclencherait l’obligation de négocier inventée par la Cour suprême dans le Renvoi sur la sécession du Québec en 1998.
Le volet référendaire
Kenney a annoncé, dans une entrevue à Radio-Canada, que ce référendum aurait lieu en octobre 2021, s’il n’atteint pas ses objectifs plus tôt d’une autre manière. Il est clair que, parmi ses priorités, se situe le projet Énergie Est et que son référendum vise le Québec dont l’opinion publique s’oppose vivement à ce projet même en l’absence de moyens constitutionnels. Plusieurs Albertains estiment que, puisque le Québec reçoit cette année 13 milliards $ en péréquation dont une partie provient des contribuables de leur province, les Québécois devraient avoir l’amabilité de s’incliner devant l’État pétrolier canadien et de permettre le passage d’un nouvel oléoduc sur leur territoire afin de faciliter l’exportation de leur pétrole sur la côte de l’Atlantique. La question pour eux est de savoir si les Québécois sont de bons citoyens canadiens.
Ici, quelques précisions s’imposent. La péréquation est un programme fédéral qui existe depuis les années 1950 et qui a été inséré dans la Constitution en 1982. Son but est de permettre à chaque province de fournir des services publics comparables à la moyenne canadienne. Le fédéral prélève des impôts dans les provinces dont la richesse est supérieure à cette moyenne et les redistribue sous forme de paiements aux gouvernements des provinces plus pauvres. En raison de la valeur du pétrole, l’Alberta est toujours considérée une province riche et ne reçoit jamais de péréquation malgré des périodes de ralentissement économique, alors que l’Ontario en a reçu exceptionnellement pendant quelques années récentes. Le Québec est toujours le principal bénéficiaire en chiffres absolus, mais d’autres en reçoivent davantage per capita.
La formule de répartition est d’une complexité notoire. Ottawa l’établit dans une loi pour une période de cinq ans après avoir consulté les provinces. Le gouvernement de l’Alberta, ni aucun autre gouvernement provincial, ne verse aucun sou pour la péréquation. Il s’agit uniquement d’un impôt fédéral. Il en résulte que les Québécois paient plus de 20% de la péréquation versé par le gouvernement fédéral à ceux du Québec et des autres provinces qui en reçoivent.
Kenney prétend que le peuple de l’Alberta est lésé même si son gouvernement ne l’est pas. Il affirme qu’il gagnera son référendum sur l’abolition de la péréquation à 80% des voix. Selon un constitutionnaliste spécialiste de l’Ouest canadien, ce référendum sera suivi de résolutions d’appui dans les assemblées législatives conservatrices, ce qui signifie que la pression sur le gouvernement fédéral pour rouvrir la Constitution sera politiquement irrésistible et que, pour la première fois, l’obligation de négocier s’appliquera.
La Constitution ne sera pas rouverte à la demande du Québec parce que le Québec refuse de faire cette demande. Tous les gouvernements du Québec depuis 1995 ont préféré le statu quo constitutionnel à la réouverture de la Constitution quoi qu’ils en aient dit. Ça tombait bien puisque le reste du Canada était du même avis jusqu’à l’élection albertaine de 2019. Tout le monde s’est conformé pendant un quart de siècle à la pensée de Pierre Elliott Trudeau, pour qui le statu quo devait durer mille ans. La défaite prévisible de son fils aîné, le gardien de cette œuvre qui se voulait impérissable, annonce la possibilité d’une rupture par le Canada anglais, en perte de mémoire historique, de l’ordre constitutionnel de 1982. Cette rupture aurait des conséquences imprévisibles.
L’obligation de négocier signifie que le Québec ne pourra pas légalement rester à l’écart. Il ne sera toutefois pas tenu d’accepter la position albertaine ni que la discussion se limite à la péréquation. Une fois que la Constitution est rouverte, elle l’est pour tout le monde. Les autres gouvernements et les Premières Nations auront tous leurs priorités et ils ne se gêneront pas pour tenter de les faire valoir. S’il se contente de dire non, le Québec risque à nouveau de se faire imposer une réforme constitutionnelle. L’obligation de négocier n’est pas une obligation de résultat, ni une obligation d’arriver à une entente. Mais ce sera à la fois une obligation et une occasion pour le Québec d’apporter à la table ses propres priorités qui font consensus dans la société québécoise, en échange d’une entente possible qui modifierait les termes de la péréquation.
Le gouvernement du Québec pourra difficilement se présenter à la table sans un mandat de l’Assemblée nationale qui comporterait l’appui d’au moins un autre parti, afin que l’appui total représente une majorité d’électeurs comme c’et le cas aujourd’hui pour le projet de loi sur la laïcité. Il est fort possible que les élections québécoises de 2022 portent sur cette question. Par la suite, une commission parlementaire, ou élargie sur le modèle de Bélanger-Campeau, pourrait avoir à faire ses recommandations.
S’il est réélu, le gouvernement Legault ne pourra pas échapper à la sempiternelle question canadienne : What does Québec want? Et si la négociation échoue, quelle sera la réaction du peuple québécois? Quand l’Accord du lac Meech a échoué en 1990, il est descendu dans la rue, la souveraineté est montée à 60% et en 1995 nous sommes venus à un cheveu de l’indépendance. Le Canada aura-t-il le discernement d’apprendre de ses erreurs et le gouvernement du Québec élu en 2022 sera-t-il à la hauteur de tels événements?
A moins de s’éviter tous ces problèmes en baissant la tête et en acceptant Énergie Est…
La réalité incontournable est que la défense de notre planète nous ramène à la question nationale. Cette question se présentera à nous après 2020 sous la forme suivante : voulons-nous faire partie d’un État dont l’économie axée sur l’énergie fossile sera, selon plusieurs économistes, l’une de celles qui auront le plus à perdre de la lutte nécessaire et inévitable contre le changement climatique, qui sera bientôt à l’ordre du jour mondial pour le reste de notre existence?