De quelle manière la question du crucifix à l’Assemblée nationale est-elle venue à occuper un pan significatif de la réflexion sur l’identité québécoise? On pourrait reformuler cette question ainsi : qu’est-ce qui scandalise autant dans l’idée que l’État québécois soit teinté par l’histoire et la culture du Québec, que le catholicisme a quand même profondément marquées? Où est le problème dans le fait qu’on conserve au cœur de nos institutions un symbole qui, par ailleurs, témoigne bien davantage, aujourd’hui, d’une connexion avec notre passé «pré-1960» et de l’enracinement de notre nation dans une civilisation qui a pris forme à bien des égards dans la matrice du christianisme, que de quelque alliance à abattre entre l’État québécois et l’Église catholique?
Il s’agit peut-être d’abord d’un problème lié à la conscience historique, généralisé à toutes les sociétés occidentales. Notre époque est atteinte de présentisme, cette étrange maladie qui nous empêche de penser historiquement et qui nous rend incapable de penser le particularisme irréductible de chaque communauté politique. Ce présentisme fonctionne ainsi : on remonte le cadran historique à zéro, et du coup, la société d’accueil, vidée de son histoire, ne se reconnaît plus comme une nation fondatrice mais à la manière d’un ensemble de communautés dont il faut instituer les droits dans une perspective égalitaire. En fait, ce présentisme suppose une conscience historique hypercritique, pénitentielle, culpabilisatrice : c’est justement parce que nous hériterions d’une histoire honteuse, xénophobe, sexiste et discriminatoire qu’il faudrait recommencer à zéro notre vie démocratique. On sait que cette mentalité repentante est radicalisée, au Québec, par le mythe de la Grande noirceur.
De ce point de vue, il n’y a plus de culture fondatrice, il n’y a plus d’héritage irréductible. Il n’y a qu’une société faite d’individus déliés et dégagée de son expérience historique, déculturée, en quelque sorte, qui doit se reconstruire sans privilégier la «majorité» (car la nation d’accueil n’est plus qu’une majorité numérique dont on cherchera à contenir la pulsion dominatrice, drapant dans l’idéal démocratique la plus simple tyrannie de la majorité). Ce présentisme fonde évidemment la conception multiculturaliste de l’État, qui ouvre un immense chantier d’ingénierie sociale pour vider les institutions politiques de l’identité nationale. La culture nationale devient une simple culture majoritaire dont il faut limiter l’empreinte tyrannique sur les institutions, d’autant plus que les immigrants forment autant de communautés minoritaires qui n’ont plus vocation à s’intégrer à la société d’accueil. Ce vocabulaire nous piège tous, d’ailleurs, et il arrive à chacun de s’y laisser attraper sans s’en rendre compte.
On voit de quelle manière cette conception de la société transforme notre rapport à l’héritage catholique, qui devient un héritage religieux parmi d’autres. On parle ainsi de la «religion de la majorité», comme si la société d’accueil n’était qu’une majorité numérique finalement vouée à se dissoudre dans un grand tout, à la manière d’une communauté parmi d’autres. Il n’y a plus de culture fondatrice. Ou du moins, s’il y en a une, on doit la privatiser. Les institutions doivent s’aseptiser. Elles n’incarnent plus une identité (faut-il par ailleurs préciser qu’une identité n’est pas un bloc homogène imperméable et immuable?). Cela porte conséquence plus largement et bien au-delà de la seule question de l’héritage religieux: on voit ainsi que l’État, dans la distribution des services publics, cherche à s’adapter aux différentes clientèles qu’il repère dans la société. Le multiculturalisme mène au clientélisme diversitaire. L’État doit adapter son offre de services pour que les nouveaux arrivants pour que les nouveaux arrivants puissent en bénéficier pleinement sans avoir à s’intégrer culturellement.
D’ailleurs, que veut alors dire l’intégration au Québec, dans une société qui ne fait plus de sa culture une référence civique? Dans les faits, on propose une redéfinition minimaliste de l’intégration, en s’assurant qu’elle ne réfère plus à l’intégration sociale et culturelle à la société d’accueil, ou comme on dit, à la majorité d’accueil. Désormais, il s’agit simplement d’être fonctionnel socialement sans prendre le pli identitaire de la société que l’on rejoint. En fait, l’intégration ne veut plus dire grand-chose. La zone de rencontre entre les cultures et les identités, celle de la «majorité» comme celles des «minorités», ce sera la culture des droits de la personne, incarnée par les chartes de droit. Elles seules pourraient désormais servir de matrice à l’élaboration d’une nouvelle culture commune. Le politique est désormais inimaginable au-delà des chartes de droits (d’autant qu’ils sont plusieurs à penser que l’histoire des libertés commence avec elles). On se retrouve ainsi, j’y reviens, avec une vision terriblement anhistorique de la communauté politique et une conception appauvrie de la démocratie, qui atomise le corps politique en une collection d’individus désaffiliés et porteurs de droits. Il n’est plus possible, dès lors, d’agir collectivement, car le collectif ne serait rien d’autre qu’un masque revêtu par la majorité pour tyranniser les minorités.
Cette vision déculturée de la société ne fait évidemment pas l’unanimité et devrait être l’objet d’un débat politique majeur, même si elle se présente comme une évidence dans certaines catégories de la population qui ont un grand accès aux médias et qui ont un immense pouvoir de «définition» officielle de la société – ce pouvoir immense qui consiste à distinguer publiquement ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, qui est fréquentable et qui ne l’est pas, ce qui est envisageable et ce qui ne l’est pas. En fait, on a malheureusement tendance à faire de l’adhésion à cette vision un critère de respectabilité médiatique et sociale et à refouler à l’extérieur de la conversation démocratique légitime ceux qui s’entêtent à définir historiquement la communauté politique, et qui ne désirent pas qu’elle arrache ses propres racines. On accepte que certaines personnes plaident pour une application différente des principes du multiculturalisme : on n’accepte pas que son principe fondateur soit contesté fondamentalement.
C’est que le multiculturalisme, aujourd’hui, n’est pas qu’une idée parmi d’autres, mais un nouveau régime politique qui se donne le droit de distinguer parmi ses adversaires ceux qui sont respectables et ceux qui ne le sont pas. Et s’il se montre aussi intransigeant envers une conception historiquement fondée de la société, c’est qu’elle est susceptible de révéler que ses assises sont aussi fragiles que problématiques. C’est ainsi, dans le débat actuel sur la Charte, qu’on cherche à séparer politiquement les «laïcs fermés» qui seraient respectables, des «nationalistes conservateurs», qui ne le seraient pas. Je laisse de côté ces étiquettes qui disqualifient ceux dont elles parlent davantage qu’elles ne les qualifient. J’ajoute néanmoins une chose : ce que les «républicains» et les «conservateurs» ont en commun, malgré leurs indéniables sensibilités distinctes, c’est une commune idée que le collectif est substantiel et qu’il est légitime pour une société de poser des normes substantielles dans la définition de la citoyenneté et de l’espace public. C’est un refus de dissoudre la démocratie dans le seul individualisme des droits.
Mais certaines évidences doivent reprendre leurs droits. Il est normal que les symboles de la société d’accueil pèsent davantage que ceux des nouveaux arrivants dans les institutions publiques et dans la symbolique identitaire collective. Il est parfaitement légitime, alors, que la laïcité s’accorde avec l’héritage historique de la nation et qu’elle ne travaille pas à l’éradiquer. J’en entends plusieurs dire ce mot avec dédain en disant que la laïcité ne devrait jamais servir des fins «identitaires». Qui est l’auteur de ce décret, et pourquoi devrions-nous nous y plier ? Qui a posé un interdit sur l’identité nationale? N’est-il pas légitime qu’une collectivité assume son héritage, justement pour éviter sa dissolution dans le nihilisme hypermoderne? Ne faut-il pas voir là le symptôme d’une tentation de l’indifférenciation qui contribue aujourd’hui à dissoudre le lien politique et plus largement, les liens sociaux? S’il n’est plus possible de teinter les institutions d’un pays par son identité historique, comment peut-il se distinguer du pays voisin?
Je souhaite donc préserver le crucifix à l’Assemblée nationale. Il ne s’agit aucunement d’une nostalgie pour je ne sais quel clérico-nationalisme. Si l’Église exerçait une tutelle sur l’État, je la combattrais. Il ne s’agit pas non plus d’une tentation absurde qui m’amènerait à souhaiter la souveraineté québécoise s’inféoder à la tutelle de Rome. Mais y en a-t-il vraiment qui prennent au sérieux une telle menace? J’ajoute que la liberté de conscience et de religion est fondamentale, même s’il est légitime de changer démocratiquement les paramètres sociaux et politiques dans lesquels elle s’exprime et s’inscrit. Si je souhaite conserver le crucifix à l’Assemblée nationale, c’est tout simplement parce que je crains une accentuation de la rupture entre le Québec issu de la Révolution tranquille et celui qui l’a précédé – d’autant que je me refuse à entretenir une mémoire honteuse du Canada français, comme si le Québec, en 1960, s’était d’abord libéré de sa propre culture pathologique et non d’une domination nationale qui remontait à bien des égards à la Conquête. Le crucifix à l’Assemblée nationale, peu importe les circonstances de son installation, en est venu à symboliser une part importante de notre héritage dans nos institutions. Il serait temps, par ailleurs, et j’en conviens aisément, d’élargir à d’autres symboles notre réappropriation de ce vieux passé. Mais pour l’instant, la lutte politique se mène autour de celui-là.
Mais si je souhaite conserver le crucifix à l’Assemblée nationale, je conçois parfaitement que pour une série de raisons, certains veuillent le retirer. J’entends les arguments de ceux qui voudraient le retirer et certains me semblent compréhensibles, même s’ils ne me convainquent pas. Cette discussion est donc légitime. Mais ceux qui veulent le retirer parce qu’il représenterait la «religion de la majorité» (et donc, de la «culture de la majorité») ont un très mauvais argument. Car à travers cela, ils contribuent à disqualifier l’idée même d’un emboîtement entre la citoyenneté démocratique et l’identité nationale. On laisse croire que l’intégration à la société d’accueil n’est possible que si elle offre une version faible et appauvrie de son identité. Ils ne veulent pas l’enlever parce qu’il s’agit d’un symbole religieux, mais parce qu’il s’agit d’un symbole identitaire «substantiel» de la société d’accueil. Et c’est justement à cette négation de l’identité nationale et du fondement historique de la démocratie que nous faisons face aujourd’hui, et à laquelle il faut faire barrage.
«La religion de la majorité»?
Veut, veut pas, laïciste ou religieux, la réalité historique est que le Québec est né sous le signe de la croix le 26 juillet 1534
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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