Nous n’y sommes pas encore, mais presque. D’ici quelques mois, d’ici quelques semaines, en fait, l’Assemblée nationale adoptera le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État. Il ne faut pas encore crier victoire. Toujours l’histoire peut rebondir, et on en trouve plusieurs à craindre une dérobade finale du gouvernement, mais globalement, si la tendance se maintient, le projet de loi passera. Et ce sera, quoi qu’on en pense, un moment important dans l’histoire politique récente du Québec. Plus exactement, ce sera une victoire pour le peuple québécois.
En proclamant la loi 21, le Québec marquera officiellement sa rupture avec le multiculturalisme fédéral. C’est-à-dire qu’il rompra avec le régime canadien et son idéologie officielle. Il réaffirmera son droit comme nation à définir son propre modèle de «gestion de la diversité», comme le veut la formule consacrée, en renouant, même s’il n’en tire pas toutes les conséquences, avec le principe de la culture de convergence, qui est au cœur de notre tradition politique, et qui est le plus adapté à notre situation collective en Amérique.
Cette rupture avec le régime s’exprime à travers l’usage de la clause nonobstant, qui est certainement présente dans la constitution, mais dont l’usage était de plus en plus moralement prohibé par l’idéologie canadienne. Cette clause «traîne» dans la constitution à la manière d’un vestige de la démocratie parlementaire d’avant le gouvernement des juges. Le Canada officiel aimerait la dire tombée en désuétude, comme le pouvoir de désaveu, mais il n’en est rien. En la réactivant, on réaffirme le primat du politique et on resubstantialise la démocratie.
Le jour de la proclamation de la loi 21, les Québécois ne descendront évidemment pas dans les rues. La laïcité n’est pas l’indépendance. Mais néanmoins, pour la première fois depuis longtemps, nous aurons gagné une bataille importante. Le Québec aura fait un «choix de société» fondamentalement différent du Canada et aura décidé de s’y tenir, malgré les menaces et les injures, malgré les sermons et les leçons. On lui aura expliqué mille fois qu’il s’éloigne de la norme nord-américaine. Il aura néanmoins décidé de s’en tenir à la norme québécoise.
Évidemment, dans cinq ans, viendra le temps de reconduire la clause nonobstant. Nous le savons, il n’y a jamais de victoire définitive pour notre peuple dans une fédération fondée sur la censure de son existence. En d’autres mots, notre existence est un combat perpétuel contre un régime politique qui veut à la fois nous folkloriser et nous condamner à la dépossession politique. Il n’en demeure pas moins que la loi sera entrée dans les mœurs et que les partis, quels qu’ils soient, devront y repenser à deux fois avant de plaider pour son retrait.
C’est un nouveau monde de possibles qui s’ouvrira avec cette loi qui nous arrachera enfin à la culture de l’impuissance politique qui domine notre vie collective depuis la défaite référendaire de 1995. C’est une nouvelle dynamique politique qui s’ouvrira aussi. La laïcité a été porté par une volonté de réaffirmation identitaire. Cette dernière, tôt ou tard, devra aussi se porter sur la langue, sur l’immigration, et même sur la recherche de nouveaux pouvoirs dans la fédération. Ce resurgissement de la question nationale rendra possible le retour de l’idée d’indépendance.