Il est des instants où l’histoire s’accélère. Quelle que soit l’issue des négociations sur le shutdown et le plafond de la dette, octobre 2013 est de ceux-là. C’est le blocage de trop qui a ouvert les yeux de ceux qui soutenaient encore les États-Unis. Un leader est suivi quand il est craint, non quand il est ridicule.
« Construire un monde désaméricanisé » : il y a quelques années, l’affirmation aurait prêté à sourire. Tout au plus eût-elle passé pour une provocation d’Hugo Chavez. Mais quand on assiste en direct à la faillite des États-Unis et que c’est une agence de presse chinoise officielle qui le dit (1), l’impact n’est pas le même. En réalité elle décrit tout haut un processus déjà largement entamé : simplement, il est maintenant toléré d’en parler publiquement. Le blocage du gouvernement américain a au moins le mérite de délier les langues (2). Qu’on ne s’y trompe pas, cette analyse n’est pas parue dans un média chinois par hasard, elle reflète le durcissement de ton opéré par Pékin.
En effet, si le monde entier retient son souffle devant le jeu pathétique des élites US, ce n’est pas par compassion, c’est pour éviter d’être emporté dans la chute de la première puissance mondiale. Chacun tente de se découpler de l’emprise américaine et lâche des États-Unis discrédités définitivement par les récents épisodes sur la Syrie, le tapering, le shutdown et maintenant le plafond de la dette. Le pouvoir légendaire des États-Unis n’est plus qu’un pouvoir de nuisance et le monde a compris qu’il était temps de se désaméricaniser.
Cette perspective et la verbalisation de ce non-dit (3) libèrent enfin tout un ensemble de solutions qui étaient jusque-là à l’état de prémices, voire encore refoulées par certains. Ces solutions accélèrent la construction du monde-d’après et ouvrent sur un monde multipolaire organisé autour des grands blocs régionaux. Après un examen des déboires américains, notre équipe analyse dans ce numéro du GEAB les forces qui façonnent ce monde en mutation. Nous revenons également dans la partie « Télescope » sur l’état réel de la société US qui, derrière le mirage de la bourse et de la finance, explique la faillite de l’american way of life et participe à cette prise de distance avec le modèle américain. Nous donnons enfin la mise à jour de notre évaluation annuelle des risques-pays pour compléter ce panorama mondial, ainsi bien sûr que les traditionnels recommandations et GlobalEuromètre.
Plan de l'article complet :
1. "No we can't"
2. Des crises en rafale
3. Shutdown : la risée du monde, mais d'un rire jaune
4. Désaméricanisation à tous les étages
5. Le pétrodollar est mort, vive le pétroyuan
6. La Chine prend l'Euroland par la main
7. Russie, Amérique du Sud : suite de la désoccidentalisation
Nous présentons dans ce communiqué public les parties 1, 2 et 3.
"No we can't"
Comme les temps changent. Le monde entier a oublié les mots freedom, hope ou le fameux slogan « Yes we can » représentatifs de la société américaine aux yeux des générations précédentes pour ne parler maintenant que de taper, shutdown ou ceiling. Ce n’est pas exactement la même dynamique, et de positive l’image est devenue franchement négative.
Il est frappant de constater à quel point la situation américaine actuelle confirme l’adage selon lequel un malheur n’arrive jamais seul. En un mois et demi, d’abord un camouflet sur le dossier Syrien par la Russie elle-même. Puis une banque centrale qui avoue l’impossibilité de diminuer le quantitative easing (4). L’incapacité de voter un budget, ce qui implique la fermeture de l’État fédéral. Un shutdown qui se prolonge bien au-delà du raisonnable (5). Une négociation sur le plafond de la dette dans l’impasse à deux jours de la date limite. Les États-Unis sommés par le G20 de ratifier la réforme du FMI qu’ils bloquent depuis trois ans, et par la banque mondiale et le FMI de mettre de l’ordre dans leurs finances (6). Et maintenant le coup de semonce chinois.
Des crises en rafale
Cette succession de crises est tout à fait inquiétante pour le pays et témoigne d’une accélération sans précédent et d’un choc imminent. Il y a de la fatalité dans ces crises. Mais il y a aussi une dose de récupération stratégique. Le shutdown a ainsi pu être instrumentalisé par Obama pour mettre la pression sur les républicains afin qu’ils votent le rehaussement du plafond de la dette, échéance bien plus importante pour les États-Unis. Ce n’est visiblement qu’un demi-succès, mais on peut tout de même s’attendre à un rehaussement provisoire, qui reporte de quelques semaines tous les problèmes (7) ; il n’est cependant pas exclu que la voie tragique soit choisie, car ce n’est plus du domaine d’une décision rationnelle et qui pourrait être anticipée.
En effet, si les commentateurs se focalisent sur le Tea Party qui, de la même façon que des actionnaires minoritaires parviennent à contrôler une société via une holding, a réussi à prendre en otage le parti républicain et la société américaine, une autre lecture peut être faite. De nombreux américains voient la réalité en face : leur pays est en faillite. Dès lors, vaut-il mieux retarder la confrontation à la réalité, quitte à amplifier les problèmes, ou vaut-il mieux les résoudre maintenant ? Une large partie de la population ne voit pas d’un mauvais œil un défaut de paiement (8). Quelle autre solution, d’ailleurs, à terme ? N’y a-t-il donc pas la volonté chez les républicains de précipiter la crise ? C’est l’occasion rêvée puisqu’ils peuvent en faire porter le chapeau au Tea Party qui déclare sans ambages que « aucun accord vaut mieux qu'un mauvais accord » (9). Ce que nous voulons dire, c’est que cette fois, ou probablement à une autre occasion dans un futur très proche, ils pourraient ainsi être tentés de trancher le nœud gordien.
De même, une récupération stratégique a certainement eu lieu lorsque la Fed a fait machine arrière sur la réduction de son assouplissement quantitatif. Pourquoi a-t-elle laissé entendre jusqu’au bout qu’elle diminuerait QE3, sans le faire au final ? C’est la première fois qu’elle prend par surprise les investisseurs tous 100% convaincus du tapering, elle qui avait fait de la forward guidance un principe bien établi. N’y a-t-il aucun lien avec les grossiers délits d’initiés avérés au moment de l’annonce de la Fed (10), qui ont dû rapporter des milliards de dollars à leurs auteurs ? Tout cela conforte notre hypothèse d’établissements financiers américains aux abois qui doivent être renfloués discrètement par des opérations de ce genre, quitte à mettre à mal la crédibilité de la Fed. Encore des solutions de court terme qui empirent la situation mais repoussent un peu l’échéance fatale. Sur ces banques américaines, nous ne sommes plus les seuls à tirer la sonnette d’alarme : la banque d’Angleterre s’attend à des faillites de grandes banques qui auraient selon elle perdu le statut de « too big to fail » (11). Nous réitérons donc notre avertissement à ce sujet.
Comme un boxeur, tous ces coups encaissés ont rendu le pays groggy et il n’en manque qu’un dernier pour le terrasser. S’il ne vient pas d’un défaut de paiement américain en octobre, ce sera une autre échéance qui aura été repoussée mais qui, celle-là, ne cèdera pas.
Shutdown : la risée du monde, mais d'un rire jaune
Quand nous écrivions dans le GEAB n°77 au sujet du vote du budget : « nul doute qu’un compromis sera trouvé à la dernière minute, ou plus vraisemblablement quelques heures voire quelques jours après la date limite », force est de constater que nous sous- estimions encore les divergences politiques à Washington puisque les « quelques jours » que nous avions à l’esprit se sont transformés en semaines. Le quotidien Le Monde titre même en une de son site, « le piteux spectacle de Washington » (12). Mais finalement ce shutdown n’a pas un impact démesuré sur les marchés financiers (13), donc tout va pour le mieux, semblent penser de nombreux républicains qui s’accommodent fort bien d’une paralysie de l’État fédéral et de la réduction des dépenses publiques qui s’ensuit.
Ce n’est pas l’avis des pays possédant un montant élevé de bons du trésor US, qui se sentent pris en otage (14) par les États-Unis. Ils sont abasourdis par l’insoutenable légèreté des États-Unis et par l’attitude irresponsable de ce qui était encore récemment « le patron ». Si le pays fait défaut sur sa dette, en effet, l’onde de choc sera certainement terrible. Néanmoins, ce ne serait pas la fin du monde puisqu’un éventuel défaut pourrait simplement prendre la forme d’un retard de paiement de quelques jours ; par ailleurs, les différentes régions du monde seraient touchées très inégalement selon leur degré de découplage avec l’économie US. Non, le pays qui souffrira le plus de cette solution (et de toute autre, d’ailleurs) sera bien les États-Unis eux-mêmes. Pour mémoire, rappelons qu’ils détiennent les deux-tiers de leur propre dette publique.
C’est pourquoi les pays les mieux gouvernés ont déjà commencé ce grand découplage, en tête desquels la Chine qui sait depuis Sun Tzu que « lorsque le coup de tonnerre éclate, il est trop tard pour se boucher les oreilles. » (15)
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Notes :
(1) Sources : Xinhuanet (agence Chine Nouvelle, 13/10/2013), RFI (13/10/2013).
(2) Même le Financial Times s’y met (02/10/2013) : « le système actuel basé sur le dollar est intrinsèquement instable ». Aveu incroyable de la part d’un journal financier anglo-saxon.
(3) L’écho mondial qu’a reçu l’article chinois mentionné ci-dessus montre l’intérêt porté à cette déclaration de la deuxième puissance mondiale et confirme qu’elle brise un tabou qui va permettre de mettre en œuvre des solutions longuement attendues par une majorité de pays. Lire par exemple l’excellente analyse d’ Asia Times, 15/10/2013.
(4) Source : Bloomberg, 18/09/2013.
(5) Source : CNN, 14/10/2013.
(6) Source : par exemple PressAfrik, 12/10/2013.
(7) Source : New York Times, 15/10/2013.
(8) 58% des Américains voteraient contre le relèvement du plafond de la dette. Source : Fox News, 08/10/2013.
(9) Source : Le Monde, 15/10/2013.
(10) Source : USA Today, 24/09/2013.
(11) Source : The Telegraph, 12/10/2013.
(12) Le Monde, 14/10/2013.
(13) Évidemment, puisque la Fed poursuit son quantitative easing débridé.
(14) Ce sont quand même des otages consentants puisqu’ils ont financé massivement et volontairement ce pays...
(15) Sun Tzu, L’art de la guerre, VIème siècle av. J.-C.
La désaméricanisation du monde a commencé – émergence de solutions vers un monde multipolaire d’ici 2015
Communiqué public GEAB N°78
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