Les errances premières du dogme néolibéral

La démythification de Milton Friedman (1-B)

Le capitalisme a besoin du gouvernement pour maintenir un équilibre qu'il est incapable de maintenir lui-même.

Économistes atterrés

Il faut rendre aux néolibéraux ce qui doit leur revenir. Les concentrations de pouvoir constituent en effet une menace à la liberté et, de ce fait, il importe, dans la mesure du possible, de les mettre en échec. Mais, cela vaut autant pour les concentrations de pouvoir d'origine privée que pour celles du secteur gouvernemental. Au nom de quel principe, en effet, les premières vaudraient-elles mieux que les secondes? La nature humaine commande que l'on se méfie des unes comme des autres. S'il faut en croire Machiavel, c'est en fait avec énormément de précaution qu'il faut se fier aux intentions des hommes:

«Cependant, si le genre humain n'était pas corrompu, ce précepte ne vaudrait rien; mais comme les hommes sont des scélérats, et qu'ils vous manquent à tout moment la parole, vous n'êtes point obligé non plus de leur garder la vôtre.» (Le prince, Librio (163), Paris, 1997, p. 83.)

Plusieurs objecteront qu'il est pour le moins hasardeux de condamner ainsi toute une espèce sur la parole d'un seul homme, surtout lorsqu'il s'agit...d'un scélérat nommé Machiavel. Malheureusement, il semble bien que ce dernier savait bien évaluer les êtres et les choses. Plus de deux siècles plus tard, Alexander Hamilton parlera un peu de la même façon dans The Federalist Papers:
«To presume a want of motives for such conflicts as an argument against their existence would be to forget that men are ambitious, vindictive and rapacious.» (The Federalist Papers, Penguin Classics, 1987, New York, p.104)


La sagesse voudrait donc que l'on pense, organise et surveille ses institutions, publiques et privées, avec ce postulat à l'esprit, plutôt qu'avec celui de l'angélisme de tous. Certes, Capitalisme et liberté multiplie les mises en garde contre les concentrations de pouvoir publiques, mais on y retrouve pas, ou peu, d'avertissements contre le fait que l'État puisse en effet se faire plus dangereux pour certains que pour d'autres. Les gouvernements sont dirigés par des hommes. Or, n'est-il pas possible que ces hommes détournent l'État de l'intérêt public vers leurs propres intérêts?
À quoi, en effet, servent les grands lobbys, sinon à cette fin. À Wall Street, on a fait du lobbyisme une science. Dans les années 30, la machine s'est mise en marche dès que les New Dealers de Roosevelt (Franklin D.) ont manifesté leur intention d'encadrer les institutions financières qui étaient pourtant en très grande partie responsables des misères qui s'abattaient sur l'Amérique et le reste du monde à cette époque. Et, l'histoire montre que les grands lobbys financiers n'ont eu cesse par la suite de s'en prendre à la réglementation mise en place contre leur gré. Après des centaines de millions $ en contributions de toutes sortes, ils ont finalement eu la peau de la Loi Glass-Steagall en 1999, à l'époque de l'administration Clinton. Ils avaient multiplié les victoires moindres auparavant. Celle de la libre circulation des capitaux n'était pas négligeable non plus.
La machine a encore une fois été déployée au début des années 2000, contre la Loi Sarbanes-Oxley, adoptée suite aux scandales comptables qui ont éclaté dans la foulée de l'affaire Enron. Une dizaine d'années plus tard, on remettra l'ouvrage sur le métier, suite à la débâcle de 2007-08. Le président Obama (Barack) lui-même admettra que Wall Street a dépensé des centaines de millions $ pour faire dérailler sa réforme. Les pharmaceutiques et les sociétés d'assurance avaient fait de même en lien avec la réforme des services de santé. Et, les efforts des uns comme des autres n'auront pas été vains.
En été 2010, Sherry Cooper, vice-présidente chez BMO Groupe financier, qualifiait la Loi Dodd-Frank d'Obama de grande victoire pour le lobby financier. Elle évaluait que les six plus grandes banques américaines cumulaient toujours un actif combiné de plus de 9,4 billions $US, ce qui représente plus de 50% du PIB américain. Toujours selon Cooper, les cinq plus grandes banques du pays détenaient encore, été 2010, des produits dérivés d'une valeur estimée de 216 billions $US. Cette fois, il s'agit d'environ 14 fois le PIB US. La nouvelle loi ne dit rien sur la technique du levier, celle-là même qui a déclenché la débâcle. Certes, les causes de ce désastre étaient beaucoup plus profondes, mais le levier n'a pas nui non plus. De même, la nouvelle loi n'empêche pas les banques de spéculer pour leur propre compte. Finalement elle dit peu de choses concernant la capitalisation des banques. Dernièrement, les médias rapportaient que le Secrétaire au Trésor Tim Geithner faisait de son mieux pour que les règlements adoptés en application de la loi en disent encore moins. Mais, celle-ci contient une réforme majeure. Dorénavant, les banques seront tenues...de vérifier la capacité de rembourser de l'emprunteur...Une agence de protection du consommateur de produits financiers a également été mise sur pied.
Début octobre, c'était au tour de John R. MacArthur d'évaluer la réforme d'Obama dans les pages du Devoir:
«Depuis le 4 avril, date du lancement de sa campagne de réélection, Obama a amassé près de 49 millions dans sa quête déclarée d'un milliard de dollars. New York, bien sûr, est son abrevoir le plus rentable (2,7 millions) parce que c'est là que se concentre la classe financière. Les dons par industrie dévoilent tout sur le faible bilan de la réforme financière de la Maison-Blanche: au premier rang, au compte «titres et investissements », se trouvent 7,2 millions récoltés par 44 individus que l'on appelle des «bundlers», suivis par «avocats et cabinets d'avocats» (54 bundlers à 6,1 millions) et «services affaires» (22 bundlers à 3,9 millions)».


Évidemment, cela n'est qu'un début, note MacArthur, qui comparaît également Obama à Roosevelt:«Alors que le patricien Franklin D. Roosevelt attaquait «les malfaiteurs de la grande richesse», le premier président noir, censé être un ancien militant de gauche, a carrément adopté le langage des malfaiteurs» (Devoir, 3 octobre, p. B-2). Lors du cycle électoral de 2010, les grands lobbys américains auraient avancé des fonds à la hauteur de 4 milliards, directement ou indirectement. Les plus généreux auraient été les pharmaceutiques, déterminées à diluer la réforme de la santé.
Dans une bonne mesure, les politiciens sont à la remorque des lobbys. En 2008, la campagne d'Obama a coûté un milliard $. Or, son salaire annuel est de 400 000 $US environ. Et, son mandat est de quatre ans. Lors du même cycle électoral, l'élection d'un sénateur a coûté 5,6 millions $ et celle d'un représentant 1,1 million $. Or, leur salaire est de 174 000 $US. Bien sûr, ils sont à la merci des humeurs de l'électorat. Une fois défaits, plusieurs se recyclent en lobbyistes. Et, la roue continue de tourner. Dans ses semonces contre les les concentrations de pouvoir, Friedman est peu loquace sur cet aspect de la menace aux libertés. Dans les circonstances, cependant, faut-il se surprendre du fait que le gouvernement américain ait presque doublé sa dette pour venir au secours de Wall Street?
Moins évidentes, les concentrations de pouvoir privées n'en sont pas moins dangereuses. Au tournant du XXe siècle, Standard Oil est devenue une pétrolière parfaitement intégrée suite à une stratégie de pratiques douteuses. Elle intimidait fournisseurs et clients qui faisaient affaires avec ses concurrents. Elle faisait l'acquisition de sociétés concurrentes qu'elle s'empressait de liquider par le suite. Bien souvent, elle ne s'embêtait même pas de les acheter. Elle les réduisait à la faillite avec une politique de prix anormalement bas. Ses excès étant devenus intolérables, on finit par la traduire en justice en application de la Loi Sherman. À la fin, elle dût faire face à une ordonnance de démantèlement.
Un peu moins d'un siècle plus tard, ce sera au tour de Microsoft d'intimider clients et fournisseurs dans le but d'imposer son logiciel d'exploitation et son fureteur Internet. À la même époque, Wal-Mart contraignait ses fournisseurs à délocaliser leurs usines en Chine. Plus récemment, Google prenait...l'initiative de digitaliser le patrimoine littéraire mondial sans se formaliser du fait que ce faisant elle pouvait enfreindre le droit d'auteur. Le secteur public ne détiendrait donc pas le monopole de la coercition.
En réalité, le pouvoir de coercition du capitalisme est beaucoup plus grand que l'on veut bien l'admettre à première vue. Il détient en effet le pouvoir de donner ou non un gagne pain aux masses ouvrières. Et, avec un taux de chômage de 9 %, ce pouvoir est immense. Les employés prennent le pas, ou ils perdent leur emploi. Or, comme il existe une convention tacite entre employeurs voulant que l'on embauche pas un travailleur congédié pour certains motifs, ce pouvoir est d'autant plus grand. En réalité, il est décuplé du fait que le capitalisme n'a jamais su garantir le plein emploi. Ainsi, le pouvoir de coercition du capitalisme n'est pas une réalité d'ordre secondaire, il constitue la règle.
Le capital détient également le pouvoir de récompenser. Et, ce dernier est tout aussi important que celui de donner ou non un gagne pain aux masses ouvrières. Certains postes de direction dans l'entreprise sont rémunérés à des niveaux plus qu'alléchants. On peut dès lors soupçonner l'attrait que peuvent exercer ces postes sur des fonctionnaires et des politiciens qui rêvent d'une fin de carrière dorée. Évidemment, le nombre de carats sera proportionnel au degré de flexibilité qu'aura montré ce fonctionnaire ou politicien à l'époque où il était le gardien de l'intérêt public. De cela, Friedman dit peu de choses.
Évidemment, lorsqu'il a écrit Capitalisme et liberté, Milton Friedman ne savait pas qu'une cinquantaine d'années plus tard, de dangereux politiciens allaient hypothéquer les finances de l'État de plusieurs billions $ pour régler les paris spéculatifs de Wall Street. L'eut-il su, qu'il aurait pu donner le cas comme exemple d'un étrange effet de voisinage: l'État qui récompense Wall Street pour avoir mis à mal le système financier et l'économie américaine probablement pour des décennies à venir.
Il y a certainement dans le Bas-Manhattan à l'heure actuelle quelques banquiers qui se disent qu'il y a pire menace dans la vie que l'État fédéral américain. En fait, Friedman met beaucoup plus de temps à décrire la menace des pouvoirs publics qu'il n'en met à décrire le modèle de concurrence qu'il présente comme le dernier rempart contre le danger que représentent ceux-ci. Il réduit en effet son modèle de concurrence à une étrange allégorie faisant appel à Robinson Crusoé. On soupçonne l'auteur d'avoir agi de la sorte en raison du fait qu'il savait le modèle classique de la concurrence parfaite trop vulnérable à la critique. Alors, quel est-il ce modèle?
Il se résume à peu de choses. Une multiplicité de vendeurs, incapables individuellement d'influencer le niveau du prix, offrent un produit parfaitement homogène à une multiplicité d'acheteurs également incapables individuellement d'influencer le prix. L'accès au marché est présumé parfaitement libre. Les vendeurs entrent et sortent du marché à volonté; les acheteurs aussi. Le modèle suppose également la parfaite mobilité des facteurs. Le capital circule sans entraves. La main-d'oeuvre trouve des emplois de façon automatique. Et, tout le monde est également informé des conditions qui prévalent sur le marché.
Dans ces circonstances, une hausse de prix attire aussitôt de nouveaux producteurs. Il y a donc augmentation de la production et surplus d'offre. Évidemment, cela donne lieu à une chute du prix qui force à la fermeture les entreprises qui ont osé ne pas suivre celui-ci à la baisse. Il y aura alors recul de la production et remontée éventuelle du prix. Arrivent alors aussitôt de nouveaux producteurs et les employés licenciés lors des fermetures récentes retrouvent automatiquement un emploi. Alors, voilà! Pas besoin de gouvernement. Tout le monde produit. Tout le monde travaille. Et tout le monde est content.
Malheureusement, le modèle de la réalité est moins jovialiste. Peu de travailleurs américains ont en effet suivi leur employeur dans les maquiladoras mexicaines ou en Chine lors des délocalisations des dernières années. Ensuite, on ne s'improvise pas producteur de papier ou d'aluminium du jour au lendemain. Alors, pour l'accès au marché, on repassera. De même, la vague de concentration industrielle du XXe siècle a donné un dur coup au postulat de l'atomicité des vendeurs et des acheteurs. En 2010, les ventes de Wal-Mart se sont chiffrées à 408 milliards $US; celles d'EXXON, à 284 milliards $US; celles de Chevron, à 163 milliards $US; celles de General electric à 156 milliards $US; et, celles de Bank of America à 150 milliards $US. Au cumul, cela équivaut presque au PIB du Canada.
À tout événement, est-il possible de prétendre que les prix Wal-Mart sont sans effet sur la concurrence lorsqu'une grande surface arrive dans le voisinage? De même, est-il possible de nier que les activités des spéculateurs ont un effet à la hausse sur le prix des ressources naturelles, donc sur l'ensemble du processus de production? Certes, les spéculateurs ne prennent peut-être pas livraison des marchandises sur lesquelles ils transigent, mais les producteurs, eux, le font. Et, ils doivent accepter le prix des spéculateurs. Le pétrole valait-il réellement 147 $US le baril en juillet 2008?
En rapport avec le produit, maintenant, il est tout à fait irréaliste de présumer celui-ci parfaitement homogène. Dans la vie de tous les jours, les produits divergent en taille, en couleurs, en qualité, etc. Où est l'homogénéité entre une Echo et une Rolls?
Friedman se met également en délicatesse avec la réalité lorsqu'il admet, bien discrètement, l'existence d'une économie plus complexe que le troc de Robinson Crusoé. Comment, en effet, assimiler à une transaction de troc une vente d'ordinateur entre une multinationale et un étudiant de niveau collégial, au nom du principe que nous retrouvons des individus à chaque bout de la transaction? Nous n'en sommes tout de même pas encore à la robotisation totale.
Capitalisme et liberté escamote totalement le cas des oligopoles, pour ne traiter que de celui des monopoles, qu'il expédie d'ailleurs avec une célérité frisant la complaisance. L'économie moderne est en grande partie le fait de grandes sociétés oligopolistiques qui se font concurrence sur à peu près tout sauf le prix. Elles n'auraient d'ailleurs pas intérêt à se livrer une véritable guerre de prix, du fait que les gagnantes se retrouveraient alors en situation de monopole. Les administrations antitrust se verraient ainsi dans l'obligation de se manifester, ne fût-ce que pour justifier leur existence. On se livre plutôt à une concurrence artificielle, tout en s'efforçant de garder les prix à un niveau qui saura plaire aux analystes de Wall Street. L'ère de pépé Crusoé est définitivement révolue.
Si les oligopoles semblent laisser Friedman sans états d'âme, il en va autrement du cas des monopoles. Il y voit une concentration de pouvoir méritant une attention particulière. Capables de coercition, donc, les monopoles constituent une entrave à la liberté. Mais, Friedman ne voit définitivement pas en eux la menace que représentent les gouvernements. En fait, il résiste mal à la tentation d'attribuer leur existence à la complaisance des gouvernements. Malgré tout, il estime qu'il vaut mieux les mettre en échec, surtout s'il s'agit d'un monopole gouvernemental. À cet égard, Friedman cite l'exemple des postes. Pour les éliminer, il suffit de les mettre en concurrence avec le secteur privé. Si le concurrent privé réussit à faire sa place, c'est que le monopole public n'avait pas sa raison d'exister en premier lieu. Jamais Friedman ne glisse un mot sur le fait que les monopoles publics pourraient livrer le courrier là où il ne serait pas rentable de le faire pour une entreprise privée.
Défenseur de la liberté de choix, celui-ci ne pouvait se porter à la défense des monopoles. Alors, s'il n'est pas possible de les éliminer par le biais de la concurrence, on pourra toujours avoir recours aux lois antitrust. À cet égard, cependant, il faut bien comprendre que les lobbys ont réussi à apprivoiser les autorités antitrust elles-mêmes. Au début du siècle dernier, Standard Oil a dû faire face à une ordonnance de démantèlement suite à des procédures intentées contre elles en application des lois de la concurrence. Quelques décennies plus tard, Microsoft s'en tirera à bien meilleur compte pour des pratiques comparables. Et, pour cela, elle devrait remercier le courant néolibéral qui s'est installé à Washington au cours des dernières années.
À tout événement, lorsque Friedman parle d'éliminer les gouvernements, du moins en bonne partie, il veut plus ou moins abandonner le capitalisme à sa dynamique première. Or, celle-ci vise à concentrer la richesse entre les mains d'un groupe toujours de plus en plus restreint. Cette dynamique est incompatible avec l'existence d'une société de consommation. Le capitalisme a besoin du gouvernement pour maintenir un équilibre qu'il est incapable de maintenir lui-même. Nous verrons la prochaine fois comment les théories néolibérales ont abouti à l'éclatement du système monétaire.
À suivre.
N.B. L'auteur est favorable au système capitaliste. Mais, vient un moment où ses excès doivent être dénoncés. L'auteur croit également que les concentrations de pouvoir constituent une menace à la liberté.


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