Son arrivée a marqué un tournant tant juridique que politique et social. Vingt-cinq ans après son adoption, le 17 avril 1982, la Charte canadienne des droits et libertés continue d'alimenter les débats, instrument maudit pour les uns, béni pour les autres... ou inversement, au gré des affaires tranchées par les juges! Le Devoir poursuit aujourd'hui et demain une série pour faire le point sur 25 ans de Charte.
Ottawa -- En 1989, la Gendarmerie royale du Canada annonce qu'elle permettra à ses agents sikhs de porter le turban, et ce, au nom du respect de la Charte canadienne des droits et libertés. L'opposition citoyenne est immédiate: 62 % des Canadiens se disent contre et un groupe d'Albertains en colère va même jusqu'à s'adresser aux tribunaux pour faire renverser cette décision. Ceux-ci décrètent que la GRC a bien fait et la Cour suprême refuse de se pencher sur ce cas.
L'histoire a le hoquet: 18 ans plus tard, l'épisode du port du kirpan dans les écoles affiche d'étranges similitudes avec l'affaire du turban. La Charte canadienne des droits et libertés, dont on célèbre cette année le
25e anniversaire, a favorisé l'expression des différences culturelles et religieuses. Bonne ou mauvaise chose? Si certains applaudissent à cette redéfinition constante de ce que signifie être Canadien, d'autres crient à la ghettoïsation et la perte d'une identité collective.
Le Canada s'est doté d'une loi sur le multiculturalisme dès 1971, mais celle-ci n'a pris toute sa dimension qu'avec l'inclusion d'une charte dans la Constitution. L'interprétation donnée à cette charte, est-il précisé à l'article 27, «doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens».
De l'aveu même d'un des rédacteurs de la Charte, Barry Strayer (aujourd'hui juge à la retraite à la Cour fédérale d'appel), la clause sur le multiculturalisme n'avait pas de grandes visées. «Je n'ai jamais vraiment su ce que ça voulait dire!», lance-t-il humblement.
Il est vrai que cette clause n'a jamais été invoquée devant les tribunaux. Les droits accordés aux groupes minoritaires l'ont plutôt été en vertu du droit à l'égalité. Est-ce à dire que la clause n'a eu aucun effet? Au contraire, répond Luc B. Tremblay, professeur de droit à l'Université de Montréal.
«La Cour a fait de l'article 27 ce qu'on fait habituellement d'un préambule dans une constitution, ou une disposition déclaratoire», soutient-il. «Ce qui fait que le principe du multiculturalisme est devenu, petit à petit, un objectif fondamental du Canada.»
M. Tremblay se montre très critique de cette nouvelle approche «post-moderne» qui marque la suprématie de l'individu sur la cohésion sociale. «On est entré dans la politique de l'identité», croit-il. Il cite en exemple la décision de la Cour suprême autorisant le port du kirpan. La juge Louise Charron y écrit que la prohibition «dévalorise ce symbole religieux et envoie aux élèves le message que certaines pratiques religieuses ne méritent pas la même protection que d'autres».
«Cela signifie, en conclut M. Tremblay, que toutes les pratiques religieuses sont également dignes de protection. On n'a jamais dit ça!» Auparavant, en effet, la société posait un jugement sur les valeurs mêmes des individus; aujourd'hui, on estime plutôt que ce sont les individus eux-mêmes, peu importe la justesse de ce qu'ils pensent, qui méritent protection. «C'est du post-modernisme à son meilleur, dit M. Tremblay. C'est mettre l'accent sur l'identité sociale d'abord. L'important est maintenant de procéder à la reconnaissance de qui on est, et il en découle que nos valeurs, quelles qu'elles soient, méritent protection. Il y a un changement profond qui est en train de s'opérer.»
Ghettos normaux
Cette préséance donnée à l'individu a-t-elle conduit à l'éclatement de la société canadienne? Selon des chiffres de Statistique Canada tirés de son Enquête sur la diversité ethnique de 2002, le nombre d'enclaves ethniques est passé de six en 1981 (situées à Montréal, Toronto et Vancouver) à 254 en 2001. Une enclave ethnique se définit comme une collectivité dont au moins 30 % des habitants proviennent de la même ethnie, minoritaire au Canada.
À la Commission canadienne des droits de la personne, on refuse d'appréhender cette question sous l'angle des ghettos. Un ghetto fait référence à un endroit où les gens sont confinés contre leur gré, fait valoir la présidente Jennifer Lynch, qui en était à son premier jour en poste au moment de l'entrevue, la semaine dernière.
«Selon moi, la Charte fait exactement le contraire, dit-elle. Elle offre une option. Parce qu'autrement, s'il n'y avait pas de droits humains, s'il n'y avait pas d'accommodement, nous confronterions les gens à un dilemme: ou bien ils s'assimilent à la culture dominante, ou bien ils créent leurs institutions séparées. La Charte offre une troisième voie en proposant des solutions raisonnables.»
Dans une récente analyse publiée dans Options politiques, le professeur émérite de l'université Queen's, Mohammad A. Qadeer, démolit lui aussi l'argument de l'accommodement qui irait trop loin. «Le discours actuel à propos des soi-disant maux du multiculturalisme mène à un cul-de-sac. On ne peut bannir le multiculturalisme, pas plus qu'on ne peut refuser de s'accommoder de la diversité. La Charte ne le permettrait pas, sans compter qu'il en va des impératifs de la vie vécue.» Après tout, fait-il valoir, la diversité culturelle et religieuse fera toujours partie intégrante de la société canadienne, immigration oblige.
Pourtant, d'autres données tendent à démonter que les immigrants éprouvent de la difficulté à s'intégrer dans leur pays d'accueil. Les recherches des professeurs Jeffrey Reitz et Rupa Banerjee, de l'Université de Toronto (rendues publiques en janvier par l'Institut de recherche en politiques publiques) ont permis de conclure que le sentiment d'inclusion à la société canadienne chez les groupes issus de l'immigration était moins élevé... chez la seconde génération d'immigrants. Faut-il y voir un recul, alors, qui tendrait à contredire l'optimisme débordant de la Commission canadienne des droits de la personne et à accréditer les craintes de M. Tremblay?
Non, répond M. Reitz, professeur de sociologie à l'Université de Toronto et directeur du programme Ethnics and Immigration Studies. Il explique que les attentes des immigrants de première génération sont peu élevées: il s'agit d'améliorer leur sort par rapport à la situation qu'ils ont fuie. Leurs enfants, toutefois, se comparent aux autres enfants canadiens et leur exclusion leur saute alors aux yeux pour la première fois.
Ce n'est qu'à long terme qu'on pourra conclure s'il y a là le germe d'une tendance dangereuse pour le pays. «Il y a des bons et des mauvais côtés, dit-il. Si une personne s'intègre dans une enclave lui permettant de travailler sans connaître l'anglais ou le français, cela améliorera au début son intégration. Mais à long terme, si cette personne ne parle toujours pas la langue, cela pourrait créer des problèmes.»
Les recherches de M. Reitz tendent à confirmer que la société d'accueil doit faire les premiers pas. L'assimilation a plus de chances de survenir si la personne est d'abord acceptée dans toute sa différence, plutôt que si on lui demande d'abord de renoncer à ses pratiques et coutumes.
«À mesure que les gens sont acceptés par la société dominante, que leurs attitudes sont tolérées, ils les abandonnent progressivement parce qu'elles deviennent des traits distinctifs moins significatifs. Et c'est là toute l'ironie du multiculturalisme censé promouvoir la différence culturelle. Dans les faits, la conséquence de la tolérance est l'intégration plus rapide!»
Valeurs communes à protéger?
Le chef de l'Action démocratique du Québec, Mario Dumont, a proposé la rédaction d'une constitution québécoise dans laquelle seraient énumérées les valeurs fondamentales des Québécois auxquelles il serait impossible de se soustraire, notamment l'égalité des hommes et des femmes ou encore la mixité de l'espace public.
À la Commissioncanadienne, on refuse de citer une limite raisonnable aux droits des minorités autre que la «sécurité». En fait, on explique qu'on tente justement d'éviter à tout prix de poser le problème en ces termes. «Avant de conclure qu'il y a un conflit [de valeurs], on doit considérer toutes les solutions de manière à éviter de présenter la situation comme étant un dilemme entre deux options diamétralement opposées, explique Philippe Dufresne, directeur du contentieux. Et nous atteignons cela par la conversation, le dialogue, en considérant d'autres options.»
Alors comment explique-t-on l'opposition massive de la population canadienne à certaines décisions, comme celle autorisant le port du kirpan (environ 60 % depuis un an) ou encore les exemptions scolaires accordées à certaines étudiantes, opposition qui a si bien profité à Mario Dumont le 26 mars dernier?
Mme Lynch déplore la désinformation du public. Elle aime surtout se dire positive. Si 60 % de la population s'oppose au kirpan, «cela signifie que 40 % sont d'accord. Cela en dit long sur l'évolution de notre société». Est-il possible que cette évolution aille trop vite pour la capacité d'adaptation de la population canadienne? «Nous devrions être fiers de ce que nous accomplissons.»
M. Qadeer, lui, estime que l'identité se forge au gré d'une valse entre les différentes requêtes. «Le discours à propos de l'intégration de la différence culturelle repose sur le principe d'une adaptation à de présumées valeurs communes. Pourtant, l'intégration est un processus dynamique par lequel les sous-cultures s'intègrent aux institutions officielles», écrit-il.
Pour M. Reitz, l'opposition s'explique par l'insécurité des gens. C'est particulièrement le cas de l'opposition aux demandes de certains groupes religieux de soustraire leurs femmes au regard masculin.
«Je soutiens que la raison pour laquelle ces sujets sont si sensibles, c'est précisément parce que plusieurs femmes au Canada estiment que l'égalité des sexes n'est pas encore complètement acquise, et que certains hommes aiment bien l'idée d'accommoder les pratiques conservatrices de certains groupes immigrants parce que cela contribue à obscurcir la situation et à fragiliser les progrès accomplis dans la lutte pour l'égalité des sexes. C'est un phénomène comportemental humain normal: les groupes qui ont l'impression que leur statut est le plus précaire sont les moins ouverts aux accommodements.»
Selon M. Reitz, cela expliquerait aussi pourquoi le Québec s'est tant enflammé à propos des accommodements raisonnables: parce qu'il ne s'est pas encore totalement affranchi, selon lui, de l'idée que sa culture est menacée par le reste du Canada.
Le professeur Luc Tremblay trouve cette explication réductrice. «Je crois que le noeud du problème, c'est que ces accommodements portent atteinte aux principes d'une société libérale et démocratique, incluant la conception que nous nous faisons de ce qu'est l'égalité, la dignité humaine, la séparation de l'Église et de l'État, et l'universalité de traitement, et contredit le type de société que les Québécois tentent de créer depuis 40 ans.» Il cite entre autres une société où le domaine religieux est confiné à la sphère privée.
M. Tremblay croit aussi que les citoyens se sont braqués par «intuition». «La doctrine de l'accommodement raisonnable et du multiculturalisme vise à favoriser l'inclusion sociale et l'intégration, comme dans le cas des personnes handicapées. Sauf qu'il y a une intuition qu'avec les accommodements raisonnables pour des motifs religieux, c'est le contraire qui se produit. Ce n'est pas l'inclusion sociale, c'est une forme d'auto-exclusion.»
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