Une nomination scandaleuse

L’Ordre du Canada pour Henri-Paul Rousseau?

Le copinage des élites

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Un véritable scandale !


La gouverneure générale du Canada, Julie Payette, a annoncé aujourd’hui même une centaine de nouvelles nominations au sein de l'Ordre du Canada, dont celles de Daniel Lamarre, Peter Simons, Daniel Lessard et du fa-sci-nant Charles Tisseyre.   


Parmi les nominés, figure l’économiste Henri-Paul Rousseau. Il est très clair qu’on se paie littéralement notre tête en offrant les honneurs à ce type alors qu’il n’a jamais eu ce qu’il méritait, c’est-à-dire une commission d’enquête publique. Nous avons encore affaire à un épisode de copinage entre élites.   


Je reproduis ici un extrait de mon second livre, L’État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016) , expliquant le rôle inique et crapuleux d’Henri-Paul Rousseau dans la confiscation scélérate de notre Caisse de dépôt et placement, l’outil le plus impressionnant dont nous disposions, laquelle n’est plus rien d’autre qu’une Caisse de dépossession.   


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La Caisse de dépôt et placement du Québec est le levier d’action collective le plus puissant de l’État québécois . Du moins, elle le représentait. Non pas que son pouvoir se soit érodé : depuis les années 2000, la Caisse n’a jamais possédé moins de 100 milliards de dollars d’actif total. Entre 2005 et 2011, il tournait autour de 200 milliards. Il se frisa ensuite les 300 milliards, pour dépasser ce record en 2014. L’actif de la Caisse est digne des pays les plus riches au monde. C’est presque jamais vu pour un pays non-pétrolier. L’institution bénéficie aussi d’un grand rayonnement international, notamment en Asie, aux États-Unis et en Europe. La force de la Caisse est objectivement incontestable. La réelle question est de savoir au bénéfice de qui elle est mobilisée. Peut-on véritablement parler, pour la décrire aujourd’hui, d’un levier stratégique ? Un levier actionné par qui, et pour quoi faire ?   


La Caisse n’en était pas moins à l’origine un pur produit de la Révolution tranquille, conçue par des élites dignes de ce nom, habitées par une vraie vision de l’intérêt national. C’est le 15 juillet 1965 que la loi constitutive de la Caisse a été établie. La mission de la Caisse n’était pas clairement définie dans le texte législatif. On distinguait plusieurs objectifs : constituer une réserve de capitaux, protéger l’épargne et les retraites des Québécois, sécuriser le capital, assurer la sécurité de son rendement, dans un premier temps, puis se muer progressivement en une institution de soutien au développement économique du Québec ; être, en somme, le bas de laine de la province pour ensuite devenir un outil au service de l’entreprenariat québécois.   


La ligne fut suivie : après avoir été un instrument de reconquête et de protection des Québécois, la Caisse a joué un rôle prépondérant dans l’ascension du Québec Inc dans les années 1970 et 1980. À sa fondation, le premier ministre Jean Lesage était catégorique sur une chose : la Caisse ne devrait jamais devenir un dépotoir d’obligations invendables. En somme, au flou initial sur la mission a succédé un ensemble de pratiques très cohérentes qui indiquait une direction des plus limpides.   


À cela s’ajoutait une volonté de briser ce qu’on a appelé le syndicat financier de la rue Saint-Jacques. Ce véritable cartel contrôlait les emprunts du gouvernement du Québec depuis l’élimination programmée du gouvernement d’Honoré Mercier au XIXe siècle. Le seul véritable crime de Mercier aura été de défendre les siens. En plus de son indignation face à la pendaison de Louis Riel et des politiques d’occupation territoriale de son gouvernement , Mercier avait aussi la volonté d’affranchir le Québec de l’hégémonie des financiers canadiens, raison pour laquelle il se mit à multiplier les emprunts auprès des Français, des Belges et des Américains. À la faveur d’une grotesque accusation de corruption qui eut raison du gouvernement Mercier, le système de justice ayant tardé à exonérer l’homme d’État, les banquiers ont repris leurs « droits ». Le syndicat financier a eu, jusqu’à la Révolution tranquille, les coudées franches pour faire la pluie et – quelques très rares fois – le beau temps dans la province. On pensera notamment à son rôle dans la chute du premier gouvernement de Maurice Duplessis (1936-1939) ; après l’avoir fait chanter pendant son mandat, le cartel a décidé de le faire tomber. Lorsque Duplessis est revenu au pouvoir après l’intermède Adélard Godbout (1939-1944), il s’est juré de ne plus rien lui emprunter.   


Quand la Caisse de dépôt et placement a été pensée, l’esprit de la Révolution tranquille habitait l’entreprise : il fallait en finir avec la dépendance à des intérêts étrangers, à une époque l’immense majorité de l’économie québécoise échappait aux Québécois. Cette optique est toujours actuelle. L’accumulation des réserves de capitaux par la Caisse permet la réduction de la dépendance au grand capital international.   


Les succès de la Caisse sont indéniables. Des hommes et femmes d’affaires, elle en a lancé des milliers, comme elle a sauvé des centaines d’entreprises québécoises. Le développement énergétique, elle l’a soutenu activement en investissant massivement dans Hydro-Québec à partir des années 1960. L’institution était si bien ancrée, si névralgique, que Jacques Parizeau, en 1995, voyait la Caisse détenir un rôle de premier plan dans la transition vers l’indépendance pour éviter les turbulences. Le Plan O du gouvernement Parizeau prévoyait la conservation de 17 milliards en liquidités au ministère des Finances à la Caisse et à Hydro-Québec ; trois institutions financières québécoises – la Banque Nationale, le Mouvement Desjardins et la Banque Laurentienne – avaient également accumulé des liquidités de 20 milliards afin de racheter des obligations québécoises sur les marchés étrangers en cas de vente massive, et à compenser les retraits bancaires durant l'année que dureraient les négociations qui conduiraient à la création du pays du Québec.   


Si on observe l’évolution de la Caisse, on constate qu’elle a progressivement perdu son âme. De 1996 à 2007, le poids relatif des investissements – obligations, biens immobiliers, actions et valeurs convertibles – de la Caisse au Québec est passé de 46,40 % à 16,94 % . Alors que les entreprises québécoises accusent un important retard en matière de productivité, n’y aurait-il pas lieu de penser que le désengagement de notre plus important outil collectif y soit pour quelque chose ? Les conséquences de la « réorientation » de la Caisse s’arrêtent pas là. Rona, mais aussi Alcan, Abitibi-Consol, Domtar, Provigo – dont l’existence devait beaucoup à la Caisse – sont passés en mains étrangères. Dans ces cinq cas, la Caisse aurait pu intervenir. Les fanatiques du « marché » rétorqueront sans doute que les patrons des entreprises en question étaient seuls maîtres à bord et que les ventes étaient bonnes par définition, car conformes à la logique économique dominante.   


Le grand dévoiement  


La métamorphose de la Caisse est d’abord issue d’une volonté d’adaptation à la financiarisation de l’économie . Depuis les années 2000, les fonds spéculatifs qui prennent une importance croissante, paroxysme d’une circulation intégralement libre des capitaux . La financiarisation, c’est le détournement de l’activité bancaire vers la spéculation au détriment de choix réellement productifs. Ce détournement est authentiquement prédateur : il a largement absorbé l’économie mondiale.   


La Caisse n’a pas échappé à une mutation législative, conçue afin d’entériner officiellement ce changement de direction. La Loi sur la Caisse de dépôt et placement du Québec de 2005 est venue encadrer légalement sa mission, pour assurer qu’on ne s’éloignerait pas du sacro-saint rendement. L’article 4.1 est sans équivoque : « La Caisse a pour mission de recevoir des sommes en dépôt conformément à la loi et de les gérer en recherchant le rendement optimal du capital des déposants dans le respect de leur politique de placement tout en contribuant au développement économique du Québec ». D’abord, rendement optimal (terme issu du vocabulaire financier) et ensuite seulement, contribution au développement économique. C’est là une belle exposition d’un mythe de la doctrine économique dominante, qui consiste à évaluer le succès en fonction des profits recueillis par une institution collective plutôt que par les retombées générales de son activité . De plus, on officialise le virage de l’usager-client. Les joueurs de casino reconvertis en comptables à la tête de la Caisse pourraient s’en donner à cœur joie.   


La loi de 2005 a confirmé et amplifié la réalité du retrait de l’État d’un levier stratégique central qui avait toujours eu pour fondement la concertation. Or celle-ci était bien morte et enterrée : la loi mettait fin à la présence statutaire des centrales syndicales et du Mouvement Desjardins à la Caisse, pour créer un CA composé, aux deux tiers, d’« administrateurs indépendants » et « qualifiés », selon la définition que nous connaissons et conformément à ce que le gouvernement Charest a mis en place dans les vingt sociétés d’État. À une différence près cependant : alors que dans les autres cas, le PDG est nommé par l’État après consultation du CA – comprendre que l’État succursale estampille le choix de ses départements –, celui de la Caisse est choisi directement par le CA après consultation du gouvernement. En 2005, la première cohorte d’administrateurs indépendants de la Caisse après l’adoption de la loi était des plus éloquentes dans sa composition, alors qu’entraient au CA Pierre Brunet, ancien PDG de Lévesque Beaubien, Louise Charrette, de la Commission de la construction du Québec, Yvan Allaire, des HEC, A. Michel Lavigne, de Raymond Chabot Grant Thornton, et Claude Garcia, partisan notoire de la privatisation d’Hydro-Québec devenu aujourd’hui président de la commission politique du Parti Conservateur du Québec, secte d’obédience libertarienne dirigée par Adrien Pouliot .   


Alors que les CA des sociétés d’État se transformaient en passoires pour les intérêts financiers, la transformation de la Caisse en banque était inévitable. Non pas que les gens issus des milieux des affaires soient forcément mal intentionnés, mais la logique du profit et de la spéculation qui la leur est incompatible avec une institution fondée sur le bien commun - à l’origine, du moins. Car la loi de 2005 l’a convertie à cette logique sous le terme, plus socialement acceptable, de rendement. La législation ne faisait pas entrer le loup dans la bergerie, elle transformait le cheptel en meute.   


L’ère Rousseau  


C’est en 2002 que Henri-Paul Rousseau a succédé à Jean-Claude Scraire à la tête de la caisse, ce dernier ayant été nommé par le gouvernement Landry quelques mois avant son éviction par le PLQ de Jean Charest. Rousseau a merveilleusement incarné un temps le Québec Inc. Malheureusement, comme plusieurs dans sa cohorte, il s’est émancipé du Québec qui lui avait permis de s’illustrer. Président des économistes pour le Oui en 1980, ancien secrétaire de la Commission Bélanger-Campeau sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec, Rousseau incarne désormais parfaitement la figure du parvenu colonial, séduit, comme d’autres brillants membres de l’élite montante québécoise, par une volonté d’ascension redoublée dont le reniement national est une condition nécessaire.   


Au moment où il s’installe aux commandes, la Caisse gère un actif d’environ 130 milliards de dollars. Rousseau entreprend immédiatement une profonde réorganisation interne : licenciement des dirigeants de l’époque Scraire, congédiement de 19 dirigeants, abolition de 138 postes, fermeture de 8 bureaux sur 11 à l’étranger , suppression de 5 filiales. Les équipes de (réels) experts de la Caisse, qui en avaient appris beaucoup pendant des années sur des enjeux pointus, étaient sabordées. La hache tombait dans les activités à l’étranger, l’expertise sur les devises, la gestion pour des tiers, les services conseils à l’international et la structure de l’investissement par filiales .   


La cure d’amincissement de la Caisse servait un dessein plus profond : réduire sa capacité d’action. Rousseau rejetait le principe de l’intervention de la Caisse dans la grande entreprise et dans les PME. C’est plutôt la Banque de développement de Canada qui agit à sa place. « La Caisse n’empêchera pas les prises de contrôle étrangères », déclarait-il aussi à l’époque. En plus d’avoir voulu revendre Vidéotron à Rogers , il a laissé la Bourse de Montréal passer à Toronto sans mot dire. Certains novlangophones avaient à l’époque osé parler de « fusion », alors que le texte de la transaction ne faisait aucun mystère du fait que la Bourse de Montréal serait une filiale de celle de Toronto, et que le président de la première serait employé par la seconde . Faut-il s’étonner de l’inaction de la Caisse quand on sait qu’Henri-Paul Rousseau proposait une pseudo-fusion en 1999, à l’époque où il dirigeait la Banque Laurentienne ?   


Le crépuscule de l’idole survint en 2009, lorsque les Québécois ont appris que des pertes de 40 milliards de dollars avaient été enregistrées au cours de l’année précédente. L’ère Rousseau a été celle de l’obsession du rendement maximal, et d’un délire spéculatif n’ayant rien à envier aux banques, lequel a débouché sur le scandale du papier commercial (PCAA).   


Les Québécois ont assisté à un magnifique spectacle lorsque les vagues des pertes se sont transposées sur le terrain politique. Beaucoup réclamaient la tenue d’une enquête publique sur la Caisse, de l’opposition parlementaire à l’ex-premier ministre Jacques Parizeau, en passant par différents groupes de la société civile, dont le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MÉDAC). La ministre des Finances Monique Jérôme-Forget s’est empressée de la refuser. La même qui, lorsque son parti ne formait pas le gouvernement, avait réclamé une enquête publique sur les pertes potentielles de 30 millions dans l’affaire Montréal Mode, jugeait le procédé inadapté pour des pertes confirmées de 40 milliards.   


La crise de 2008 explique certainement une bonne partie des pertes de la Caisse. À l’instar des banquiers, ses dirigeants s’amusaient au casino, divertissement inoffensif pour ceux qui en ont les moyens, tant que la bâtisse ne s’effondre pas. Mais l’excuse n’est assurément pas parfaite. Comment se fait-il que les secousses ont été encore plus violentes à la Caisse que dans les banques ? Qu’alors même que la Caisse faisait figure de première de classe, elle se retrouva au dernier rang ? Sans une véritable enquête publique, la vérité ne sera jamais connue. Les zones troubles sont légion, et toute cette affaire a des allures de gigantesque scandale d’État. Une chose est certaine, la Caisse ne pourra pas se contenter de tenter de censurer les vérités qui dérangent .   


L’État succursale. La démission politique du Québec, Montréal, VLB Éditeur, 2016. (p.123-132)   


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Simon-Pierre Savard-Tremblay, docteur en socio-économie du développement.   


Pour me contacter : simonpierre.savardtremblay@ehess.fr   




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Simon-Pierre Savard-Tremblay est sociologue de formation et enseigne dans cette discipline à l'Université Laval. Blogueur au Journal de Montréal et chroniqueur au journal La Vie agricole, à Radio VM et à CIBL, il est aussi président de Génération nationale, un organisme de réflexion sur l'État-nation. Il est l'auteur de Le souverainisme de province (Boréal, 2014) et de L'État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016).