« L’heure est à l’exportation plutôt qu’aux grands chantiers » comme celui de Manic 5, a souligné le ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles, Jonatan Julien, sur les hauteurs d’un des plus célèbres barrages d’Hydro Québec, celui de Manic 5, dont on célébrait lundi le 50e anniversaire de son inauguration.
Le barrage, connu sous le nom de Daniel-Johnson, est « une oeuvre d’ambition collective », dit-il. Il affirme en parler partout, à Berlin il y a quelques semaines, « à New York la semaine dernière ». C’était la première fois cependant que le ministre y mettait les pieds.
« C’est à se demander comment on pourrait faire ça aujourd’hui », dit le ministre, qui affirme que son gouvernement « entreprend la rédaction d’un plan pour la lutte [contre les] changements climatiques ».
Éric Martel, président d’Hydro Québec, partage le même avis quant aux horizons pour le Québec : « Notre plus grand objectif, c’est de faire profiter de cette richesse. On travaille sur l’exportation, mais ça prend beaucoup de discussions. » Pour contribuer à atténuer les effets des changements climatiques, explique-t-il, l’hydroélectricité est ce que nous avons à offrir de mieux à nos voisins.
Trois premiers ministres
Une dizaine de descendants du premier ministre Daniel Johnson, notamment ses deux fils, les anciens premiers ministres Pierre Marc Johnson et Daniel Johnson fils, se sont retrouvés à Manic 5 lundi, transportés par avion aux frais de la société d’État, à l’occasion de ce cinquantenaire.
En fait, le barrage devait à l’origine être inauguré le 26 septembre 1968.
La veille, le premier ministre Daniel Johnson, le père, avait visité la taverne du chantier et badiné avec des dizaines d’ouvriers. Il était allé d’une table à l’autre, serrant des mains, échangeant quelques paroles chaleureuses qui révélaient un politicien aguerri. Johnson avait eu un bon mot pour tous et semblait, après quelques secondes de conversation, connaître chacun de longue date.
Les préfets, les maires, construisent à leur manière le Québec. Les Johnson, vous autres, c’était à une autre échelle. Et nous autres, on a construit ce barrage-là.
Un peu plus tôt cette journée-là, il s’était retrouvé en compagnie de René Lévesque et de Jean Lesage, ce qui a donné lieu à l’une des photos les plus célèbres de la Révolution tranquille.
Puis, le lendemain matin, jour prévu de l’inauguration, Daniel Johnson a été trouvé mort dans son lit, terrassé par une crise cardiaque.
Deux mois plus tôt, en juillet, il avait été admis aux soins intensifs, pour une autre crise de coeur, comme on disait alors. Il avait été absent des affaires deux mois et demi, pendant lesquels il s’était réfugié un long moment dans les Bermudes, visité là-bas, pour de brèves consultations, par de rares collaborateurs, dont le financier Paul Desmarais.
C’est des Bermudes que Daniel Johnson père avait été mis au fait des préparatifs pour l’inauguration de la centrale hydroélectrique. Sa mort a tout annulé. L’inauguration a été reportée d’une année. Et pour commémorer la mémoire de l’homme d’État, le plus grand barrage à contreforts et à voûtes multiples du monde allait officiellement porter son nom, à compter de 1969.
Pierre Marc Johnson était là en 1969. « Je ne suis jamais revenu depuis. En cinquante ans, je trouve que le béton est moins blanc qu’il l’était. »
L’émotion des ouvriers
Un ouvrier, Patrice Dumas, employé par l’Hydro-Québec depuis 46 ans, avait préparé lundi une coulée de béton frais afin que les notables présents pour la cérémonie puissent y apposer l’empreinte de leurs mains. Quant aux 13 000 travailleurs dont les mains ont façonné ces chantiers, ils demeureront anonymes.
Parmi les témoins des débuts du chantier, Jean-Noël Laprise, 82 ans, était présent. Avec sa casquette bien vissée sur la tête, il rappelle volontiers, non sans une forte émotion, qu’il est arrivé à la Manic en 1961 pour travailler. « Le barrage ici, c’est moi. C’est ma famille. » S’adressant un peu plus tard aux notables venus pour l’occasion, il dit ceci : « Les préfets, les maires, construisent à leur manière le Québec. Les Johnson, vous autres, c’était à une autre échelle. Et nous autres, on a construit ce barrage-là. »
Au pied du barrage Manic 5, on contemple le gigantisme de cette réalisation collective, en rappelant à répétition qu’on pourrait y loger la Place Ville-Marie, que le béton utilisé ici pourrait être déroulé en un trottoir continu qui rejoindrait les deux pôles. Mais ce sont là des clichés. La vérité sensible du lieu se trouve d’abord dans l’émotion des ouvriers lancés, dès la fin des années 1950, dans cette entreprise sans précédent.
Le propriétaire du Chicago Tribune, le colonel McCormick, a inauguré, dès 1937, une centrale à l’embouchure de la rivière aux Outardes pour permettre la production de papier journal. Une nouvelle centrale est édifiée en 1949, près de l’embouchure de la Manicouagan. L’attention portée à cette production va peu à peu encourager le développement d’un projet de centrales plus considérables, approuvé par le ministre des Ressources hydrauliques de Maurice Duplessis, nulle autre que Daniel Johnson.
Le projet va aboutir, dans les années 1960. D’immenses quantités de matériaux doivent être transportées. Le camp de base est installé à Baie-Comeau, à plus de 200 km.
Pour servir les fins de la construction, l’Hydro-Québec va construire un immense quai à Baie-Comeau. Il permet la manutention de transformateurs, de pièces, de turbines, de génératrices, de câbles d’acier, de camion, de grues, d’outils nécessaires à souder, incurver, fixer, assembler. Mais la machinerie ne remplace pas le travail manuel : une portion des travaux de base sera faite au pic et à la pelle.
L’entreprise chargée de transporter le ciment utilise un ancien pétrolier, le Maplebranch, qui fait la navette entre Baie-Comeau et les cimenteries de Québec et de Montréal. En 1966, le Maplebranch a déjà transporté plus de 225 000 tonnes de ciment et des sections de conduites forcées géantes. Des milliers d’ouvriers couleront du béton de 1962 à 1968, sans interruption.
D’abord lancé par un 45 tours en 1966, la chanson de Georges Dor La Manicouagan devient emblématique d’un Québec nouveau. Reprise bientôt avec passion par Pauline Julien, elle est sur toutes les lèvres. Comme habillage sonore des cérémonies soulignant le demi-siècle du barrage, c’est cependant la version de Bruno Pelletier qu’on avait retenue pour être entendue depuis les hauteurs du barrage.
En 1965, le leader indépendantiste Pierre Bourgault, par ailleurs journaliste pour gagner sa vie à Perspectives, le magazine de La Presse, parle au sujet de la Manicouagan d’un rêve devenu réalité. Sans craindre les excès, il écrit que ce barrage est une « structure de béton et d’acier aussi belle que les cathédrales du Moyen Âge, aussi riche et aussi humaine ».
Avec Manic 5, écrira-t-il, « nous approchons du pays fabuleux ». L’électricité est dans l’air.
La route du nord
Chaque année, près de 8000 visiteurs visitent ces installations aux dimensions pharaoniques. Or la route pour accéder à ces installations monumentales est jugée inadaptée. Elle comporte plusieurs courbes sous les standards, des pentes très fortes, une visibilité souvent déficiente et peu de possibilités de dépassement.
Un programme d’amélioration de la route 389 constituera un des grands chantiers de la Côte-Nord au cours des prochaines années. Les gouvernements du Québec et du Canada se sont engagés à investir 468 millions pour sa réfection.
Une soixantaine d’ouvriers travaillent encore à temps plein à l’entretien du barrage, comme Mario Larouche, foreur, employé à nettoyer, du lundi au jeudi, « les 4000 trous du barrage qui lui permettent de fonctionner ».
Lorsqu’on arrive à la Manic, on vous rappelle que ces territoires étaient occupés pas les Innus. Mais aucun représentant autochtone n’était présent aux célébrations. Selon le président d’Hydro-Québec, Éric Martel, des représentants avaient été invités. « On a invité des gens ici aujourd’hui, mais ça n’adonnait pas. »
Y a-t-il des Autochtones qui travaillent au chantier de Manic 5 ? Annabelle Lemay, chef adjointe de la centrale, affirme qu’il n’y a pas de questionnaire à l’embauche qui lui permettrait de le savoir. Est-ce qu’elle se doute tout de même d’une réponse ? « À ma connaissance, il n’y a pas d’employé innu. »
Ce reportage a été rendu possible grâce à l’invitation d’Hydro-Québec.