À la fin de la dernière session parlementaire, en juin, François Legault et son état-major se sont réunis pour dresser le bilan des premiers mois au pouvoir. Leur constat : des ajustements étaient nécessaires au conseil des ministres.
Après une victoire électorale, ça déboule vite. Le cabinet est formé à la hâte, presque dans la précipitation, avec une évaluation sommaire des capacités de chacun des candidats. Personne ne sait réellement qui livrera la marchandise comme ministre.
Rapidement, deux problèmes sont apparus sur l’écran radar: le dossier de la langue. Et la performance de Lionel Carmant, le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux. Deux ennuis qui devaient être réglés avant la rentrée d’automne.
Le très petit remaniement ministériel du 4 septembre, lorsque François Legault a retiré le dossier de la langue à la ministre Nathalie Roy afin d’en confier la responsabilité à son ministre de confiance, Simon Jolin-Barrette, moins occupé depuis que le projet de loi 21 sur la laïcité a été expédié et que la réforme de l’immigration est sur les rails, a réglé la première difficulté. Il ne faut toutefois rien attendre de concret sur le front de langue avant le printemps prochain, me dit-on au gouvernement. Le plan d’action sera élaboré dans les prochains mois.
Dans le cas de Lionel Carmant, la manœuvre a été beaucoup plus subtile.
L’ancien neuropédiatre à Saint-Justine a connu une première année difficile au gouvernement, au point où il est devenu un maillon faible du conseil des ministres.
Répéter ad nauseam en chambre et en commission parlementaire que consommer du cannabis est «légal, mais pas banal», sans être en mesure d’y ajouter des arguments rationnels, n’était pas du meilleur effet. Il faut dire que dans ce domaine, le gouvernement Legault, qui souhaite hausser l’âge légal de consommation de 18 à 21 ans, est à contre-courant des experts en santé publique, ce qui n’est pas facile à défendre pour un scientifique. Ce projet de loi sur le cannabis, qui sent le racolage de votes, risque de provoquer plus de mal que de bien.
Dans l’épisode tragique de la fillette de Granby le printemps dernier, Lionel Carmant a été dépassé par les événements. Il n’a jamais paru en contrôle de la situation, hésitant en conférence de presse et ne sachant pas quoi répondre aux questions pointues sur les lacunes à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Au point où c’est le bureau du premier ministre qui a planifié et mis sur pied la commission d’enquête sur la protection de la jeunesse dirigée par Régine Laurent, alors que c’est normalement lui qui aurait dû en être le chef d’orchestre.
Avec Marguerite Blais, responsable des Ainés et des Proches aidants au cabinet, Lionel Carmant devait incarner le côté humain et sensible d’un gouvernement dirigé par des comptables qui adorent les chiffres. Or, s’il est passionné par le dépistage des troubles précoces chez les enfants — la raison pour laquelle il a fait le saut en politique — tout le reste semble laborieux. En point de presse, le côté humain, rempli de compassion, a été éclipsé par un inconfort bien visible. Lorsqu’il ouvre la bouche, les conseillers du premier ministre retiennent leur souffle.
Dans une entrevue accordée à Tommy Chouinard, publiée en juillet dans La Presse, Lionel Carmant reconnaissait qu’il a sous-estimé le stress inhérent à la politique, lui qui se croyait au-dessus de ses affaires dans les premières semaines de son mandat. «La réalité m’a un peu rattrapé», a-t-il dit, ajoutant que «le rôle de communicateur, c’était quelque chose que j’avais peut-être sous-estimé un petit peu.»
Il a frappé le mur sur lequel bien des nouveaux venus s’écrasent. La politique, ça ne s’apprend nulle part. Les plus brillants, surtout les premiers de classe, l’apprennent souvent à la dure.
À la fin juin, le cabinet du premier ministre a donc lancé l’opération «Il faut sauver le soldat Carmant», comme l’a surnommé une personne au sein du gouvernement.
«Il n’est pas question de le sacrifier ou de le changer de ministère pour l’instant. C’est un membre important de l’équipe. Il faut le supporter», m’a dit une source au sein du bureau du premier ministre.
Dans le film Il faut sauver le soldat Ryan, du réalisateur Steven Spielberg, un peloton de l’armée américaine est mobilisé en France pour retrouver et sauver le soldat James Francis Ryan. C’est leur seule et unique mission au milieu d’une guerre sauvage qui se déroule autour d’eux.
«Il n’est pas question de le sacrifier ou de le changer de ministère pour l’instant. C’est un membre important de l’équipe. Il faut le supporter»
Au gouvernement Legault, deux soldats politiques d’expérience ont maintenant pour mission d’aider le soldat Carmant à redresser sa carrière politique: Jonathan Valois et Marie Barrette.
Après avoir aidé le ministre de la Famille, Mathieu Lacombe, à démarrer sa vie politique du bon pied, Jonathan Valois est devenu à la fin juin le nouveau chef de cabinet de Lionel Carmant, en remplacement de François Brochu, moins expérimenté.
Jonathan Valois a été député du Parti québécois de 2003 à 2007, et président du PQ de 2009 à 2011. Il a de l’expérience et un excellent instinct. Il n’est pas seulement un «opérateur», comme le sont parfois les chefs de cabinet, il a également a un talent de communicateur, la faiblesse de Lionel Carmant. Jonathan Valois est en mesure de voir venir les pièges et sait structurer une annonce. Avant son retour en politique au sein du gouvernement Legault, il était consultant en communication dans le secteur privé. Pour résumer : il sait comment le citoyen ordinaire va recevoir une nouvelle. Ça aide à calibrer la réponse d’un ministre.
Marie Barrette devient pour sa part la nouvelle directrice des communications de Lionel Carmant, un poste qui n’existait pas au cabinet du ministre. Depuis 2014, elle était aux communications internes de Loto-Québec, mais ce n’est pas pour cette expertise que le bureau du premier ministre l’a recrutée. Marie Barrette connait la machine gouvernementale comme le fond de sa poche et presque tous les journalistes sur la colline parlementaire. Elle a servi dans les cabinets de Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Pauline Marois, pour laquelle elle est devenue attachée de presse et conseillère, presque confidente, durant ses années comme cheffe du PQ et première ministre. Elle a traversé des crises. Elle n’a pas froid aux yeux et son style direct a fait sa renommée.
Leur première tâche : diminuer l’improvisation. Le ministre doit voir venir les questions et se préparer à y répondre.
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De plus, un ministre ne peut passer ses journées à éteindre des feux, surtout lorsque ce n’est pas sa force. Il ne doit pas seulement être sur la défensive. Pour ce faire, il doit prendre les devants sur certains sujets, susciter de la nouvelle et de l’intérêt sur des enjeux qu’il maîtrise et avec lesquels il est à l’aise. Il se détendra et deviendra un meilleur communicateur. «Il faut semer des graines si on veut récolter politiquement plus tard», m’a déjà expliqué un conseiller politique.
Le nouveau cabinet de Lionel Carmant tentera de recentrer le ministre sur ses forces : son expertise avec les jeunes, ce qu’il souhaite accomplir, et pourquoi il est en politique, alors qu’il pourrait faire autre chose dans la vie, notamment retourner aider les enfants à Sainte-Justine. C’est quelqu’un de studieux, hautement intelligent, qui peut aborder des enjeux complexes lorsqu’il est bien préparé.
L’automne de Lionel Carmant sera occupé : démarrage de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, présidée par Régine Laurent, reprise du débat sur le projet de loi 2 sur le cannabis, Forum international de santé publique sur le cannabis en septembre, préparation d’une grande conférence sur la dépendance des jeunes à l’écran… C’était le temps de lui envoyer des renforts.
La possibilité de simplement le rétrograder ou de le retirer de ce ministère, comme des analystes politiques l’ont suggéré le printemps dernier, n’est pas complètement écartée. Un mandat, c’est long.
Mais ce n’est clairement pas la volonté du premier ministre, qui veut donner toutes les chances à son ministre, qui a droit à une indulgence que d’autres ne peuvent espérer. Pourquoi?
Pour comprendre, il faut remonter 10 ans en arrière et faire un détour par les terrains de soccer d’Outremont.
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Lionel Carmant était à la CAQ avant que la CAQ existe. Le neuropédiatre de Saint-Justine, voisin de François Legault à Outremont, participait à la réflexion de son ami alors que la Coalition avenir Québec n’était qu’un vague projet politique qui réunissait quelques personnalités autour de l’ancien ministre péquiste.
Il y a une quinzaine d’années, le fils et la fille de Lionel Carmant jouaient au soccer avec les deux fils de François Legault. Carmant est un fou du ballon rond. C’est son sport. Il jouait dans la ligue de l’hôpital Sainte-Justine. Mais le long de la ligne de touche, ce n’est pas de soccer qu’il discutait avec François Legault — qui préfère de loin le tennis, le hockey et le baseball — mais des problèmes d’apprentissage chez les enfants en bas âge. Une préoccupation commune des deux hommes.
Leurs réflexions se sont influencées mutuellement pendant des années. «Je ne sais pas qui a le plus influencé qui, parce que dans ce domaine, ils peuvent presque compléter les phrases de l’autre», me raconte quelqu’un qui les a côtoyés régulièrement.
Le conseiller et alter ego politique de François Legault, Martin Koskinen, connait également Lionel Carmant grâce à des amis qui ont étudié la médecine en même temps que lui.
Par amitié, Lionel Carmant a été aux premières loges de la renaissance politique de François Legault.
À l’époque, Lionel Carmant a peu d’intérêt pour la politique. À Sainte-Justine, où il est l’un des grands spécialistes nord-américains de l’épilepsie chez les enfants, il s’implique peu dans les comités de l’hôpital. Le midi avec les collègues, il ne discute pas du système de santé et de ce qu’il ferait pour régler les problèmes.
Au printemps 2018, lorsque l’équipe de François Legault laisse filtrer l’idée qu’il pourrait devenir ministre de la Santé dans un éventuel gouvernement Legault, avant l’arrivée de Danielle McCann, ses confrères de Sainte-Justine sont sceptiques. «Il n’avait aucune vision du système de santé en général. Ça ne l’intéressait pas. Il était dans son monde très spécialisé et ça lui allait», me raconte un médecin qui l’a côtoyé et qui préfère ne pas être nommé pour pouvoir parler franchement.
Lionel Carmant est souriant et apprécié de ses collègues, mais il ne projette pas l’image de quelqu’un qui a envie de changer sa société au-delà de sa spécialité.
Pourtant, par amitié, Lionel Carmant a été aux premières loges de la renaissance politique de François Legault.
Ironiquement, tout commence quand l’histoire devait se terminer.
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Le 25 juin 2009, François Legault, 52 ans, annonce à l’Assemblée nationale son retrait de la vie politique, à la surprise générale. Un éclatant soleil perce le pare-brise de sa Audi A6 noire qui le ramène de Québec vers Montréal. François Legault a le sourire facile du gars qui part pour de longues vacances, un poids énorme de moins sur les épaules. Martin Koskinen, aujourd’hui son chef de cabinet à la tête du gouvernement, est à ses côtés, comme toujours.
Le téléphone sonne dans l’habitacle de la voiture. C’est l’ancien premier ministre Lucien Bouchard, qui, de sa voix grave, le félicite pour son départ du PQ. Lucien Bouchard, qui avait recruté François Legault en politique à l’époque, est encore l’un de ses proches aujourd’hui.
«Il est temps de prendre du temps pour toi et ta famille», lui dit alors Lucien Bouchard, qui a vécu l’énorme sacrifice que la politique impose sur la vie personnelle. Puis, il ajoute, sérieux : «Il est aussi temps de penser à ton avenir politique.»
En ce début d’été 2009, le politicien d’expérience qu’est Lucien Bouchard a flairé l’humeur changeante de l’électorat. L’offre politique ne plaît plus à des milliers de citoyens québécois. Le taux de participation aux élections est en chute libre. Ce «marché électoral» en mutation n’a pas échappé non plus à François Legault. Mais à ce moment, il ne pense qu’à rentrer dans ses terres.
Jusqu’en janvier 2010, François Legault va décrocher de la politique et passer du temps avec sa femme, Isabelle Brais, et ses deux adolescents, Xavier et Victor, alors âgés de 16 et 15 ans. Il se cherche une nouvelle vie, songe à écrire un livre ou à devenir analyste économique dans les médias. Il rencontre des présidents d’entreprise, qui lui offrent des emplois – notamment chez Desjardins Capital de risque.
Mais lentement, le goût de la politique lui revient. On sous-estime souvent la difficile désintoxication de la politique pour ceux qui en sont devenus accros. Et visiblement, Lucien Bouchard avait vu juste pour François Legault.
«Faire la transition de la médecine à la politique, c’est difficile. On a le devoir de l’aider dans cette transition»
Un peu plus d’un an après sa retraite de l’Assemblée nationale, le 11 septembre 2010, François Legault rassemble une vingtaine de personnes dans sa grande maison d’Outremont pour discuter de politique. La journée est magnifique et les invités se massent sur la terrasse, un verre de bière ou de vin à la main. Des bouchées sont servies.
Des grands noms du monde des affaires y sont : Charles Sirois, Normand Legault, Christiane Germain et Jean Lamarre, notamment. D’anciens politiciens, comme Joseph Facal, croisent des penseurs politiques comme Guy Laforest, Christian Dufour et Jean-Herman Guay, ainsi que des gens du monde des médias, comme Jean-François Lépine — un partenaire de tennis de Legault — et le chroniqueur Christian Rioux, du Devoir. Des personnalités du milieu de l’éducation y sont également, comme Bruno-Marie Béchard et Chantal Longpré.
Au fil des rencontres qui mèneront à la rédaction d’un manifeste (l’idée vient de Charles Sirois), le groupe s’étiole. Certains refusent de plonger, nerveux. Pour d’autres, leur intérêt pour la politique n’est pas aussi marqué que celle de l’ancien péquiste.
Lionel Carmant, lui, ne se défile pas. Même qu’il y prend goût. En février 2011, il est l’un des signataires du Manifeste pour l’avenir du Québec, embryon des idées que défendra plus tard la CAQ. Avec l’actuel ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, il est du groupe depuis le début.
«En éducation, on allait voir Roberge et en santé, c’était Lionel», raconte une personne qui a contribué à la réflexion des premières semaines, mais qui préfère ne pas être nommée parce qu’elle n’a plus de lien avec l’actuel gouvernement.
La fidélité en politique, c’est une valeur cardinale de bien des chefs, dont François Legault. L’adversité forge des liens.
Mais voilà, la politique, c’est la gestion du chaos. On est loin des laboratoires dans lesquels Lionel Carmant étudiait de nouveaux traitements pour contrôler les crises d’épilepsie et les dommages cérébraux qu’elles induisent. Des questions sur le cannabis provenant d’une meute de journalistes en point de presse, c’est très différent d’une salle de conférence tamisée remplie de spécialistes venus comprendre le rôle des réserves de calcium intracellulaire et leur libération par les récepteurs de glutamate métabotropique. (Je ne suis pas assez savant pour écrire une telle phrase, c’est dans sa biographie).
«Faire la transition de la médecine à la politique, c’est difficile. On a le devoir de l’aider dans cette transition», m’explique une source au gouvernement.
Le cabinet de François Legault vient d’envoyer du renfort pour sauver le soldat Carmant. Ils ont bon espoir d’y arriver. Lionel Carmant est conscient des efforts et des ajustements nécessaires. Il est en politique pour les bonnes raisons. Certains finissent par réussir leur transition, d’autres pas. Les prochains mois seront importants pour ce médecin spécialiste devenu politicien.