En politique, les blessures auto-infligées font le plus mal. Jacques Parizeau avait une jolie expression en forme de mot-clic avant son temps : « s’autopeluredebananiser ». Ça laisse une impression de désorganisation. Ou alors la perception que le parti a tenté de nous en passer une « petite vite ». Dans les deux cas, ce n’est pas une qualité recherchée chez un politicien.
Le lieutenant d’Andrew Scheer au Québec, Alain Rayes, devait savoir qu’il jouait avec le feu en déclarant au Journal de Montréal en fin de semaine dernière que la porte était fermée à double tour sur le droit à l’avortement. « Andrew Scheer a confirmé qu’il ne permettrait pas à l’un de ses députés de présenter un projet de loi antiavortement », a-t-il affirmé.
Or, c’est faux. C’est même le contraire. Andrew Scheer a toujours dit que s’il devient premier ministre, son gouvernement ne déposerait pas de projet de loi pour restreindre le droit à l’avortement, mais que ses députés d’arrière-ban pourraient le faire et que ce serait un vote libre.
La déclaration d’Alain Rayes a fait bondir les groupes pro-vie (ou antichoix) d’un bout à l’autre du pays, eux qui travaillent actuellement à faire élire le plus de candidats antiavortement possible. Le lieutenant de Scheer au Québec a dû faire son mea culpa et reconnaitre que c’est la position de son chef qui prévaut.
Une phrase échappée en entrevue ? Possible, mais Alain Rayes avait visiblement utilisé ce même argument pour recruter plusieurs de ses candidates au Québec, de sorte que la nouvelle vedette du parti, la nageuse Sylvie Fréchette, s’est mise dans l’embarras dès sa première entrevue en contredisant l’animateur Patrick Masbourian à la radio de Radio-Canada, qui tentait de savoir comment elle interprétait le fait que ses collègues puissent déposer des projets de loi privés sur l’avortement. « Je peux vous confirmer que c’est faux. C’est faux, c’est totalement faux », a-t-elle coupé l’animateur. Elle avait tort parce qu’on ne lui a pas transmis la bonne information.
Plusieurs candidates ont même senti le besoin de réitérer publiquement leur confiance envers Alain Rayes hier sur les réseaux sociaux, lui qui a réussi le tour de force de recruter 40 % de candidates au Québec en vue des élections, une hausse significative par rapport au 11,5 % des conservateurs en 2015.
Pourquoi est-ce que ce débat sur l’avortement nuit à Andrew Scheer, qui a pourtant la même position que son prédécesseur Stephen Harper ? Pour trois raisons.
D’abord, ça place le Parti conservateur sur la défensive à quelques jours du déclenchement de la campagne électorale, alors que Scheer souhaite attaquer le bilan de Justin Trudeau. Il s’en dégage une impression de désorganisation dont je parlais en ouverture, au moment où le Parti libéral resserre l’écart dans les sondages.
Ensuite, Andrew Scheer n’est pas Stephen Harper. Même si on l’affuble souvent du surnom « Harper 2.0 », il est pratiquement inconnu de la population. Harper, à force de persévérance et de mandats minoritaires sous surveillance, avait bâti une relation de confiance avec l’électorat. Quand il affirmait ne pas vouloir rouvrir ce débat, la vaste majorité des Canadiens y croyait.
Au moment où les électeurs commencent à tendre l’oreille pour écouter Andrew Scheer, ils entendent que le chef du PCC est un conservateur social qui a déjà voté contre les mariages gais et pour restreindre le droit à l’avortement à la Chambre des communes. Et ils ne savent pas quoi en penser. Il a beau promettre, que fera-t-il s’il détient une majorité de sièges ? Et puisque Scheer n’est pas particulièrement à l’aise en entrevue lorsqu’il aborde ces sujets émotifs et moraux, l’électeur indécis lève un sourcil.
L’ancien directeur des communications de Stephen Harper, Andrew MacDougall, signe une chronique dans le magazine Maclean’s dans laquelle il affirme que ce type de controverse pourrait contribuer à définir Andrew Scheer aux yeux des progressistes-conservateurs (surnommé les Red Tories) ou des libéraux fiscalement conservateurs, qui ne comprennent pas les malaises du chef du PCC sur ces questions. Une tranche de l’électorat dont Andrew Scheer a besoin pour gagner. Ces électeurs peuvent commencer à douter et à écouter la rhétorique du Parti libéral, qui ne va pas lâcher le morceau, dit-il.
Pour mieux connaître le chef conservateur, et comprendre d’où viennent ses positions sur les enjeux moraux (il y a du père et de la mère là-dedans), je vous suggère bien humblement mon grand portrait publié dans le magazine en juin dernier : « Le prochain premier ministre ? Qui est Andrew Scheer ? »
Finalement, la maison de sondage Angus Reid a mesuré que 52 % des Canadiens n’ont pas encore fait un choix définitif en vue du scrutin du 21 octobre prochain. Une proportion normale à l’approche d’une campagne électorale. Ce qui sort de l’ordinaire, c’est l’immense proportion d’indécis chez les femmes de moins de 35 ans. Pas moins de 74 % d’entre elles n’ont pas fait leur choix. C’est le segment électoral le plus indécis au pays. Le deuxième ? Les femmes de 35 à 54 ans, à 55 %.
Comment pensez-vous qu’un débat sur l’avortement résonne dans ces deux groupes électoraux importants ? C’est ça…
En 2015, Justin Trudeau avait fait le plein de vote chez les jeunes et les femmes, l’aidant à se hisser au pouvoir (voir mon analyse sur le vote des jeunes à l’époque : « Justin Trudeau peut dire merci aux jeunes »). Il a de nouveau besoin de ces deux groupes pour se maintenir en poste.
Et c’est au Québec et dans les provinces atlantiques que les intentions de vote sont les moins figées, selon Angus Reid. Or, ce sont les deux endroits où la remise en question du droit des femmes à l’avortement est la moins populaire.
Le chef libéral doit coaliser autour de lui le vote progressiste pour espérer barrer la route aux conservateurs, dont la base électorale est fidèle et mobilisée. C’est ce qui sous-tend toute la stratégie de la campagne libérale à venir, dont le slogan « Choisir d’avancer » fait écho aux craintes de cet électorat d’un retour en arrière aux années Harper.
Un débat d’un autre temps, comme l’avortement ou le mariage gai, ne peut que servir Justin Trudeau. Et nuire à Andrew Scheer, qui devra trouver un moyen de dissiper les doutes.