Du nationalisme canadien-français au projet souverainiste: quelle continuité?

La clé de voûte d'un Québec souverain est d'abord la tradition française enracinée et adaptée au Québec, enrichie par la dynamique des interactions qu'elle a connue dans le passé et continue de connaître avec toutes les autres cultures qui l'accompagnent et s'y associent.

Vers la République québécoise



On l'a souvent dit: la Révolution tranquille n'est pas advenue subitement en 1960; elle avait été préparée par différentes voies et diverses voix au cours des années qui l'ont précédée. Dans la même veine de pensée, il faut reconnaître que le projet souverainiste n'est pas, lui non plus, apparu par hasard et sans passé dans l'espace public québécois des années 50 et 60: il avait été préparé, et depuis bien plus longtemps que la Révolution tranquille. Il puise une partie de ses racines dans le nationalisme canadien-français de la première moitié du XXe siècle.

Je ne suis pas un historien du nationalisme canadien-français. Mais il a été l'univers politique que j'ai habité durant la première partie de ma vie. Et j'en garde un vif souvenir, parfois assez différent de ce que je lis aujourd'hui à son sujet. C'est adolescent, étudiant dans un des collèges classiques de l'époque, que j'ai connu et pratiqué ce nationalisme, sans doute comme un certain nombre d'autres individus de ma génération.
Ce nationalisme canadien-français que j'ai connu était au moins aussi canadien que canadien-français. Il était porté et inspiré par un projet canadien, par l'image d'un Canada à venir que nous espérions voir un jour se réaliser. Ce Canada rêvé serait avant tout composé de deux peuples fondateurs: le français de la première colonie et l'anglais de la conquête. Entre ces deux peuples, un contrat avait été conclu, croyions-nous, avec la Confédération canadienne, qui était censée reconnaître l'égalité de l'un et de l'autre. Cette vision allait finalement un jour, selon ce qu'on pouvait espérer, remplacer la présente domination de l'anglais, associée à l'appartenance du Canada à l'Empire britannique. Logique avec cette position, ce nationalisme canadien-français prônait l'indépendance du Canada, sa séparation d'avec l'Empire ou le Commonwealth.
Il s'agissait donc d'un projet essentiellement souverainiste et indépendantiste du pays canadien à venir. Ce Canada nouveau, il fallait activement travailler à son avènement. C'est ce que nous faisions en réclamant que disparaissent les symboles du colonialisme britannique, pour les remplacer par les signes annonciateurs d'un Canada libre et indépendant. Par exemple, nous demandions qu'un drapeau canadien vienne remplacer l'Union Jack, ou le drapeau de la marine marchande qui tenait lieu de drapeau canadien, et qu'un hymne national se substitue au God Save the King britannique.
Un Canada bilingue
Une autre condition apparaissait logiquement essentielle à la réalisation de ce projet: que ce Canada des deux peuples fondateurs se reconnaisse comme bilingue. Les campagnes pour la bilinguisation du Canada prenaient deux voies complémentaires. La première consistait à réclamer que l'administration fédérale soit entièrement bilingue: je me souviens avoir écrit de nombreuses lettres pour exiger de la part de tel ou tel ministère, et surtout de ce qui s'appelait alors le Dominion Bureau of Statistics, des documents en français et une réponse en français. À cette époque, nous pouvions écrire sans frais de poste à toute instance du gouvernement fédéral: nous ne nous gênions pas pour en profiter largement. La seconde campagne était menée en faveur de la reconnaissance d'écoles françaises hors du Québec, notamment en Ontario, au Manitoba et au Nouveau-Brunswick. L'anglicisation par l'école -- entre autres -- des Canadiens-Français des autres provinces canadiennes nous paraissait scandaleuse et pouvait être pour l'avenir le plus grand obstacle à la réalisation du projet d'un Canada égalitaire.
Tel que je l'ai connu, ce nationalisme canadien-français n'était donc pas que canadien-français. Il était à la fois canadien et canadien-français: il était le porteur du projet d'un Canada décolonisé et de l'espoir du statut égalitaire qu'y occuperaient les Canadiens français. Par ailleurs, ce nationalisme canadien-français n'avait aucune teinte d'antisémitisme. Je me souviens, par exemple, que dès qu'il circula parmi nous, nos professeurs dénoncèrent vivement le Protocole des sages de Sion comme un faux, d'inspiration antisémite. Par ailleurs, ce nationalisme s'accompagnait d'un catholicisme conservateur. Nous appuyions Franco dans la guerre espagnole et vénérions Pétain. Le conservatisme social cohabitait avec le nationalisme sans que, dans nos esprits, l'un soit essentiel à l'autre.
Les rejetons du nationalisme
Le nationalisme canadien-français a sans doute été le mouvement politique le plus important, le plus puissant du Québec du début du XXe siècle, sinon avant. Et il est toujours vivant, tout en se transformant comme tout ce qui est vivant. Il compte plusieurs rejetons: j'en identifie quatre. Il a d'abord été un des principaux facteurs de l'éclosion et de l'expansion du nationalisme canadien, maintenant triomphaliste. Le rêve canadien-français d'un Canada indépendant s'est réalisé, sans doute en lien avec d'autres facteurs, notamment l'antiaméricanisme puissant qui régna dans une partie de l'intelligentsia canadienne-anglaise des années 60 et 70.
Le rêve nationaliste canadien-français d'un grand Canada assez accueillant pour nous accommoder, celui de ma jeunesse, a survécu et survit toujours: c'est le deuxième rejeton. On le retrouve chez les Québécois francophones qui se disent à la fois «fédéralistes» et «autonomistes», promoteurs des intérêts du Québec, tenants du caractère distinct, voire de l'autonomie de «la Belle Province».
La Révolution tranquille et ses suites ont été un troisième rejeton du nationalisme canadien-français: menée sous le signe du «maître chez nous», elle disait clairement l'aspiration longtemps contenue de la prise en charge de l'économie du Québec à la fois par un État québécois fort, par une jeune bourgeoisie qui découvrait ses ambitions et ses potentialités et par un syndicalisme militant.
Enfin, le projet souverainiste, apparu au moment où éclate la Révolution tranquille, fut et demeure un héritier du nationalisme canadien-français qui l'a préparé. Il a pu paraître lui tourner le dos, comme aujourd'hui encore, mais il est indubitable qu'il s'en est nourri. Quand, à ses débuts, il proclamait «le Québec aux Québécois», il voulait dire «le Québec aux Canadiens français».
Mais surtout, le mouvement souverainiste a progressivement rallié un nombre croissant de militants de toutes origines qui prenaient progressivement conscience que le rêve canadien-français du Canada s'avérait définitivement illusoire. Dans le Canada en voie de réaliser son indépendance, les Canadiens-français perdaient sans cesse du terrain: le thème des deux peuples fondateurs était à jamais rejeté, le biculturalisme remplacé par le multiculturalisme, les pouvoirs centralisateurs du gouvernement fédéral renforcés, les «cadeaux» fédéraux toujours et plus que jamais attendus. Avec l'apport de l'immigration, la minorisation des Canadiens français dans ce nouveau Canada était inéluctable, et d'autant plus inacceptable qu'elle signifie à plus ou moins long terme une évidente perte de pouvoir politique tandis que se profile à l'horizon la menace d'une extinction en douceur.
Jusqu'à l'indépendance
C'est une telle analyse qui menait à ce qui est apparu la seule solution logique: faire du Québec le pays qui remplacera le rêve canadien; échanger le statut indéfiniment minoritaire au sein du Canada pour celui de majoritaire dans un Québec indépendant. Une partie de l'énergie combative du nationalisme canadien-français en faveur d'un nouveau Canada s'est redéployée dans le jeune projet indépendantiste québécois.
Le mouvement indépendantiste a eu beaucoup à faire pour se dégager de l'étiquette ethnique qu'on n'a cessé de lui accoler. Il a donc eu tendance, et de plus en plus, à prendre ses distances du «vieux» nationalisme canadien-français, comme s'il lui fallait en récuser l'héritage. Et pourtant, la filiation est bien évidente, à la condition de ne pas voir dans le souverainisme d'hier et d'aujourd'hui un clone du nationalisme canadien-français. En adoptant le Québec comme pays, le souverainisme a ouvert la notion du Québécois d'une manière que l'on dit «inclusive»; la survie du français ne passe plus par le bilinguisme canadien mais par la Charte de la langue française.
Il faut le reconnaître: le projet de l'indépendance du Québec n'a de sens que s'il est fondé dans la continuité avec ce passé, encore bien récent, et sur lui. Ce n'est pas dans le reniement de ce passé, auquel on reconnaît les ambiguïtés de son temps, qu'il peut trouver son épanouissement. La clé de voûte d'un Québec souverain est d'abord la tradition française enracinée et adaptée au Québec, enrichie par la dynamique des interactions qu'elle a connue dans le passé et continue de connaître avec toutes les autres cultures qui l'accompagnent et s'y associent.
Guy Rocher, Professeur au département de sociologie et chercheur au Centre de recherche en droit public de l'Université de Montréal


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