Samedi dernier, le 26 janvier, à l'émission "Je l'ai vu à la radio", animée par Franco Nuovo, il y avait une table ronde* autour de la question: "Y a-t-il un intellectuel dans la salle?" regroupant Jean-Marc Piotte, Jean-Philippe Warren et Dany Laferrière. Cette table ronde faisait suite à la publication d'un texte de ce dernier, dans La Presse du 29 décembre 07, texte resté pratiquement lettre morte, malgré son style provocateur, l'écrivain Louis Hamelin ayant été le seul à lui répondre publiquement.
Je n'avais pas lu ce texte, j'en ignorais même jusqu'à l'existence, lorsque j'ai entendu notre Dany national en parler sur les ondes de Radio-Canada et renchérir, verbalement cette fois, sur ce qu'il avait écrit près d'un mois auparavant. Revient-il sur la question pour avoir enfin des réactions, en mal qu'il est, peut-être, de communication sérieuse? Le voici alors bien tombé, car il en prendra pour son rhume, sous la plume de la croqueuse de mots le prenant au mot! - Alors voici.
Mon cher Dany,
Je ne sais si nous sommes, vous et moi, entre intellectuels (l'écrivain romancier que vous êtes est-il aussi un intellectuel? un penseur, un philosophe? quelqu'un qui se donne la peine d'ANALYSER une situation avant de crier tout simplement au loup lorsque sa sensibilité "tropicale", comme vous définissez votre tempérament, se sent terriblement chatouillée?), mais moi, j'en suis une et je fais toujours gaffe de ne pas tomber dans les idées toutes faites non réfléchies, dans la stricte réaction émotive et dans les préjugés. Il me faut généralement une semaine, et encore bien davantage de temps de lecture, d'analyse et de réflexion, pour rédiger chacune de mes chroniques où j'applique exactement et minutieusement ce que vous dites être le travail de l'intellectuel: "faire face à un problème en l'analysant sous tous les angles possibles". Or, aujourd'hui, si je prends la peine de vous répondre, c'est parce que ce n'est PAS DU TOUT ce que vous faites.
C'est lors des travaux de la Commission Bouchard-Taylor que vous auriez constaté ce silence des intellectuels, écrivez-vous. Mais où regardez-vous donc, Dany? Dans quelle direction se tendent vos oreilles? Que lisez-vous? Et, surtout, comment avez-vous suivi les travaux de la Commission B-T? Combien de mémoires qui y ont été présentés et déposés avez-vous lus? Connaissez-vous au moins leur nombre et la proportion de mémoires INDIVIDUELS qui figurent dans la liste? - De toute évidence, vous ne le savez pas ou, alors, vous ne VOULEZ PAS le savoir et encore moins le dire et en parler. Allez consulter la liste des mémoires présentés devant les commissaires (tous ceux qui n'ont été que déposés ne sont toujours pas, malheureusement, disponibles sur le site) et regardez attentivement le nombre d'individus qui se sont donné la peine de se prononcer sur la question des accommodements. - Assez impressionnant merci, et bien loin du prétendu silence que vous avez perçu, vous, alors que moi, j'ai entendu un concert de voix multiples, si nombreuses que la grande scène de Céline Dion, à Las Végas, ne suffirait pas à les contenir!
Que lisez-vous, justement? Sûrement pas tous ces mémoires-là, provenant d'individus ou d'associations dans lesquelles les intellectuels sont souvent regroupés, ni Jean-François Lisée, ni Mathieu Bock-Côté, ni Denise Bombardier et combien d'autres encore, ni tous ceux et celles qui écrivent sur Vigile, pour ne nommer que ce site web de brassage d'idées. Si vous pensez à tel et tel intellectuel qui ne s'est pas manifesté, alors, nommez-les, SVP, au lieu de tous les accuser en bloc comme vous le faites.
Bien entendu, vous n'avez pas davantage pensé à tous les profs de philo qui ont fait réfléchir leurs élèves, et continueront d'ailleurs à le faire, sur la question des accommodements... - Il n'y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre, ni plus aveugle que celui qui ne veut pas regarder, ni voir.
Vous signalez qu'au Québec, "on ne fait pas de débats". Nuançons: la plupart des Québécois et Québécoises les apprécient peu, c'est vrai, comme ils n'aiment guère parler de la politique "qui ne mène à rien et s'avère être du pareil au même, plus ça change, plus c'est pareil". Mais avouez que cette fois, on s'est vraiment mouillé et on en a eu tout un, et nous sommes la seule société à avoir osé faire ce débat-là!
Au Québec, Monsieur, on n'aime pas la chicane, et qui dit débat, discussion, dit chicane... Cette association, dans l'âme populaire, est peut-être inexacte - quoique en partie fondée, avouez-le, - mais voilà, le peuple québécois préfère généralement se taire et endurer, tolérer, plier et se plier, jusqu'à ce que le vase déborde et le fasse déborder du même coup! - C'est exactement ce qui est arrivé avec certaines demandes d'accommodement qui ont mené tout droit à la mise sur pied de la Commission B-T.
Parlons-en de cette Commission, où "le fond du sujet n'a pas été abordé", avez-vous prétendu, samedi dernier, sur les ondes de Radio-Canada. L'affaire, c'est que vous non plus ne l'avez pas abordé! En tout cas, vous ne l'avez pas identifié et pour savoir quel est ce "fond du sujet" - normalement, ce sont les accommodements eux-mêmes - il faut vous lire entre les lignes ou le déduire de ce que vous avez dit samedi dernier, et je cite textuellement vos propos radiophoniques: "Quand je suis allé dans La Presse, c'était pour dire: Ecoutez, il y a des gens, - parce que, à la fin de la Commission, j'ai commencé par entendre des gens dire: tout compte fait, tout a été finalement positif, tout a été globalement positif, au Québec, comme toujours, la démocratie a fini par triompher, il n'y a pas eu de sang, et tout s'est bien passé. Alors, avant même les résultats de la Commission, les médias, les gens, la rumeur publique commençaient à rendre... Et ce n'est pas ça que j'ai entendu chez les immigrants. J'ai entendu des gens dire: "Pendant un mois et demi, on s'est fait insulter dans les médias, chaque soir, on ouvrait la télévision, nos enfants regardaient et nous demandaient: Mais vous êtes d'où? et vous êtes qui, à vous laisser insulter comme cela"? - Même si, vous allez dire, sur 10 personnes qui parlaient, 9 disaient des choses intéressantes, mais il suffit que chaque soir vous entendez une personne seulement humilier, avilir et insulter les gens, pour qu'on se sente blessé."
C'est donc cela, et non les demandes d'accommodements, "le fond du sujet" de la Commission B-T? En ce cas, ouvrez encore vos oreilles pour entendre ceci, Monsieur Dany. Pendant plus d'un an, nous, nous nous sommes fait traiter de racistes, d'ethniques, de xénophobes, d'antisémites et d'islamophobes sans dire un mot, en courbant l'échine comme si nous étions réellement coupables de ces crimes, et nous avons fini par nous réveiller et nous demander: "Mais qui sommes-nous, et d'où, et de qui venons-nous, pour nous laisser sans cesse insulter et rabaisser de la sorte?" - Moi, ce que je cherche à expliquer et que je ne cesse de dénoncer, c'est ce "flot d'insultes" qu'on jette à notre tête depuis déjà trop longtemps. En admettant que ce soit vrai que "83% des interventions dans les médias en 2007, à propos des communautés culturelles, étaient d'ordre négatif", il faut dire que les Québécois de souche font partie de ces communautés et ont été aussi, sinon davantage malmenés dans ces mêmes médias.
Dans l'affaire des accommodements, Monsieur Dany, aller à contre-courant, quitte à déplaire, oui, c'est dénoncer ce discours dénigreur sur nous, c'est dénoncer la belle rectitude politique qui exige de nous d'être inconditionnellement favorables au relativisme culturel, à tout accepter sous prétexte de tolérance et d'ouverture, à étouffer notre esprit critique et à éviter à tout prix de manifester le moindre désaccord, la moindre opposition à certains comportements, à certains us et coutumes. Le véritable COURAGE intellectuel, lui, consiste à les mettre clairement sur la table au lieu de sans cesse refuser de les nommer et de les cacher, plutôt, sous le tapis. Tout le monde, sauf quelques irréductibles, a peur de se mouiller, en effet, en refusant de nommer les choses par leur nom. Le vrai "fond du sujet" de la Commission B-T, c'est peut-être bien celui-là, Monsieur Dany. Car ce qui ressort surtout de tout ce qui s'est dit et écrit, c'est la rectitude politique et une réelle grande empathie pour les immigrants et immigrés et les problèmes qu'ils rencontrent. Alors, vous pouvez aller vous rhabiller avec votre dixième blessant. Ce qui compte essentiellement, c'est le reste que vous maintenez volontairement dans le placard, ce sont ces neuf dixièmes que vous taisez sciemment, on ne sait trop pourquoi d'ailleurs.
Ce qui risque de rompre le tissu social, Monsieur, c'est cette justice du "deux poids, deux mesures", ce "lynchage social" des Québécois de souche bien plus que celui de certains membres de certaines communautés culturelles que nous sommes parfaitement en droit de critiquer. Ceux qui risquent de rompre le tissu social, ce sont bien "les taizeux", j'entends, ici, ceux qui font silence sur la réelle ouverture et les réels efforts de plein d'organismes, d'institutions et d'individus pour favoriser l'intégration des immigrants, et sur les cas problématiques d'accommodements..
Que les Québécois de souche aient réagi à ce dénigrement collectif en se tournant vers Mario Dumont ou vers le PQ, qui ont osé affirmer que nous pouvions dire NOUS sans être pour autant exclusifs et fermés, il n'y a là rien d'étonnant, c'est, au contraire, une réaction normale et même saine. Le "flot d'insultes", s'il y en eut un, a coulé de toutes parts, de toutes sources et de presque toutes les communautés, la musulmane en tête, ayons le courage de le dire, puisqu'il le faut bien. Contrairement à ce que Jean-Marc Piotte a affirmé, ce n'est pas là défendre "le vieux fond de xénophobie d'une partie de la population qui a peur et qui est ignorante." - Voilà encore du dénigrement contre lequel nous avons le courage de nous élever, Monsieur Piotte et Cie. Et vous, Monsieur Dany, vous définissant comme "plutôt tropical, solaire, et non tourmenté", faites donc briller dans notre ciel les rayons du soleil, plutôt que nous en cacher la vue par de gros nimbus chargés d'électricité. Le Québec s'en portera beaucoup mieux, et nous vous en saurons certainement gré.
* Référence pour la table ronde:
Cliquez sur "Ecoutez l'extrait audio" et allez à 4:25 min.
L'extrait que j'ai cité commence à 24:45.
CHRONIQUE DE LA CROQUEUSE DE MOTS
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2 commentaires
Jacques Deschenes Répondre
14 février 2008Merci Mme Saulnier,
Tout à fait juste autant dans le ton que dans le fond. J'ajouterais que tout le débat fait parti d'un apprentissage de communication autant sur le plan individuel que collectif.
Dire et nommer un malaise fait parti d'un débat sain. Ici au Québec nous conjugons souvent le verbe aimer avec le verbe se taire. Aimer c'est d'endurer disait-on. Alors une approche plus poussée de la communication nous montre qu'il est sain de verbaliser un inconfort sans pour autant dénigrer ou amoindrir la personne qui a suscité cet inconfort.A mon avis c'est ça qui s'est passé à la Commission Bouchard-Taylor.
Qu'un individu appartienne à telle ou à telle religion, ça je l'accepte très bien. Mais que l'on vienne me dire, par exemple, que le voile est pour empècher les hommes d'avoir des pensées impures, ça ne passe pas et fait mal. Suis-je islamophobe pour autant ? Non
Il est bon de mentionner que pour beaucoup de religions le simple fait de discuter, remettre en question un dogme, comme nous l'avons fait ici au Québec, est un crime grave, voir même dans certains pays, passible de mort. Comme disait M. André Drouin : " Notre Dieu à nous est accomodant ". Ce fait, d'être capable de dire les choses, se doit d'être dit et vécu haut et fort.
Oui à la diversité non à l'anarchie. L'anarchie arrive justement quand les hommes et les femmes qui composent un peuple se ferment la trappe et fabrique l'effet " Presto". au lieu de s'assoir et discuter, on se ferme et on "pompe" nos nerfs...ça c'est dangereux
Bonne continuation et merci pour le travail de synthèse.
Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre
1 février 2008Mme Saulnier,
Je fais une seconde tentative pour vous remercier d'avoir pondu ce texte avec tant de doigté que de fermeté. Il est vrai que Dany peut impressionner des panelistes à la TV en roulant de gros yeux ou en élevant la voix. Mais avec la rigueur de votre préparation vous parlez au nom de plusieurs personnes qui tiennent à ce que justice soit rendue par l'équité des points de vue publiés. Nous attendons avec impatience sa réaction afin de voir jusqu'où a pu porter votre argumentation.