Par Emmanuelle Bonneau - C'est une révolution dans les médias : un site internet participatif met sous le nez de trois poids lourds du journalisme la plus grosse fuite de documents de l'Histoire, et les force à récouper des informations dont ils ne connaissent pas la provenance.
« Si c'est du bon journalisme, c'est controversé par nature », se défend Julian Assange, fondateur du site WikiLeaks, en publiant plus de 90 000 rapports confidentiels sur la guerre en Afghanistan.
Créé en décembre 2006, WikiLeaks -est un site « Wiki », autrement dit auquel chacun peut contribuer. Il permet et encourage la diffusion de données confidentielles, la plupart du temps institutionnelles (« We open governments » promet son compte Twitter), tels les millions de SMS interceptés le 11 septembre 2001 ou la liste des membres du BNP, le parti britannique d'extrême droite, incluant des policiers.
Cette fois, il entraîne dans sa croisade pour « l'ouverture des gouvernements » des titres choisis de la presse internationale : le quotidien américain The New York Times, le britannique The Guardian et l'hebdomadaire allemand Der Spiegel ont eu la primeur de ces documents confidentiels.
L'alliage est unique : le participatif de WikiLeaks -ou la culture du « whistleblowing » (lancer des alertes)- a permis de réunir des documents que des médias traditionnels respectés -The New York Times, The Guardian et Der Spiegel- ont été chargés de recouper.
Et ce avant leur publication sur WikiLeaks, une formule révolutionnaire pour l'auto-proclamé « service de renseignement du peuple », censé s'affranchir du journalisme d'investigation.
Jusque là, l'inverse s'était déjà produit : des données que la presse n'avait pas publiées avaient été reprises par WikiLeaks (des »documents relatifs aux activités du courtier en pétrole Trafigura [condamné dans l'affaire des déchets toxiques du Probo-Koala, en Côte d'Ivoire], que The Guardian s'est vu empêcher de publier. »)
Comment WikiLeaks a partagé ses documents
Le partage, qui a lieu « il y a quelques semaines » selon la note aux lecteurs du New York Times, s'est effectué sans que WikiLeaks renseigne la provenance de ces rapports.
Le quotidien américain dit avoir travaillé « environ un mois » au décorticage et au recoupement de ces données avant de publier son dossier, de concert avec ses deux confrères :
« Les trois journaux se sont mis d'accord pour publier simultanément leurs articles, mais les ont préparés séparément. »
The Guardian -notamment lors de la confection d'une carte de 300 incidents clés recensés dans les rapports confidentiels- et The New York Times affirment avoir pris le soin d'exclure de publication toute information pouvant permettre l'identification des sources de renseignement ou nuire aux troupes de l'Otan combattant sur place. Le quotidien américain ajoute :
« A la demande de la Maison Blanche, le New York Times a exhorté WikiLeaks à ne pas publier sur son site de documents dommageables. »
Pourquoi jouer le jeu de WikiLeaks ?
The New York Times et The Guardian se sont expliqués, l'un dans une note à ses lecteurs, l'autre par vidéo.
Tout d'abord, rien n'indique que les rapports soient faux. « Les représentants du gouvernement ne nient pas l'authenticité des informations », note The New York Times.
Michael Calderone, chef du bureau à Washington raconte :
« En fait, je me suis rendu à la Maison Blanche et je leur ai laissé ce que nous avions. Nous l'avons fait pour leur donné l'opportunité de commenter et de réagir. Ils l'ont fait.
Ils ont aussi loué la façon dont nous avons géré la chose, le fait de leur avoir laissé une chance d'en discuter, et pour avoir traiter cette information avec précaution. Et pour avoir été responsables. »
Ensuite, parce que s'il est avéré, le contenu de ces rapports, en plus d'être « d'intérêt public » selon The New York Times, est édifiant ; Julian Assange, le fondateur australien de WikiLeaks, évoque même des « preuves de crimes de guerre », en plus de la révélation « de la vraie nature de cette guerre ».
Ce lundi, lors de sa conférence de presse, Assange a carrément comparé cette fuite -la plus importante de l'histoire militaire récente- à « l'ouverture des archives de la Stasi ».
Enfin, parce que les concurrents sont sur le coup. Sur Politico.com, le journaliste Glenn Thrush analyse :
« Le rapport de WikiLeaks a représenté un dilemme unique pour les trois journaux qui ont reçu des copies de 92 000 rapports sur la guerre en Afghanistan. Ils n'ont pas pu vérifier la provenance de ces rapports -comme ils l'auraient fait s'ils les avaient trouvé eux-mêmes- et ils ne pouvaient pas empêcher WikiLeaks de les publier, qu'ils écrivent dessus ou non. »
Quel intérêt pour WikiLeaks ?
Le fondateur de WikiLeaks a sans doute partagé ces documents en priorité avec quelques sources choisies (et créditées pour leur sérieux) pour qu'ils « buzzent ».
En octobre, il expliquait que plus est disponible une histoire, même énorme, plus les journalistes l'ignorent.
« C'est contre-intuitif. On croit que plus le document est important, plus il sera rapporté mais c'est absolument faux. Ça a avoir avec l'offre et la demande. Une offre faible entraîne une demande forte, cela a de la valeur. Dès que nous diffusons la matière, l'offre est infinie donc la valeur perçue approche le zéro. »
Les grosses machines que sont les trois quotidiens partenaires de WikiLeaks ont les moyens humains de travailler au recoupement des données et donc de leur apporter de la valeur : The Guardian a mobilisé des reporters, des spécialistes de la région et des experts de données (qui ont traduit 400 abréviations militaires).
Ensuite, ce type de gros coup médiatique créé un appel d'air pour le site, a expliqué en conférence de presse ce lundi à 13 heures à Londres, Julian Assange :
« Nous avons fait naître une énorme réserve de révélations dénonciatrices. […] Après la diffusion de la vidéo [dite du] “Meurtre collatéral”, nous avons fait face à une augmentation substantielle du nombre de soumissions. […] Nous avons un énorme éventail de matière et nous essayons d'en venir à bout. […] Il y a plus à venir. »
WikiLeaks a encore sous le coude environ 15 000 nouveaux documents, dont il devrait, une nouvelle fois, écarter les plus dangereux.
Et si WikiLeaks a régulièrement des ennuis avec la justice -son créateur vit caché-, cette fois, il pourrait y échapper. Sur Twitter, Mark Knoller, correspondant de CBS News à la Maison Blanche, affirme qu'un porte-parole du Président lui a assuré que Barack Obama n'ordonnera pas d'enquête sur la fuite de ces documents, bien qu'il en condamne la publication.
Le tweet de Mark Knoller.
Le scénario pourrait être différent en France. Gérard Chaliand, géopolitologue expert en guérilla, s'inquiète ainsi qu'aucun journal français n'a fait partie du trio gagnant :
« C'est un constat courageux : ce n'est pas en France que l'on publierait ce genre de rapports. Ce lundi matin, il y a en avait des pleines pages en Grande-Bretagne dans The Guardian, en Allemagne dans Der Spiegel et aux Etats-Unis dans The New York Times. Rien en France dans Le Figaro ou Le Monde… »
Photo : Julian Assange tenant The Guardian, le 26 juillet à Londres (Andrew Winning/Reuters).
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