Les cinq quotidiens ayant hérité d'une masse de documents rassemblés par le site WikiLeaks ont publié des informations qui appartiennent davantage à la catégorie des trivialités qu'à celle du secret-défense. Que Berlusconi soit un fêtard et Sarkozy un être susceptible, que Merkel soit indécise et les chefs des nations sunnites effrayés par l'ambition nucléaire de l'Iran chiite, tout un chacun le savait déjà. Quant à l'ordre donné aux ambassadeurs par le secrétariat d'État américain d'espionner leurs homologues, il étonnera uniquement les crédules.
En attendant la communication des centaines d'infos que ces journaux se promettent d'analyser ou de publier, il reste que ce nouvel épisode, ce coup d'éclat, met en relief un fait qui nous semble essentiel: l'univers américain du renseignement est hors de contrôle. On se souviendra que dans la foulée du 11-Septembre, une réforme des agences du secret fut entreprise afin de mettre un terme, entre autres choses, au déficit de communication constaté entre le FBI, la CIA et autres organisations.
À la suite de cette réforme, force est de constater que la furia avec laquelle celle-ci a été menée a pris la forme de la meule de foin. Qu'on y songe: actuellement, trois millions d'individus détiennent l'autorisation donnant officiellement accès à certains secrets, et parmi eux, un million ont en main le certificat de sécurité «top secret». Ces gens-là, tenez-vous bien, produisent annuellement 50 000 rapports qui sont des analyses, quand ils ne sont pas la simple retranscription de discussions. Résultat net, cette inflation altère en partie la qualité du secret ou de l'information.
Cette inflation met en lumière un changement majeur dans l'univers de l'ombre: la privatisation du renseignement, de l'espionnage. Dans une enquête remarquable qui a duré plus d'un an, deux journalistes du Washington Post ont révélé au début de l'automne que 2000 entreprises privées exécutent des contrats d'espionnage. On répète: 2000 entreprises qui sont en concurrence entre elles, qui ont parfois des intérêts contradictoires.
Prenons l'exemple de Blackwater, l'armée privée la plus puissante du monde qui fut le sujet d'un livre écrit par le journaliste américain Jeremy Scahill. Soit dit en passant, la version française de ce bouquin qui donne froid dans le dos est paru chez Actes-Sud. Toujours est-il que dans les derniers chapitres de son ouvrage, Scahill rapporte que Blackwater a créé une filiale de renseignements ayant obtenu de gros contrats du Pentagone. Et alors? Non seulement cette entreprise s'est-elle immiscée dans la production de rapports ultra-secrets qui se retrouvent sur le bureau du président, mais elle a de plus signé des contrats avec des... pays étrangers! Notamment au Moyen-Orient, notamment avec les nations sunnites, ennemies jurés de l'Iran chiite.
On raconte cela parce que des experts américains ayant mis en doute la possibilité qu'une personne et une seule ait alimenté WikiLeaks, il est peut-être probable qu'un groupe d'individus ou un État aient mis la main, si l'on ose dire, à la pâte. Cela étant, cette histoire confirme, comme si besoin était, que le secret électronique est une contradiction dans les termes. Ceci n'est pas trivial, mais tout ce qu'il y a de terre-à-terre.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé