Peut-on et faut-il tout dire? En amour comme en politique et surtout en matière de diplomatie, est-il souhaitable de jouer visière totalement levée, de dénuder les moindres secrets, d'exposer les petites pensées intimes, d'étaler tous les plans?
La diffusion de dizaines et bientôt de centaines de milliers de câbles diplomatiques américains par le site Internet WikiLeaks stimule les questionnements sur les bienfaits et les méfaits comparés de la transparence. La mère de tous les coulages est relayée par cinq publications de prestige (le New York Times, The Gardian, El País, Le Monde et Der Spiegel) qui trient et analysent la manne.
Sans surprise, la plupart des gouvernements dénoncent l'opération enclenchée cette semaine. Le président Nicolas Sarkozy la juge «irresponsable». Des éditorialistes n'en pensent pas moins. Celui de L'Est républicain en France parle d'une «transparence despotique». Un autre (dans Le Figaro) y voit de l'«exhibitionnisme inquiétant». Le Washington Post a carrément réclamé la fermeture du site wikileaks.org, décrit comme une «entreprise criminelle».
Le professeur Marc Raboy de l'Université McGill juge au contraire très favorablement la diffusion à l'arraché. «Tout ce qui contribue à la transparence des mécanismes de gouvernance de nos sociétés est une bonne chose, dit le titulaire de la chaire Beaverbrook en éthique, média et communication. C'est précisément pour cette raison qu'existent les médias et les technologies de l'information: elles outillent les citoyens pour leur permettre de suivre et d'intervenir dans les choses qui les concernent.»
Sa collègue de l'Université Laval Anne-Marie Gingras trouve au contraire que ce noble principe de publicité et de rationalité se casse les dents sur la réalité. «J'observe encore dans WikiLeaks le fantasme libertaire qu'on retrouve à toutes les étapes du développement d'Internet, dit la professeure de science politique, spécialiste des médias. La transparence et la responsabilité, ce n'est pas la même chose. La transparence totale, c'est aussi donner toutes les munitions à l'ennemi. Qui nous dit par exemple que dans les documents dévoilés, il n'y a pas des informations codées d'un niveau de dangerosité élevé que seuls des experts peuvent identifier?»
Bonne et lourde question. Reste que dans ce cas précis, l'ancien et le nouveau s'allient pour démêler les cartes: le Web diffuse en vrac des documents déjà expurgés d'informations jugées trop sensibles alors que les médias traditionnels trient, analysent et relaient la matière brute. Environ 120 reporters des deux continents ont cartographié l'Himalaya de dossiers au cours des dernières semaines.
«On se retrouve avec le meilleur des deux mondes, commente Marc Raboy. Les médias plus crédibles traitent l'information brute, qui est aussi diffusée comme telle en même temps. N'importe qui peut donc passer le premier filtre et fouiller les documents à la source. Évidemment, la très grande majorité des gens se contentera de la pointe de l'iceberg.»
WikiLeaks pratique ainsi ce que les pros appellent le «data journalism», soit la diffusion de données complexes accompagnées de fines analyses. Les défenseurs du genre y voient la fleur actuelle de l'enquête, la recherche des preuves profitant des nouvelles technologies pour les extraire et les diffuser toutes. «C'est certainement mieux de faire comme ça que de ne pas médiatiser la production», reconnaît la professeure Gingras en jugeant le cas concret.
Évidemment, l'intérêt vient aussi de la forte et juste impression de pénétrer dans un cercle jusqu'ici interdit du pouvoir. Mme Gingras souligne alors le contexte politique de la naissance et du développement du site controversé depuis 2006, le gouvernement américain ayant entraîné le monde dans une guerre qui perdure après avoir fabriqué le casus belli des armes de destructions massives.
«On ne veut plus que les autorités nous cachent trop de choses, dit-elle. En 1990 et en 2003, les deux guerres en Irak ont été déclenchées par des mensonges. Beaucoup de gens sont furieux parce qu'on nous ment. Il y a donc aussi, avec WikiLeaks, la volonté de donner une leçon de transparence. Mais je le répète: cet étalage pose de réels problèmes.»
Le professeur Raboy relie à son tour ces révélations au temps, celui du futur proche. Pour lui, celles concernant par exemple les états d'âme des diplomates, mais aussi leur vision du monde, se montreront vite plus intéressantes pour les historiens que pour les journalistes. «D'ici deux ou trois ans, quand les chercheurs auront pris la peine de passer à travers les milliers de pages, on obtiendra certainement une belle synthèse, conclut-il. Il y a là des renseignements importants sur la seule superpuissance de notre temps. Son gouvernement, sa manière de prendre des décisions nous concernent tous dans le monde. C'est aussi dans ce sens que je salue cette transparence.»
La transparence en question
La mise en ligne des dossiers diplomatiques par WikiLeaks sert-elle la démocratie?
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