Censure de la presse en Wallonie

Ce n'est pas au moment de sa plus belle santé qu'un système montre sa plus forte agressivité, mais quand il se sait condamné.

Chronique de José Fontaine

Je me fais ici le relais d'un texte publié par les directeurs de toutes les écoles de journalisme en Wallonie et à Bruxelles, par définition bien informés de ce qui se trame dans les rédactions et peu enclins à se mouiller ensemble sauf sur une information indiscutable. Pourtant, en un premier temps, ce qu'ils proposaient comme «carte blanche» (c'est ainsi que l'on appelle les tribunes libres chez nous), a été refusé par les deux plus importants journaux francophones Le Soir et La Libre Belgique, à vrai dire non par les journalistes, mais la direction de ces journaux. La liberté de la presse n'est pas nécessairement celle des journalistes. Non par paresse, mais parce que ces textes disent tout, je me permets de les reproduire. Ils sont parfaitement compréhensibles et clairs. Sauf le terme «C4» qui désigne chez nous le formulaire remis aux personnes congédiées d'une entreprise et qui doivent se présenter à l'organisme qui paye les allocations de chômage. Après ces textes, je ferai un bref commentaire.
Un courriel d'un professeur de l'Université libre de Bruxelles
A la suite du licenciement brutal de quatre journalistes, y compris la rédactrice en chef, du principal hebdomadaire belge francophone d'actualité, Le Vif-L'Express (groupe Roularta), une "carte blanche" (texte ci-dessous) a été rédigée par l'Association des Journalistes Professionnels et par des professeurs d'université responsables des principales écoles de journalisme à Bruxelles et en Wallonie.
La publication de ce texte a été refusée par les deux quotidiens de référence en Belgique francophone,
Le Soir et La Libre Belgique. Les auteurs de ces textes sont aussi consternés par ce refus que par les faits qui ont suscité le texte. Contournant ce refus de même engager le débat, nous avons entrepris de faire circuler ce texte par tous les moyens disponibles en dehors des médias dont l'auto-censure ne fait que démontrer par l'absurde les constats très inquiétants soulignés par le texte. Nous vous invitons à diffuser largement ce texte. Sa circulation virale démontrera la futilité des efforts de ceux qui pensent qu'il est encore possible aujourd'hui d'étouffer la circulation d'idées qui dérangent ceux qui, par ailleurs, se posent en défenseurs d'une société du dialogue et du débat.
François HEINDERYCKX,

Professeur ordinaire

Dépt des sciences de l'information et de la communication

Université Libre de Bruxelles (ULB)

Les universités wallonnes et bruxelloises contre la censure
Voici la carte blanche rédigée par l'Association des Journalistes Professionnels et des professeurs d'université à propos du conflit au "Vif" et refusée par Le Soir et La Libre Belgique.
Un journalisme mis au pas
Le brutal licenciement signifié sans motif, le jeudi 22 janvier, à quatre journalistes chevronnées de l'hebdomadaire Le Vif /L'Express n'est pas qu'une péripétie douloureuse au sein d'une grande entreprise, comme il s'en déroule hélas chaque jour dans le pays. La mise à l'écart de collaboratrices qui comptent jusqu'à vingt ans d'ancienneté au sein du magazine, et qui en ont forgé les valeurs autant que la réputation, relève en l'occurrence d'une épuration dont les intentions manifestes sont inquiétantes pour la liberté rédactionnelle du Vif en particulier et pour le journalisme en général.
Le directeur du Vif/L'Express, qui s'était déjà signalé antérieurement à Trends/Tendances par une propension à distribuer des C4, et qui en est, au Vif, à 6 licenciements, 2 départs et 2 déplacements imposés, l'a précisé lui-même : aucune raison économique ne l'a poussé à congédier la rédactrice en chef et 3 rédactrices spécialisées l'une en politique intérieure, l'autre en sciences, la troisième en culture. Invoquant des relations dégradées entre l'équipe de rédaction et la rédactrice en chef, la direction – qui n'a pas réussi à résoudre ces problèmes – a choisi la manière la plus radicale d'y mettre fin. Le prétexte est non seulement léger mais, en outre, il ne concerne pas toutes les journalistes concernées.
La valse des licenciements, entamée au Vif voici bientôt trois ans, traduit en réalité une obsession constante : mettre au pas la rédaction du premier magazine d'information générale de la Communauté française, qui avait précisément fondé sa crédibilité sur une totale indépendance d'analyse et de jugement, tant à l' égard de ses propres actionnaires –- le groupe flamand Roularta –- que vis-à-vis des différents pouvoirs, politiques comme économiques, de la société belge.
Durant plus de deux décennies, Le Vif/L'Express a pu défendre un journalisme exigeant, soucieux d'abord de la pertinence et de l'utilité, pour ses lecteurs, des sujets qu'il abordait. Au nom de cette éthique, il pouvait parfois estimer nécessaire de fâcher un annonceur, de heurter un ministre ou de consacrer une couverture à un thème moins vendeur.
Tout cela n'est plus allé de soi dès l'instant où, inquiétée par une légère érosion des ventes, la haute direction de Roularta s'est laissée convaincre qu'il fallait remplacer les journalistes expérimentés, couper les têtes qui dépassent, et faire de la docilité aux impératifs économiques de l'entreprise un credo admissible.
L'éditeur du Vif n'est pas le seul à déposséder ainsi la rédaction de sa capacité à penser ses priorités et à définir ses champs d'action. En Belgique comme à l'étranger, trop d'entrepreneurs de presse choisissent, parfois sous le prétexte des difficultés économiques, d'appauvrir les contenus, de réduire les effectifs, de se priver de plumes critiques et d'esprits libres, de mettre au placard des talents fougueux, et de préférer des chefs et sous-chefs soumis.
Le Vif n'est pas le seul, mais il est l'unique hebdomadaire d'information générale largement diffusé en Communauté française. Ceux qui l'épuisent aujourd'hui de l'intérieur portent à cet égard une responsabilité devant l'ensemble de l'opinion.
A l'inquiétude pour l'avenir de ses journalistes chassés, mais aussi de ceux qui restent, s'ajoute la stupéfaction face à la brutalité sociale : convoquées un soir par un SMS sur leur portable, les quatre licenciées ont été renvoyées sur le champ de grand matin, avec interdiction formelle de repasser par la rédaction pour emporter des effets personnels. Deux heures sous surveillance leur ont été concédées, le samedi suivant, pour cette besogne. De quelle faute gravissime, de quel délit, ces quatre-là étaient-elles donc coupables pour mériter un tel mépris ? Rien ne justifie une telle violence dans les relations sociales, qui en l'occurrence se double d'un réel mépris pour le droit du travail et contraste avec l'image de la paisible entreprise familiale qu'aime à se donner Roularta. La réaction de la Société des Journalistes du Vif – qui observait dès jeudi un arrêt de travail - comme le soutien inconditionnel de l'Association des Journalistes Professionnels et des syndicats, indiquent que la limite de l'acceptable a été franchie.
La crise financière, la chute des revenus publicitaires, la diversification technologique des médias et les investissements qu'elle réclame ne pourront jamais justifier à nos yeux que le journalisme soit réduit à sa seule valeur économique, que les journalistes ne soient plus les chiens de garde de la démocratie mais seulement des petits soldats zélés chargés de vendre des contenus formatés pour les impératifs commerciaux à court terme.
Nous avons besoin de rédactions expérimentées, en effectif suffisant, libres et indépendantes. Comme nous avons davantage besoin de matière grise, d'expertise, de culture et de réflexion journalistique étayée que de mise en scène spectaculaire de papiers vulgarisés à l'extrême pour plaire au plus grand nombre. Les comportements de certains managers et les plans d'économie concoctés au nord comme au sud du pays ne vont pas dans ce sens. Maintenons à nos médias leurs capacités intellectuelles : respectons les journalistes !
- Martine Simonis, Secrétaire Nationale de l'Association des Journalistes Professionnels
- Pascal Durand, Professeur ordinaire à l' Université de Liège
- Benoit Grevisse, directeur de l'école de journalisme de Louvain (Université catholique de Louvain)
- François Heinderyckx, Professeur ordinaire à l'Université Libre de Bruxelles
- Claude Javeau, Professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles
- Jean-Jacques Jespers, directeur de l'école universitaire de journalisme de Bruxelles (Université Libre de Bruxelles)
- Hugues le Paige, journaliste
- Gabriel Ringlet, Professeur émérite de l'Université catholique de Louvain
- Marc Sinnaeve, Président du Département journalisme de l'IHECS (Institut des hautes études de communication sociale)

Bref commentaire
L'autorité des signataires est incontestable. J'ai été d'autant plus porté à leur donner raison que je sais par ailleurs 1) que le propriétaire du Vif est exagérément soucieux de rentabilité depuis les débuts du journal (c'est logique mais pas à ce point), 2) que LE VIF ne me frappait pas du tout par son non-conformisme. Il a été longtemps dans toutes les salles d'attente de coiffeurs et de médecins. Il est vrai que les collègues licenciées, notamment Dorothée Klein et Isabelle Philippon, avaient pris l'initiative de sortir des sentiers battus en matière de religion par exemple ou également sur la question nationale en Belgique. Les médias belges sont demeurés silencieux sur cette brutale mise à pied jusqu'à ce que la prise de position des professeurs, par sa diffusion sur la toile, devienne un événement dont ils ne pouvaient plus ne pas parler. Les Unes du VIF (illustrant le non-conformisme des journalistes licenciées), qui ont été montrées à la télé jeudi soir concernaient notamment les rapports entre Wallons et Flamands. Ce n'est pas la radicalité (relative), de ces Unes sur ces questions qui explique tout, mais en partie au moins. Ce qui me le fait penser, c'est que depuis la crise ouverte en juin 2007 (et qui en un certain sens se poursuit toujours), il y a dans une grande partie de la petite-bourgeoise wallonne et bruxelloise une crispation formidable sur la Belgique unitaire (dont certains réclament même le rétablissement!). Il y a bien des indices de cette peur de l'avenir et du rejet des réalités présentes qui vont très loin dans l'autonomie. Je l'ai observée lors de conférences, sur Wikipédia, dans les réactions de certaines de mes classes (des sursauts contre le simple emploi du mot Wallonie comme si c'était une grossièreté). Ce n'est pas au moment de sa plus belle santé qu'un système montre sa plus forte agressivité, mais quand il se sait condamné.
Les militants, la liberté et l'objectivité
Au-delà - et je le dis pour souligner l'importance de supports comme VIGILE mais pas seulement - la dépendance de la presse n'est plus celle qu'elle subirait de pouvoirs politiques ou économiques identifiables. Mais c'est celle dont elle souffre à l'égard des nécessités économiques en général dans la mesure où un travail journalistique même seulement (très) relativement dérangeant, gêne les annonceurs en général. Il suffit de voir les causes vraiment, très très peu dérangeantes pour lesquelles les vedettes du sport, de la chanson, du cinéma consentent à s'engager (???). C'est toujours des questions qui ne font pas débat. Et c'est compréhensible car ces hommes et femmes sont aussi souvent des hommes ou femmes sandwichs (parfums, fast-food etc.). C'en est même désespérant. Quand on songe que Zola s'était exposé à un procès difficile le menaçant d'être mis en prison! Nous qui militons, nous ne devons certes pas repousser l'autocritique, la nuance, la volonté de tenir compte des points de vue opposés aux nôtres. Mais si nous devons savoir que nous risquons la partialité, l'excès, la bêtise, ce n'est jamais du conformisme, qui ne troublera jamais rien, que viennent les chercheurs des vérités qui feront vivre. Ce n'est pas de ce côté que se lèvent les défenseurs de la Liberté. Parce qu'ils sont minoritaires et dérangeants les militants ont même de meilleurs rapports avec l'objectivité que le ronron dominant. Ne serait-ce que parce que, eux, sont obligés de recourir à l'argumentation dont peuvent se passer les ronronneurs serviles et fabricateurs d'ersatz journalistiques (1)
José Fontaine
(1) Mot entendu à la radio (qui tout de même a une vraie liberté chez nous), pendant que je rédigeais cette chronique.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    14 juillet 2014

    S‘il est une chose à laquelle je tiens autant que vous, c’est la liberté d’opinion de chacun de nous. Quelle que soit sa ligne de pensée et quelle que soit sa vision des choses… il a le droit de donner un avis personnel. Pour autant que ses écrits ne soient ni injurieux ni racistes. Cependant, on est obligés de constater que partout, en Belgique, (je ne vais parler d’ailleurs… je vis ici) on subit une censure de plus en plus sévère qui veut museler ceux dont vous dites qu’il faut « couper les têtes qui dépassent » ! Je le remarque tous les jours dans mes interventions sur certains forums ou autres endroits destinés à donner son avis comme « RTL be ». Jamais de grossièretés, jamais de racisme, jamais de « parti-pris » simplement le ressenti après la lecture d’un article. Si l’avis ne va pas dans la direction de pensée du journaliste modérateur qui se trouve, à ce moment-là, derrière les claviers… au moment de rédiger l’intervention (car selon les heures ça passe ou ça ne passe pas), pas question de "voir" ce que l’on a écrit pour donner son avis... comme demandé par RTL. Je me demande même si le nom ou le pseudo de la personne ne devient pas « persona non grata » a bien surveiller et de toute manière à ne diffuser qu’après 22 heures. À ce moment-là, ils courent moins de risque d’être lus ! Je note que dans « le Figaro », cette censure est, de loin, moins radicale et laisse les lecteurs avoir des avis qui fusent de toutes les couches de la société. De la gauche à la droite en passant par les sans avis ou les déçus politiquement.