J'emprunte ce titre à un petit texte que j'ai placé dans la rubrique Québec de la revue TOUDI en ligne.
«C'est quoi un être humain ? Pendant plusieurs années, j'ai pensé vraiment que l'assimilation était notre seule voie raisonnable. Être chinois, japonais, espagnol ou algérien, cela a-t-il vraiment une importance ? À ce niveau d'abstraction, non. Ce n'est pas être plus homme qu'être blanc. Mais nul n'est homme sans être d'abord de tel ou tel pays, de telle ou telle culture. Il n'y a pas d'être humain abstrait. On est noir, ou blanc, ou jaune, ou mulâtre. On ne peut flotter hors l'humanité dans une essence abstraite. Un être humain n'est pas un destin théorique dans l'univers des principes. C'est une réalité terriblement incarnée, avec les limites que cette situation impose mais aussi dans la richesse que donne cette expérience. Sous cet aspect, chaque langue, chaque culture, chaque société dit et réalise l'humanité, l'accomplit en un lieu donné. Elle la limite aussi, mais cette limite même fait partie intégrante de la réalité et constitue une dimension de l'expérience. Quand certaines cultures ne voient ailleurs que des limites et chez elles une pure humanité sans restriction, nous sommes alors en plein impérialisme.» [André Beauchamp, théologien québécois, en 1979, cité par Andrée Ferretti et Gaston Miron, Les grands textes indépendantistes, L'Hexagone, Montréal, 1992.)
De telles paroles venues du Québec n'ont pas été sans effet dans la prise de conscience wallonne.
Un dialogue entre James Baldwin et Margaret Mead
Pierre André Taguieff qui vient de diriger cette année un magnifique Dictionnaire historique et critique du racisme publié aux PUF, travaille depuis des décennies sur ces questions. Il a analysé aussi dans Esprit le phénomème observé dans maints débats où celui qui «gagne» est le premier qui parvient à traiter le premier son interlocuteur de «raciste».
Je voudrais attirer l'attention sur un problème bien particulier qu'il traite au moins depuis 1987, année où il publie Le Racisme et son double (Paris Gallimard, 1987), et qui est la contradiction des deux antiracismes possibles. Ils apparaissent dans le dialogue entre l'écrivain noir James Baldwin et la grande anthropologue américaine Margaret Mead :
«M.MEAD — En ce temps-là, je préconisais trois choses : apprécier les différences culturelles, respecter les différences politiques et religieuses et ne tenir aucun compte de la race. N'en tenir absolument aucun compte.
J.BALDWIN— Ne tenir aucun compte de la race. Voilà qui paraissait, certes, parfaitement sage et vrai.
M.M.— Oui, mais il n'en va plus de même. Vous voyez, ce n'était pas vrai en réalité. C'était faux parce que ...
J.B. — Parce qu'on ne peut pas tenir compte de la race.
M.M. — On ne peut pas ne pas tenir compte de la couleur de la peau. C'est une chose trop vraie. Quand nous préconisions d'éliminer la question de la race... et j'étais tellement fière, croyez-moi, nous étions tous fiers, quand il nous arrivait de l'oublier.»
[[M.Mead, J.Baldwin, Le Racisme en question, Paris, Calman-Lévy, 1972.]]
Roger Bastide qui préface l'édition française de l'ouvrage remarque que Margaret Mead, blanche, libérale (et antiraciste comme Baldwin), rêve de Blancs qui se revendiqueraient de leurs ancêtres noirs et de Noirs qui se revendiqueraient de leurs ancêtres blancs, de telle façon que soit rétablie l'unité de la famille humaine. Mais, dit Bastide, Balwin ne peut l'accepter. Taguieff commente : «L'opposition des argumentations est claire : d'une part, le primat de l'assimilation par l'égalité des droits et des traitements; d'autre part, le primat de la conservation ou du développement des caractères constitutifs d'une identité «authentique»[[Le Racisme et son double, p. 400.]].»
Deux formes d'antiracismes
Pour Taguieff, il y a là deux formes d'antiracismes, celui de Mead est préoccupé par le primat de l'assimilation, de l'égalité des droits et des traitements. Mais cette préoccupation peut être ressentie par Baldwin comme une manière d'être assimilé à l'univers des Blancs au point de perdre une authenticité à laquelle il ne veut en aucun cas renoncer.
L'antiracisme de Mead insiste sur la ressemblance entre les hommes, celui de Baldwin sur le fait que les hommes sont différents. On peut ajouter, me semble-t-il, que l'antiracisme de Mead est celui des dominants (bien sûr libéraux), du monde occidental, sûr de lui et de ses valeurs, un «individuo-universalisme», celui d'une élite blanche «qui s'est forgé une pensée transculturelle» alors que Baldwin parle au contraire «au nom d'un groupe nègre qui veut rester fidèle à une culture communautaire [[Préface de Roger Bastide à Le Racisme en question, p. 26.]].»
En mars-avril 1993 dans la revue Esprit, Pierre-André Taguieff reprend cette question sous le titre Comment peut-on être raciste?.
Il y définit en 1), un antiracisme qui s'oppose à l'impérialisme occidental et colonial, racisme qui propose une seule idée de forme de vie humaine qui est la forme de vie occidentale. Cet antiracisme est un antiracisme «différentialiste», à la base, au fond, des luttes du tiers monde en faveur de la décolonisation, luttes menées en faveur de la reconnaissance de la diversité humaine.
Il y définit en 2), un antiracisme qui s'oppose au racisme biologisant. Ce racisme qui exalte aujourd'hui une forme particulière (plus culturelle) de vie humaine proposée subrepticement ou plus ouvertement comme supérieure à toutes les autres.
Celui que suggère, par d'innombrables sous-entendus le Front national actuel de Marine Le Pen. Elle a clairement récusé le racisme affiché et assumé de son père qui se multipliait d'ailleurs en déclarations antisémites.
Mais le national-populisme de la jeune femme (voir cet article dans Dictionnaire historique et critique du racisme), garde la composante de type «préférence nationale», c'est-à-dire une réponse à la mondialisation qui recèle toujours une position d'exclusion à l'égard des étrangers et un racisme plus ou moins sous-entendu, fondé non plus sur la biologie, mais la culture, qui emprunte aussi à l'antimondialisme d'extrême gauche. Mais non à son internationalisme [[Dictionnaire historique et critique... p. 1371.]].
On peut résumer cela en disant que la première forme d'antiracisme prône la diversité humaine et la seconde forme l'unité humaine. En concentrant cela au maximum, on a une contradiction logique insurmontable qui rend impossible une unité du moins logique de l'humanité.
Les humains sont semblables versus Les humains sont différents.
Il est heureux qu'elle ne le soit pas! Ce qui fonde l'unité des hommes ce n'est pas la logique, mais la fraternité qui suppose à tout instant la difficulté des conflits à surmonter, la difficulté des dialogues entre des êtres humains différents. La capacité à surmonter les conflits et les malentendus entre êtres humains de civilisations différentes, c'est la meilleure garantie contre une unité humaine totalitaire où plus aucun conflit, malentendu ni dialogue de ce genre ne seraient permis.
Un conflit de devoirs
Dans son Dictionnaire... Taguieff reprend cette opposition entre les deux antiracismes. Il oppose deux actions, la première «en vue de rendre possible l'unification de l'humanité, et de faire respecter également tout individu, quelle que soit son origine ; mais cette action en vue de réaliser l'unité de l'espèce humaine, ne peut échapper au risque de favoriser l'uniformisation de l'humanité[[Dictionnaire, p. 87.]].» . Et la seconde action est menée «en vue de préserver la diversité culturelle de l'espèce humaine; et ce, au risque d'absolutiser les différences ou les identités collectives, et bien sûr d'y enfermer les individus de façon contraignante[[Dictionnaire, p. 87.]].»
Au lieu cependant de parler d'unité tragique de l'humanité, il pense aujourd'hui que les deux actions peuvent se réclamer de deux obligations morales contradictoires. La première étant que l'on ne fasse jamais certaines choses à autrui peu importe les conséquences (ne pas mentir, respecter la diversité culturelle). C'est l'impératif catégorique kantien qui est d'ordre déontologique .
La deuxième exige que l'on fasse ce qui produira le plus grand bien à ceux qui seront touchés par notre action, et son principe est d'ordre conséquencialiste.
Bien qu'il dise que les deux impératifs sont exclusifs l'un de l'autre, Taguieff propose ensuite de considérer que ne sont respectables dans les différences culturelles que les normes et valeurs universalisables, ce qui permet de libérer de la prison de l'absolutisme culturel, par exemple les droits de l'homme et la démocratie pluraliste qui bien que nées en Occident peuvent valoir pour d'autres peuples. Ou de rejeter certaines pratiques dites «culturelles» qui s'opposent au respect de l'intégrité physique d'autrui comme, à mon sens, l'excision.
Il ajoute enfin qu'en fonction des contextes, l'action à mener peut pouvoir être jugée soit prioritairement universaliste, soit prioritairement différencialiste.
Il faut, me semble-t-il, revenir à l'idée que ce sont les groupes dominés qui peuvent être surtout concernés par le différencialisme. Les Québécois, comme les Wallons, savent que, à cette aspiration différencialiste, leur est opposée un prétendu universalisme qui ne vise qu'à les réduire et dont la visée est, je ne dirais pas raciste, mais de l'ordre du rejet.
Les frontières sont faites pour être ouvertes et la fermeture inconditionnelle comme l'ouverture à tout-va détruisent l'humanité.
Il y a un exemple belge que je voudrais donner des déviations extrêmes de l'antiracisme de type 2 (qui vise l'unité des humains). Certes, ce projet n'a jamais été envisagé que de manière fantasmatique et c'est irréalisable, bien entendu.
Mais voici : j'ai déjà entendu certains unitaristes belges proposer, pour un temps, que l'ensemble des Flamands aillent habiter en Wallonie (et y parler le français), tandis que l'ensemble des Wallons iraient en Flandre (pour y parler le néerlandais).
Ensuite chaque groupe, ayant subi ce lavage de cerveau collectif pourrait après une ou deux générations, regagner sa terre natale. Ce qui est visé ici, ce n'est pas l'entente entre êtres humains, mais la destruction totalitaire en vue de leur suppression.
Il arrive —il ne s'agit bien entendu que de fantasmes, mais révélateurs—que ce qui est proposé aux Wallons et aux Flamands soit d'adhérer au modèle bruxellois des premières années du XXe siècle où on était à Bruxelles dans un système de diglossie, avec un parler bruxellois incorporant tant du français que du néerlandais.
Indépendamment de l'infaisabilité d'une telle mesure, elle était viciée à la base puisque, alors, tant les Wallons que les Flamands parlaient — et parlent toujours—outre le français et le néerlandais, une langue régionale qui est de manière dominante en Wallonie, le wallon (avec ses diversités et d'autres langues) et une diversité de flamands (ainsi que d'autres langues).
En outre, ce n'est pas d'abord la langue qui oppose Flamands et Wallons mais le fait qu'il s'agit de deux sociétés très différentes que l'histoire et la géographie ont façonnées de manière vraiment très différente—l'histoire et notamment celle de l'impossible unité belge qu'un Etat somme toute puissant (l'Etat belge [[L'Etat belge s'est créé le 4e Empire colonial du début du XXe siècle par sa superficie et a mis en grave échec l'armée allemande les 15 premiers jours de la Première guerre mondiale, 15 jours décisifs selon certains historiens. Cette armée était sans doute alors l'armée la plus puissante au monde, capable d'aligner plus d'un million d'hommes tout le long de la frontière belgo-allemande les premiers jours d'août.]]), a tenté de leur imposer.
J'ai retenu des Mémoires de guerre du général de Gaulle la réaction qu'il éprouve quand, en 1942, reçu par Roosevelt, il écrit avoir été frappé par ses projets universalistes et en même temps ce que ces projets recélaient d'impérialisme. Evidemment, on est toujours l'universaliste-impérialiste de quelqu'un.
L'indépendantisme wallon ou québécois sont-ils racistes?
Chronique de José Fontaine
José Fontaine355 articles
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur...
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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.
Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...
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2 commentaires
Archives de Vigile Répondre
17 novembre 2013Merci Monsieur Fontaine, cette lecture est très édifiante.
Archives de Vigile Répondre
17 novembre 2013M. Fontaine,
Le royaume de Belgique fait la preuve qu'il est difficile de faire cohabiter dans un même pays deux ethnies différentes, en l'occurence Wallons et Flamands.
C'est pourquoi je m'interroge sur la pertinence au Québec de faire entrer 50 000 immigrants par année de partout dans le monde.
Car imaginez combien il doit être difficile de faire cohabiter sur un même territoire des douzaines d'ethnies différentes s'il est difficile d'en faire cohabiter deux.