Penser Wallonie, penser Québec

Chronique de José Fontaine

Je pense au Québec tout en sachant que Wallonie et Québec sont très, très différents. Mais, au-delà des différences, il y a les analyses politiques conjointes que l'on peut faire.
Deux grandes analyses
Revenons sur cette définition du nationalisme ordinaire : « l’ensemble des habitudes idéologiques qui permettent aux nations occidentales établies d’être reproduites (...) ces habitudes ne sont pas extérieures à la vie quotidienne, comme l’ont supposé certains observateurs. Chaque jour la nation est indiquée, ou «balisée» (flagged) dans la vie des citoyens. Le nationalisme, loin d’être une humeur intermittente dans les nations établies, en est la condition endémique. »

Mais aussi sur cette réflexion de Jean-Marie Klinkenberg, un des Wallons qui pensent le plus «Québec» : « Une identité collective est l’aboutissement d’un processus symbolique ...] en trois phases : (1) Il faut tout d’abord un substrat objectif, condition nécessaire, mais non suffisante : ce peut être un cadre de vie commun, certains comportements (allant du culinaire et du vestimentaire au religieux ou au politique), certaines situations sociales, etc. (2) Il faut ensuite une sélection de certains de ces traits, dès lors assumés comme autant de signes de démarcation [...] Ce processus de mobilisation relativise le substrat objectif, lequel peut être flou et largement diversifié (sans cependant pouvoir être inexistant). (3) Mais cette définition - qui fait monter à la conscience les traits du substrat qui pouvaient jusque là rester inconscients - ne suffit pas encore. Pour que l’identité puisse orienter collectivement l’action, elle doit se manifester largement aux yeux de cette collectivité ; autrement dit, elle doit être communicable, ce qui suppose une certaine [forme d’institutionnalisation. »
On peut contribuer peut-être à la phase (3) en rappelant ces quelques lignes qui résument intelligemment la question wallonne.
Où en sont Québec et Wallonie?
Il me semble que le Québec a une identité forte - c'est-à-dire surtout un discours sur cette identité -, peut-être conforté par une autonomie dans un cadre fédéral qui dure depuis plus d'un siècle, l'institutionnel aidant puissamment à fortifier le discours sur l'identité. Mais bien entendu, ce discours fort est gravement contrebalancé par le discours du nationalisme canadien ordinaire qui irrite tant les Québécois conscients, nationalisme ordinaire qui peut être violent comme lorsque, en 1995, le Canada déclara la guerre au Québec en y intervenant massivement pour fausser le résultat du référendum sur l'indépendance. Le est bien fait sur Wikipédia et observe à mon sens la neutralité de cette encyclopédie, même si on devrait peut-être développer les sources, mais il y en a déjà qui peuvent suffire pour nous convaincre que le nationalisme canadien est prêt à une forme de violence pour réduire le Québec [[Sans même parler de ce qui s'est passé en octobre 1970, qu'il ne faut pas oublier.]]

La Wallonie a une identité forte également mais le discours du nationalisme belge ordinaire la masque d'autant plus facilement que la dualité des formes d'identités fédérées chez nous (région fondée sur le territoire et communautés fondées sur la langue, les deux ne coïncidant de fait que pour la Flandre), amoindrit la Wallonie et aussi Bruxelles (où l'opinion voudrait ne pas non plus être englobée dans un ensemble surtout francophone avec la Wallonie, qui ne convient pas non plus aux Wallons). Le fait que Bruxelles et la Wallonie ne sont pas distinctes empêche - surtout en Wallonie car l'identité d'une ville a toujours son discours prêt et imparable - que l'identité wallonne se renforce. Tout ce qui est de l'ordre de l'enseignement et de la culture, valant pour la Wallonie et pour Bruxelles (francophone à 90%), se doit d'observer une neutralité absurde et au fond de nier les spécificités des deux Régions. Les Bruxellois le ressentent comme les Wallons.
Par conséquent je conclurais sur ce premier aspect de la comparaison que malgré le discours sur le Québec bien diffusé et institutionnalisé (Assemblée - nationale - du Québec, cela frappe), le Canada est en mesure d'empêcher tout progrès vers la souveraineté. Au contraire, en Wallonie, malgré la faiblesse du discours identitaire (et une identité forte, les deux choses ne sont pas contradictoires), se maintient un discours national belge dominant, qui correspond de moins en moins aux compromis que passent entre eux Wallons, Flamands et Bruxellois et qui ont fait passer les compétences des entités fédérées - en 33 ans - de 0 à 70% des compétences étatiques. Ce mouvement risque fort peu de s'arrêter. Mais il ne profite pas assez à la Wallonie qui ne dispose pas des instruments à même de mobiliser la société wallonne autour du redressement économique indispensable. Je vais dire pourquoi.
Le discours belge sur la centralisation à Bruxelles
Il me semble que les Québécois qui viennent en Europe - comme tout le monde - s'ils pensent aller en Belgique, y seront surtout attirés par Bruxelles. Soit par la région-capitale qui a drainé vers elle les richesses du Pays wallon et d'où il a été gouverné et affaibli (la stratégie du monde financier accompagnant pendant un siècle le régime ultra-centralisateur du Royaume). Des analyses convergentes y voient la cause des difficultés économiques de la Wallonie après la Deuxième guerre mondiale. Or, il existe toujours en Belgique, malgré l'autonomie de plus en plus grande concédée aux entités fédérées, un discours qui consiste à continuer à se placer du point de vue de l'ensemble du pays et à dire qu'il faut que la Région de Bruxelles annexe une partie de la Flandre et de la Wallonie! Discours insupportable mais pourtant diffusé ici par La Libre Belgique qui a requis cet avis alors que le même journal serait plus dur avec le nationalisme flamand et ne lui ouvrirait pas ses pages par sympathie comme c'est le cas ici. Pourquoi? Parce que M. Peter de Caluwe s'exprime ainsi dans l'intérêt - supposé - de la Belgique toute entière. Alors que l'on ne peut nier que la coexistence de la Flandre, de la Wallonie et de Bruxelles repose sur d'autres bases que son rêve bruxellois négateur de cette coexistence.

Il était très frappant hier d'entendre le ministre wallon du tourisme, rappeler, après le succès de la saison touristique, que le tourisme représente 5% du PIB wallon, qu'il allait renforcer l'attractivité de la Wallonie en s'appuyant sur cette vitrine sur le monde qu'est l'aéroport de Charleroi qui depuis une dizaine d'années finit même par menacer celui de Bruxelles en le concurrençant durement. Or il est permis de poser que ce succès économique wallon qui pourrait en entraîner d'autres (notamment dans le tourisme qui a fait l'objet de préoccupations ciblées des gouvernements wallons successifs), n'a été rendu possible que grâce à l'autonomie wallonne encore pourtant fort mal assimilée par l'opinion comme l'une des clés de la survie du Pays wallon. Le discours tenu par Peter de Caluwe n'est pas dans l'esprit du fédéralisme belge, mais il veut retourner en arrière, à une centralisation excessive qui nous a fait tant de mal.
Le discours rattachiste, l'Europe des Régions et la Francophonie
Jules Gheude qui est un rattachiste modéré insiste aussi sur l'identité française de la Wallonie. Je sais bien qu'il le fait d'un point de vue wallon et qu'il voit le salut de la Wallonie dans l'insertion de celle-ci dans la République française.
Francophile inconditionnel (sauf quand Hollande s'en-va-t-en guerre avec Obama, reniant ainsi la grandeur gaullienne, la seule possible pour la France à mon sens), républicain dans l'âme, c'est une solution que je ne peux pas accepter de ce dernier point de vue. Nous entrerions en France par un raisonnement qui altère en profondeur ce qui est l'âme de la France, la République. La République, c'est s'assumer! Peu importe la taille que l'on a! Evidemment dans certaines limites, je veux bien le concéder, mais sur l'Europe actuelle des 28 Etats, la Wallonie est plus peuplée que sept d'entre eux avec une population comparable à cinq autres : sept des Etats de l’Europe des 28 sont moins peuplés que la Wallonie (3,5 millions d’habitants) : Malte (0,4), le Luxembourg, (0,5), Chypre (0,8), l' Estonie (1,3), la Lettonie (2,04), la Slovénie (2,05) la Lituanie (3,07). Deux Etats la Croatie (4,4) et l’Irlande (4,8), ont moins de 5 millions d’habitants, trois, la Finlande et la Slovaquie (5,4), le Danemark (5,5) en ont moins de six. Ce qui fait sept Etats de l’UE moins peuplés que la Wallonie et cinq ayant une population à tout le moins comparable.

Les Wallons sont très influencés par la France, le modèle même de la nation chez eux, ce qui est bien normal. L'influence du modèle français est tellement grand chez nous que le projet d'une Europe des Régions semble la seule façon de substituer à la nation belge une Wallonie qui s'en détacherait dans une Europe sans nations. On sent que pour les tenants de cette formule totalement irréaliste, la Wallonie est trop petite. Un examen lucide et chiffré démontre le contraire.
Il y a des nations grandes, moyennes ou petites. On n'a pas le choix d'être grand, moyen ou petit, c'est à assumer. Et assumer c'est la grandeur : «L'homme libre» disait Hegel «n'envie pas ce qui est grand. Il l'admet volontiers et se réjouit que cela puisse exister.» En vacances en Auvergne il y a quelques jours, j'ai surpris dans un restaurant de La Tour-d'Auvergne, le discours d'une jeune femme que je dirais gaullienne, parlant de la grandeur de la France. J'aurais voulu me lever et lui dire que nous, Wallons, nous nous réjouissons de la grandeur de la France. Et que nous lui demandons, comme les Québécois - et combien d'autres pays dans le monde ! - , qu'elle en soit digne, qu'elle sache aussi qu'elle n'est pas seule au monde et que sans ses nombreux escorteurs, le vaisseau amiral de la Francophonie ne pourrait fendre les flots de l'océan des hommes.

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José Fontaine355 articles

  • 386 644

Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    3 septembre 2013

    Monsieur Fontaine,
    Je lis régulièrement les débats sur les sites francophones qui traitent des thèmes de l'indépendance, notamment belges et québécois.
    Une chose me frappe en permanence: la distance prise vis à vis de la France par beaucoup de ceux-là même qui se réclament de la communauté francophone.
    Je suis français et, croyez le ou pas, je n'ai aucune espèce de condescendance à l'égard de nos frères (ou cousins) qui partagent notre langue. Je me garderais bien de formuler toute espèce de jugement sur les choix de société ou choix politiques effectués en Wallonie ou au Québec.
    Tout au plus je peux dire combien je suis reconnaissant au peuple québécois d'avoir eu suffisamment d'abnégation pour perpétuer l'usage de notre langue sur le sol américain.
    Mais pour revenir à mon propos, j'avoue ne pas comprendre cette attitude de certains wallons (beaucoup ?) à nier le caractère simplement français de leur population.
    Des puissances nettement plus fortes que la France, le Québec ou la Wallonie s'activent dans le but de dominer le monde et ne peuvent que se satisfaire de la division et du renoncement des peuples français.
    Votre esprit de clocher est dommageable pour nous tous même si je dois admettre que la France actuelle est peu séduisante.
    Les wallons, les québécois et les français auraient tout intérêt à s'unir car ils ne forment qu'un seul peuple et nos défis sont grands.
    Malheureusement quand je lis nombre d'intervenants sur les forums j'ai plutôt l'impression que ce qui prédomine c'est la méfiance envers la plus nombreuse de nos populations.
    C'est un signe de démission collective qui nous sera peut être fatal à tous.

  • Claude Richard Répondre

    1 septembre 2013

    Les deux définitions ou explications du nationalisme que vous donnez au début sont intéressantes, mais il me semble qu'il y manque un élément essentiel, soit le particularisme linguistique. Par exemple, au Québec, si nous n'avions pas une langue différente du reste de l'Amérique du Nord, je doute que nous aurions formé une nation.
    Le reste de votre article, qui traite beaucoup de la francophonie, illustre aussi un peu cette constatation. Il y a une solidarité naturelle des peuples de même langue: les blocs linguistiques ont tendance à s'organiser et et leurs entités à collaborer. Ce sont comme des super-nations.
    On ne peut tout rattacher à la langue mais on peut dire, je crois, que c'est un lien puissant.