Québec -- L'ancien premier ministre Lucien Bouchard a beau avoir tiré un trait sur la vie politique, il a bien malgré lui participé à la rentrée parlementaire hier, en raison de propos tenus à TVA lundi. «On ne travaille pas assez. On travaille moins que les Ontariens, infiniment moins que les Américains! Il faut qu'on travaille plus», avait-il déclaré.
Plusieurs parlementaires ont commenté cette déclaration hier. À commencer par l'actuel premier ministre qui, pourtant enthousiasmé par les arguments des signataires du manifeste Pour un Québec lucide (groupe dirigé par Lucien Bouchard), a semblé rejeter le constat lors de la première période de questions de l'actuelle session. «Quand on entend des lobbyistes [...] ou le chef de l'opposition officielle demander au gouvernement de mettre sur pied des programmes d'aide pour l'industrie [forestière], [on comprend qu'] ils demandent [en définitive] à chaque citoyen du Québec, qui, tant qu'à moi [sic], travaille très fort, [...] de donner de l'argent à des compagnies dans le secteur forestier.»
Interrogés plus tôt dans les couloirs de l'Assemblée nationale, des ministres du gouvernement ont comme M. Charest semblé rejeter l'inquiétude exprimée par M. Bouchard. Bien loin «de ne pas travailler assez», les Québécois ont le coeur à l'ouvrage et plusieurs ont même tendance à être «workaholiques», a affirmé le ministre du Revenu, Lawrence Bergman.
Le critique péquiste en matière de finances, François Legault, a dit qu'il fallait s'assurer que les entreprises québécoises «investissent davantage dans l'équipement, dans les usines plus modernes». Selon lui -- comme bien d'autres --, ce n'est pas tant le nombre d'heures travaillées qui compte, mais la productivité de chacune de ces heures.
M. Legault estime que le gouvernement a un rôle à jouer pour «accompagner les entreprises» dans ce processus de modernisation. Or, souligne-t-il, dans ses quatre budgets, le gouvernement Charest a fait des compressions d'un 1,3 milliard dans l'aide aux entreprises. «Je ne pense pas que c'était le temps de faire ça parce que les entreprises souffrent actuellement» en raison de leurs exportations en dollars américains, qui ont connu une baisse draconienne, a-t-il fait remarquer.
Dumont applaudit
Le chef de l'Action démocratique du Québec, Mario Dumont, s'est pour sa part empressé d'applaudir aux propos de l'ancien premier ministre. «Je suis assez d'accord avec M. Bouchard sur le fait qu'un peuple comme le Québec, qui vit un appauvrissement année après année, où la classe moyenne est de plus en plus égorgée, [doit fournir] un effort collectif plus grand», a-t-il affirmé. Selon M. Dumont, les affirmations de M. Bouchard reposent sur du solide. «Ce sont des données [...] prouvées et bien documentées. Il y a 20 ans, l'écart de productivité entre le Québec et les États-Unis était minime. Aujourd'hui, cet écart s'est considérablement agrandi.»
Le président du Conseil du patronat du Québec, Michel Kelly-Gagnon, a qualifié hier les propos de M. Bouchard de «courageux». Il s'est dit surpris qu'«il y ait une polémique là-dessus», soutenant que les chiffres sont attestés. De 1997 à 2004, prétend-il, les autorités ont enregistré une «médiane» de 1867 heures travaillées par année en Amérique du Nord, contre 1680 au Québec et 1739 en Ontario. Le fait que les Québécois travaillent moins «a un impact direct sur le revenu per capita», soutient M. Kelly-Gagnon.
Doutes
Certains universitaires remettent toutefois en question les bases empiriques des affirmations de M. Bouchard, comme Pierre Martin, professeur de science politique à l'Université de Montréal et directeur de la chaire d'études politiques et économiques américaines (CEPEA). «J'aimerais bien analyser ces chiffres-là», a-t-il dit hier. Il note par exemple que, dans un pays comme le Japon, beaucoup d'heures comptabilisées dans le temps de travail sont en fait consacrées à ce qu'on considérerait ici «comme de la socialisation». En somme, M. Martin est agacé non pas tant par les propos de M. Bouchard, mais «plutôt par le fait qu'on déclenche des débats à partir d'impressions au lieu de le faire en se fondant sur des faits ou des données solides ou nouvelles».
Quand on lui demande s'il est d'accord avec M. Bouchard, l'économiste et signataire du manifeste des «lucides» Pierre Fortin, de l'UQAM, répond : «Je ne le sais pas.» Pour lui, certaines données de l'OCDE sur les perspectives d'emploi pour 2006-07 semblent effectivement indiquer les écarts entre le Québec l'Ontario et les États-Unis que M. Bouchard a exposés quant aux heures travaillées. Mais il ajoute qu'il y a «beaucoup d'interactions» dans ces données, au sens où plusieurs facteurs entrent en jeu, comme les longs trajets des Américains pour se rendre au bureau. «Je connais des gens aux États-Unis qui partent travailler à 5h30 pour éviter la circulation infernale du matin», fait-il remarquer. Aussi, «si on travaille moins, cela reflète un choix libre», fait remarquer M. Fortin. Les Américains peuvent bien prendre moins de vacances que les Québécois, il reste que «le bien-être, ça peut vouloir dire "plus d'argent", mais ça peut aussi signifier "plus de temps"», note-t-il.
Autrement dit, il n'est pas évident que les Américains ont raison, estime l'économiste. Ces propos recoupent ceux de l'auteur Jeremy Rifkin qui, dans un livre où il constatait le déclin du «rêve américain» et où il vantait le «rêve européen» (Paris, Fayard, 2005), affirmait que «les Européens travaillent pour vivre au lieu de vivre pour travailler». Bien que «les emplois soient essentiels à leur existence, ajoutait-il, ils ne suffisent pas à la définir. Les Européens font passer l'accomplissement personnel, le capital social et la cohésion sociale avant leur carrière».
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Avec la Presse canadienne
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