1. Introduction
Il me fait grand plaisir d’échanger avec vous sur un sujet de première importance pour l’avenir du Québec, la protection de l’une des valeurs essentielles de notre société : la laïcité des institutions publiques. Une question qui me préoccupe à la fois comme avocate, citoyenne, femme et mère.
2. Définition
Mon premier réflexe comme avocate est de retourner à l’essence des mots. Selon le Larousse, l’origine étymologique du terme « Laïcité » provient du mot grec laikos qui signifie : « qui appartient au peuple ». Voilà qui est révélateur. À mon sens, la laïcité appartient au peuple, car elle est définie par le peuple, qui forge ses institutions publiques à l’abri de pouvoirs tiers, et elle définit ainsi le peuple, qui se reconnaît dans cet espace public qu’est sa nation. La notion de peuple réfère aussi à l’unité citoyenne à la base du contrat social, par opposition à la fragmentation et à l’individualisme. Enfin, on retrouve aussi le mot CITÉ dans celui de laïcité.
Et le Larousse d’ajouter : « Système qui exclut les Églises de l’exercice du pouvoir politique ou administratif, et en particulier, de l’organisation de l’enseignement public. »
3. Ancrage historique
On refait ces jours-ci le bilan du 50e anniversaire de l’amorce de la Révolution tranquille, qui a façonné le Québec moderne, et un élément revient comme un leitmotiv : l’avènement de la neutralité de l’État en matière religieuse, suite à la distanciation des pouvoirs civils et religieux qui a caractérisé cette période charnière de notre histoire.
En quelques années, les institutions d’enseignement, les hôpitaux et autres établissements jadis sous le contrôle des congrégations religieuses sont intégrés à l’appareil étatique civil. Le ministère de l’Éducation est créé en 1962. Une transition qui s’accomplit rapidement mais sans choc brutal. Dès lors, les valeurs sociétales de dignité et d’égalité peuvent se construire indépendamment des préceptes religieux. Ainsi, le droit civil n’a plus à sanctionner les principes jusque là associés au droit naturel ou au droit divin qui permettaient notamment de qualifier d’inéluctable la condition d’infériorité des femmes légitimée par les mœurs d’alors.
La séparation entre l’Église et l’État est constitutive du principe même de liberté de religion, car c’est par l’avènement de la neutralité de l’État dans le domaine religieux que l’ouverture à la liberté de religion pour tous les croyants et croyantes de diverses religions a pu se matérialiser. Liberté et laïcité sont intimement liées et sont à la base d’un État démocratique. La laïcité de fait est une valeur reconnue dans laquelle toutes les institutions publiques du Québec prennent assise.
4. Reconnaissance politique
Le premier ministre Jean Charest a déclaré solennellement le 8 février 2007 les valeurs qui définissent le Québec, et je cite :
« Le Québec est une nation. Notamment par son histoire, sa langue, sa culture et ses institutions.
La nation du Québec a des valeurs, des valeurs solides, dont entre autres :
- L’égalité entre les femmes et les hommes
- La primauté du français
- La séparation entre l’État et la religion
Ces valeurs sont fondamentales. Elles sont à prendre avec le Québec. Elles ne peuvent faire l’objet d’aucun accommodement. Elles ne peuvent être subordonnées à aucun autre principe. » (soulignement ajouté)
Une déclaration aussi solennelle aurait dû amener une consécration constitutionnelle ou législative de ces valeurs fondamentales, dont le principe de laïcité. Or, force est de constater que ce principe pourtant si évident, à la base de notre démocratie, n’est proclamé officiellement dans aucune loi. Ce qui n’est pas sans impact dans l’équilibre à instaurer entre les droits collectifs et les droits individuels, considérant les autres droits fondamentaux enchâssés dans les Chartes des droits et libertés. D’où le récent malaise identitaire qui a caractérisé le Québec, dans ce qui a été qualifié de crise des accommodements raisonnables.
En effet, comment allier le principe de laïcité avec les demandes d’accommodements raisonnables à la pièce ? Comment négocier avec Dieu ?, pour reprendre la formule évocatrice de Sam Haroun dans son récent essai sur la Laïcité au Québec (Septentrion, 2008).
J’ai pour ma part retenu une déclaration du président Français Nicolas Sarkozy, lors de son récent discours devant l’Assemblé nationale du Québec, en octobre 2008, où il a déclaré :
« Nous savons, Québécois et Français, que l’identité d’une nation, comme celle d’une personne, se fondent sur la mémoire. Je veux dire ici d’ailleurs, au Québec, comme je l’ai dit en France, que le mot « identité » n’est pas un gros mot, car, s’il n’y avait pas d’identité, il n’y aurait pas de diversité. Et à celles et ceux qui, à travers le monde, plaident pour davantage de diversité, je veux dire qu’ils n’ont rien à craindre de l’identité, car la diversité, c’est le respect des identités. » (Soulignement ajouté)
Encore faut-il reconnaître toutes ces identités, incluant les valeurs à la base de l’identité québécoise, pourrait-on ajouter. Dans une société marquée par la prolifération législative et réglementaire, on peut s’interroger sur le silence qui entoure les valeurs communes du Québec, dont au premier chef le caractère séculier de notre société, par comparaison avec l’étendue et l’importance juridique des instruments qui accordent une protection constitutionnelle aux libertés individuelles.
5. L’esprit Bouchard-Taylor et le relativisme culturel
L’exercice Bouchard-Taylor devait élucider les rapports entre les citoyens qui composent le Québec moderne. Au lieu de cela, nous avons eu droit à une dérive du but de la Commission, qui au lieu de rapprocher les citoyens les a divisés, en stigmatisant tout au long de son rapport un seul groupe, la majorité d’accueil.
Peu d’attention a été portée à l’équilibre à maintenir entre les droits de la majorité et les droits individuels pour préserver la cohésion sociale et la solidarité citoyenne. Et le rapport Bouchard-Taylor a recours à une terminologie tendancieuse qui, à mon avis, discrédite d’emblée les visions qui lui sont opposées. En voici des exemples liés à la laïcité :
Les commissaires qualifient de laïcité ouverte le régime qu’ils préconisent, qui s’avère en fait une laïcité fermée, car fort restrictive. Ils qualifient ensuite péremptoirement la laïcité française, établie depuis 1905, de laïcité radicale, et décrètent unilatéralement « nous pensons que ce type n’est pas le meilleur (…) que ce type de laïcité restrictive n’est pas appropriée pour le Québec ». Pourquoi cette laïcité serait-elle « radicale » ? Ne pourrait-on pas réciproquement qualifier la liberté de religion qu’ils prônent de radicale ?
Au nom de la séparation de l’État et des Églises et de la neutralité de l’État, les commissaires préconisent d’enlever le crucifix accroché au mur de l’Assemblée nationale, tout en permettant le port de signes religieux par les employés de l’État (hormis les juges, procureurs de la couronne, policiers et le président de l’Assemblée nationale).
Pourquoi instaurer un régime de double standard ? Doit-on penser qu’un tribunal où une greffière ou un huissier serait autorisé à porter des signes religieux demeurerait neutre ? Et que penser du rôle particulier des enseignants ? Les citoyens qui choisissent d’appartenir à la fonction publique n’ont-ils aucune obligation de réciprocité envers la neutralité de l’État ?
Le Québec et son passé catholique.
« Pour construire un avenir rassembleur, la société québécoise doit », selon le rapport, « éviter de diriger contre toute religion le ressentiment lié à un passé catholique » (car les Québécois canadiens-français seraient, selon les commissaires, unanimement porteurs d’un « sentiment d’hostilité envers le passé catholique » et tributaires « d’un mauvais souvenir de l’époque où le clergé exerçait un pouvoir excessif »).
Pourquoi imputer du ressentiment ? Se peut-il au contraire que les Québécois nourrissent une fierté légitime à l’endroit de la salutaire distanciation qu’ils ont opérée depuis quatre décennies entre les pouvoirs civils et religieux, ce qui a permis l’avènement du Québec moderne et l’instauration de Chartes des droits et libertés ? Est-il possible que les Québécois estiment déterminant que la dignité des individus et la valeur d’égalité entre les hommes et les femmes aient pu se construire grâce à la fin de l’immixtion des préceptes religieux dans la sphère publique ?
Enfin, de l’avis des commissaires, nous devons construire une mémoire nationale qui tienne compte de la diversité ethnoculturelle, soit, mais surtout qui « rende le passé québécois accessible aux citoyens de toutes origines ». Doit-on réécrire notre histoire ?
La reconstruction historique préconisée par les commissaires est tout à fait dans l’air du temps, conforme à la nouvelle politique des identités, ou « identity politics » qui a remplacé depuis quelques décennies le phénomène de la lutte des classes comme mode de réalisation de la justice sociale dans nos sociétés démocratiques. On transporte les rapports de domination entre les classes issus du marxisme à ceux entre une culture dominante face aux revendications minoritaires.
Dans cette optique, certains penseurs décrivent d’ailleurs l’idéologie du multiculturalisme comme binaire plutôt que multiple, en ce qu’elle concerne deux groupes, le majoritaire ou dominant (i.e. mauvais) face au groupe minoritaire, (i.e. bon), soit le retour à la dichotomie oppresseur/opprimé. D’où l’importance de délégitimer les prétentions de la conscience nationale, puisqu’à l’image du marxisme, la politique des identités cherche à abolir toute nationalité.
Cela entraîne un fardeau d’autant plus lourd à porter dans le cas du Québec, puisque la majorité y est en fait une minorité précaire au plan national et à l’échelle continentale de l’Amérique, sans garantie de pérennité.
6. La jurisprudence en matière de liberté de religion
La jurisprudence en matière de liberté de religion et de liberté de conscience depuis l’avènement des Chartes des droits et libertés, en particulier de la Charte canadienne en 1982, est foisonnante et je ne peux l’analyser ici dans son intégralité. Je dégagerai certains principes reliés à notre sujet immédiat.
On peut le constater, la Cour Suprême du Canada a initialement donné une interprétation large et libérale à la notion de liberté de religion. Mais des arrêts récents démontrent une évolution dans la pensée de la Cour.
Dans l’affaire Amselem de 2004, la Cour suprême du Canada a permis l’installation de souccahs sur les balcons des appartements des plaignants au Sanctuaire du Mont-Royal, bien que la convention de copropriété à laquelle ils avaient volontairement adhéré proscrive clairement ce type de construction. Pour les juges de la majorité, la croyance subjective sincère des demandeurs qu’ils devraient ériger une souccah s’avère suffisante, sans preuve d’experts, sans référence aux préceptes religieux, ni analyse rigoureuse de leurs pratiques antérieures.
À cela s’oppose une autre conception, tenant davantage compte de l’intérêt général. En effet, les juges minoritaires dans l’affaire Amselem requièrent tout d’abord l’existence d’un lien entre les croyances du fidèle et les préceptes établis de sa religion. De plus, les juges minoritaires ne se sont pas rendus à la question de l’accommodement raisonnable, ayant jugé que la demande des plaignants ne rencontrait pas le test applicable eu égard à l’article 9.1 de la Charte québécoise qui exige que les droits s’interprètent les uns par rapport aux autres, dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens. Pour eux, les droits prévus aux articles 1 et 6 de la Charte québécoise, soit le droit des autres propriétaires à la jouissance paisible et à la libre disposition de leurs biens, dans le respect de la destination de l’immeuble, et leur droit à la vie et à la sécurité, doivent être pris en compte face à la demande liée à la liberté de religion prévue à l’article 3 de la Charte. L’application du Code civil du Québec et les droits contractuels doivent également être considérés.
L’approche majoritaire favorisant la croyance subjective sincère en matière de liberté religieuse a été de nouveau validée par la Cour suprême dans l’arrêt Multani de 2006, soit l’affaire du kirpan dans la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys. Notons toutefois que cette décision ne vise que les étudiants, et le tout dans un contexte administratif précis.
Les décisions en matière d’accommodement raisonnable de la liberté religieuse ont fait couler beaucoup d’encre, au Québec en particulier. Si le Québec et les autres provinces canadiennes sont généralement au diapason quant à la définition et à la portée des autres droits fondamentaux, force est de constater que tel n’est pas le cas en matière d’interprétation de la liberté religieuse.
En effet, dans quatre des principaux arrêts fondés sur des demandes d’accommodement religieux, incluant les affaires Amselem et Multani précitées, la Cour d’appel du Québec a rendu des décisions opposées à celles de la Cour Suprême du Canada, qui elle même est souvent fort divisée en ce domaine. (Les autres sont les affaires Commission scolaire de Chambly c. Bergevin (1994), et celle de la Congrégation des témoins de Jéhovah de 2004).
Il se dégage une vision fort différente du fait religieux de la part des juges du Québec de celle partagée par les juges du reste du Canada. Ce clivage jurisprudentiel reflète les valeurs dominantes distinctes en cette matière au sein de ces sociétés respectives.
Pour la Cour d’appel du Québec, la religion relève d’une démarche personnelle, d’un choix, et de cette notion de choix individuel découle une certaine responsabilité pour les coûts ou inconvénients entraînés par la pratique religieuse face à la collectivité. De plus, la pratique alléguée doit être reliée à un ensemble de préceptes obligatoires, et non pas uniquement à une croyance subjective sincère de l’individu.
Pour la Cour suprême du Canada, la religion ne relève pas d’un choix, mais s’entend au contraire de croyances profondes ou de convictions volontaires qui se rattachent à la foi spirituelle et qui visent tout acte qui possède subjectivement un caractère religieux, sans preuve d’un lien avec la doctrine. La conception de la majorité de la Cour suprême accorde donc une plus grande portée à l’individu dans la détermination du caractère raisonnable de la mesure proposée, ce qui a entraîné l’accueil de demandes d’accommodements beaucoup plus vastes. (Voir le récent article du professeur Sébastien Grammond, (2009) 43 R.J.T. 83)
La position majoritaire de la Cour suprême est également fondée sur une vision large du multiculturalisme canadien, lui-même intégré à la Charte canadienne.
Deux décisions très récentes apportent toutefois un nouvel éclairage et accordent une vision beaucoup moins individualiste et plus restrictive à la protection constitutionnelle de la liberté de religion. La Cour réajuste le tir.
Tout d’abord, l’affaire Bruker c. Marcovitz rendue en décembre 2007, où la Cour suprême a déclaré valide l’engagement écrit d’un époux, dans le cadre de procédures de divorce, d’accorder aussi le get (divorce judaïque) à son épouse, engagement que ce dernier avait ensuite refusé d’exécuter, invoquant une entrave à sa liberté de religion. Ce refus portait préjudice à son ex-épouse, l’empêchant de se remarier selon les préceptes du judaïsme. Dans sa décision, la Cour a concilié les deux valeurs en cause, soit la liberté de religion revendiquée et la valeur d’égalité entre les hommes et les femmes, pour faire prévaloir la seconde. Pour ce faire, les juges de la majorité se sont fondés sur l’article 9.1 de la Charte québécoise qui demande aux tribunaux d’assurer la protection des droits des citoyens du Québec en appréciant et en conciliant ces droits avec les autres valeurs publiques, en l’occurrence l’égalité hommes-femmes. De plus, on y établit un lien entre l’obligation religieuse alléguée et les préceptes religieux applicables. On y pose surtout implicitement une autre vision du multiculturalisme canadien, englobant aussi l’intérêt de la majorité. En voici un extrait révélateur, sous la plume de la juge Abella, qui écrit pour la majorité :
« (1) Le Canada est fier avec raison de sa tolérance évolutive à l’égard de la diversité et du pluralisme. Au fil des ans, l’acceptation du multiculturalisme n’a cessé de croître et l’on reconnaît que les différences ethniques, religieuses ou culturelles seront acceptées et respectées. (…) (2) Toutefois, le droit à la protection des différences ne signifie pas que ces différences restent toujours prépondérantes. Celles-ci ne sont pas toutes compatibles avec les valeurs canadiennes fondamentales et par conséquent, les obstacles à leur expression ne sont pas tous arbitraires. » (Soulignement ajouté)
L’autre arrêt qui s’inscrit dans cette récente évolution, Alberta c. Hutterian Brethren Colony, fut rendu en juillet 2009. Dans cette affaire, la Cour suprême a, contrairement à tous les tribunaux inférieurs, validé la législation de l’Alberta imposant depuis 2003 la photographie obligatoire sur les permis de conduire. Pour la Province, l’imposition de la photographie universelle vise à réduire le vol d’identité et la fraude. Les membres de la Colonie Huttérite se sont objectés pour des motifs religieux à l’obligation de se faire photographier. Ils ont contesté la validité de ce règlement. Bien que contrevenant à la liberté de religion, le règlement a été reconnu valide et justifié au sens de l’article premier de la Charte canadienne, le tribunal ayant pris en considération l’objectif social important visé par la mesure législative pour l’ensemble de la société. Voici certains extraits du jugement qui ont une résonnance particulière avec notre sujet :
« (90) Étant donné les multiples facettes de la vie quotidienne qui sont touchées par la religion et la coexistence dans notre société de nombreuses religions différentes auxquelles se rattachent toute une variété de rites et de pratiques, il est inévitable que certaines pratiques religieuses soient incompatibles avec les lois et la réglementation d’application générale.
La Cour précise que bien qu’il faille envisager la gravité de la restriction dans la perspective de la personne qui invoque sa liberté de religion ou de conscience :
« Cette perspective doit toutefois être adoptée dans le contexte d’une société multiculturelle où se côtoient une multitude de religions et dans laquelle l’accomplissement par l’État de son devoir de légiférer pour le bien commun heurte inévitablement les croyances individuelles. » (Soulignement ajouté)
Pour la Cour suprême, « la Charte garantit la liberté de religion, mais ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse. Plusieurs pratiques religieuses entraînent des coûts dont la société juge raisonnable qu’ils soient supportés par les fidèles ». Ainsi, pour la Cour, la mesure laisse aux membres de la Colonie la possibilité de faire un choix entre observer ou non les préceptes de leur religion. Elle prévoit simplement qu’une personne qui désire obtenir un permis de conduire doit se laisser photographier pour alimenter la banque de données servant à la photo-identification. Pouvoir conduire une automobile sur les voies publiques ne constitue pas un droit, mais un privilège, affirme le plus haut tribunal du pays.
Enfin, la Cour confirme que la notion d’accommodement raisonnable ne s’applique pas à l’action législative de l’État, mais uniquement aux rapports privés entre individus ou à des situations marquées par des circonstances précises.
7. Protection législative de la laïcité
La protection législative de valeurs collectives, tout particulièrement celle de la laïcité, est-elle possible malgré les limites posées par l’existence des Chartes des droits et libertés ?
À la lumière de l’évolution jurisprudentielle de la Cour suprême, tel que reflétée dans les affaires Bruker et Colonie Huttérite, il m’apparaît qu’une législation présentant l’objectif gouvernemental réel de préserver la laïcité des institutions publiques pourrait très vraisemblablement, selon son contenu, être validée par la Cour.
À titre d’illustration, malgré la levée de boucliers qui a accompagné son adoption en 1976, la Charte de la langue française fait maintenant l’objet d’un consensus social et protège une valeur collective qui est à la base même de l’identité québécoise. D’autres pays, dont des États américains, se sont dotés de législations similaires afin de protéger la langue nationale.
Tout en apportant certains aménagements à la Charte de la langue française, la Cour suprême a reconnu, dans les années 1980, que la législation québécoise visant à protéger le français constituait effectivement un objectif important et légitime pour en assurer la survie et que l’État québécois pouvait, sous certaines conditions, légiférer en ce domaine. (Ford c. PG du Québec, (1988) 2 R.C.S. 790).
Quant à la laïcité, ne pas agir, c’est prendre position, car l’inaction législative entraînera l’érosion de cette valeur fondamentale, source de cohésion sociale, tout autant que l’érosion de l’espace public, lieu privilégié de l’intégration citoyenne. D’autres États démocratiques modernes, dont la France, la Belgique et la Suisse ont légiféré à cet égard.
Il peut s’agir d’un défi au plan juridique dans un contexte ou des Chartes des droits sont présentes, mais il en va de l’avenir de la société québécoise. Ce défi, au lieu d’être un frein, devrait être le moteur de l’action législative du gouvernement du Québec, puisque nos valeurs collectives, tout autant que les droits individuels, doivent être reconnues. L’État a le devoir impératif, à titre de législateur, de donner aux tribunaux les outils nécessaires afin de leur permettre d’interpréter les lois et les Chartes des droits en tenant compte des valeurs publiques fondamentales de notre société.
La laïcité reflète un état d’esprit qui transcende la question du port des signes religieux ostentatoires. Elle signifie l’adhésion aux valeurs citoyennes, le respect d’un espace sociétal commun où les différences s’abolissent afin de préserver un terrain neutre où chacun peut se reconnaître dans le lien social, selon le sociologue Jacques Beauchemin.
Notre société et notre droit doivent demeurer intègres face aux tentatives d’intrusion du religieux dans la sphère publique, que ce soit dans l’interprétation du Code civil, dans le contenu des programmes scolaires et surtout face au respect de cette valeur fondatrice du Québec qu’est l’égalité hommes–femmes.
Pour l’auteur Sam Haroun, l’intégration à une société passe par l’acquisition de nouveaux réflexes intellectuels et de nouveaux rapports sociaux. Sinon, « le multiculturalisme n’aura été qu’une merveilleuse machine à fabriquer des touristes perpétuels dans leur pays d’accueil. »
8. Conclusion
Le Québec a connu un parcours noble, enrichi de la présence de tous ceux qui le composent. Il nous appartient d’affirmer et de protéger les valeurs publiques qui nous définissent et qui contribuent à faire de notre société un modèle sur la scène internationale.
Si les enjeux du rapatriement de la constitution en 1982, de Meech et Charlottetown avaient un côté abstrait pour nombre de citoyens québécois, la stagnation politique actuelle et l’expérience d’accommodements souvent controversés rendent éminemment concrète, sinon même urgente, la question de la reconnaissance des valeurs collectives du Québec, dont la laïcité. La volonté politique d’agir doit transcender la traditionnelle dichotomie fédéraliste-souverainiste.
Pour le philosophe Michel Seymour, il est légitime pour le Québec d’aspirer à la reconnaissance de son particularisme, lequel se manifeste notamment par une langue publique commune, des institutions et une histoire communes, une conscience et un vouloir vivre ensemble collectif.
Si le repliement sur soi n’est pas la solution, le reniement de soi ne l’est pas davantage. Il importe de baliser par nos valeurs collectives les accommodements au cas par cas, à défaut de quoi les demandes à la pièce risquent de réduire en pièces l’œuvre collective de toute notre société.
Je vous remercie de votre attention.
***
Me Julie Latour, avocate, ancienne bâtonnière du Barreau de Montréal
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