Révolution culturelle

Airs de flûte et colères bestiales

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« Le moindre acte de résistance a toujours son utilité: ne serait-ce qu’en obligeant, justement, les autorités à passer à la caisse. »

De la fête galante à l’insurrection et de l’insurrection à la dislocation sociale: la séquence révolutionnaire est foudroyante, comme on l’a vu en 1789. La multiplication des émeutes en est l’un des symptômes.



Poursuivons notre lecture des Origines de la France contemporaine, plus exactement encore des premiers chapitres de l’ouvrage, ceux consacrés à la chute de l’Ancien Régime et aux débuts de la Révolution.


Taine résume sa pensée en ce domaine en disant que les dernières décennies de la monarchie française s’apparentent à «un long suicide: de même un homme qui, monté au sommet d’une immense échelle, couperait sous ses pieds l’échelle qui le soutient». Autrement dit, la classe dirigeante de l’époque porte elle-même la responsabilité de ce qui lui est arrivé: concrètement, par son incurie, sa frivolité, son incapacité à comprendre la gravité de la situation, son manque d’anticipation, bref, son aveuglement: «Jamais aveuglement ne fut plus complet et plus volontaire». Elle était en fait complètement coupée de la réalité, l’interprétant au travers du prisme d’un certain nombre d’idées reçues, celles alors à la mode: l’homme est né bon, c’est la société qui le corrompt, l’état de nature comme idylle, les charmes de l’ensauvagement, la sensibilité transmuée en institution, les droits de l’homme (déjà), etc.


La candeur effarée


Et donc, lorsque la réalité lui est tombée dessus, elle a été prise de court. Elle ne s’y attendait pas: vraiment pas. Taine écrit: «Il est triste, quand on s’endort dans une bergerie, de trouver à son réveil les moutons changés en loups». Taine insiste beaucoup dans son livre sur l’extraordinaire passivité des membres de l’ancienne classe dirigeante face à la vague qui l’a submergée, vague à laquelle elle n’a pour ainsi dire opposé aucune résistance: «Contre l’émeute sauvage et grondante, tous sont impuissants. (…) Il faut agir cependant, car le danger est là qui les prend à la gorge. Mais c’est un danger d’espèce ignoble, et, contre ses prises, leur éducation ne leur fournit pas les armes appropriées. Ils ont appris l’escrime, et non la savate. (…) Jamais on ne verra un gentilhomme arrêté chez lui casser la tête du Jacobin qui l’arrête. Ils se laisseront prendre, ils iront docilement en prison». Etc. Il y a bien quelques exceptions, mais elles se comptent sur les doigts d’une main: celle de ce gentilhomme marseillais, par exemple, qui ne sortait jamais de chez lui sans s’équiper d’un fusil, d’une paire de pistolets et d’un sabre. Il déclara que personne ne l’aurait vivant. Mais c’est une exception.


On pourrait se demander ce qu’est devenu ici l’instinct de survie. La réponse est la suivante: «Toute créature qui perd l’art et l’énergie de se défendre devient une proie d’autant plus sûre que son éclat, son imprudence et même sa gentillesse la livrent d’avance aux rudes appétits qui rôdent à l’entour. Où trouver la résistance dans un caractère formé par les mœurs qu’on vient de décrire?». L’instinct de survie est un instinct naturel, mais c’est aussi quelque chose qui se soigne, se cultive. Autrement il s’étiole, et même très vite disparaît. Si l’on entend survivre à une catastrophe, quelle qu’elle soit, il faut au préalable s’y être préparé: physiquement, bien sûr, mais aussi mentalement, et même philosophiquement. Mais on ne parle évidemment pas ici de n’importe quelle philosophie. Celle dont se nourrissaient le roi et les aristocrates en cette deuxième partie du XVIIIe siècle ne leur a assurément pas porté bonheur.


Ils auront fourni la corde pour les pendre


Tout à la fin du siècle, un des rescapés de la Terreur, l’écrivain et philosophe Jean-François Laharpe, composera une histoire qu’il situe en 1788, à la veille donc de la Révolution française. Un certain nombre de célébrités de l’époque se retrouvent dans un salon philosophique, et les échanges vont bon train. On parle de choses et d’autres, et à un moment donné la conversation tombe sur la révolution qui vient. Évidemment tout le monde est pour, ce sera la fin du moyen âge, le triomphe de la raison, etc. Sauf qu’un des convives, Cazotte, introduit une note discordante. Cela ne se passera pas comme vous le croyez, dit-il. Il y aura au contraire beaucoup de morts. Vous-mêmes serez d’ailleurs du lot: et il donne des noms. Les intéressés ne prennent bien sûr pas ces prédictions très au sérieux. Mais Cazotte n’en persiste pas moins: «Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli». Là, le ton devient carrément biblique.


Taine cite longuement cette fiction (c’en est une, bien sûr), c’est sur elle, en fait, que se conclut la première partie des Origines de la France contemporaine, celle consacrée à l’Ancien Régime. Elle résume bien l’ensemble de son propos: à savoir que l’histoire nous prend parfois par surprise, nous tombe dessus sans crier gare (alors même que nous avons tout fait, mais vraiment tout, pour obtenir ce résultat: les hommes font leur histoire, mais ne savent pas l’histoire qu’ils font). Cela ne risque bien sûr pas de nous arriver. Nous sommes, n’est-ce pas, bien meilleurs philosophes que ne l’étaient les aristocrates français du XVIIIe siècle. Au passage, rappellera-t-on que Jean-François Laharpe est aussi connu pour avoir, un des premiers, déconstruit le langage révolutionnaire en le qualifiant de «langue inverse»: inverse, parce qu’elle dit le contraire de ce qui est (1). A qui, aujourd’hui, viendrait-il seulement à l’esprit de qualifier de «langue inverse» le corpus idéologique dont, en 2020, se nourrit l’Européen moyen: MeToo, Etudes de genre, black lives matter, etc. ?


Revenons-en à l’instinct de survie: «Au plus fort de la Jacquerie, les sages du temps supposeront toujours qu’ils vivent en pleine églogue, et qu’avec un air de flûte ils vont ramener dans la bergerie la meute hurlante des colères bestiales et des appétits déchaînés». Beaucoup pensent qu’on peut se passer de l’instinct de survie, à l’ère du vivre ensemble ce n’est plus tellement une nécessité. Ils lui préfèrent donc les airs de flûte. Mais les airs de flûte ne remplacent que rarement l’instinct de survie.


En juillet 1789, en pleine insurrection, le roi Louis XVI donna l’ordre à ses troupes de ne pas tirer. On pourrait se moquer de lui, mais il était le produit de son époque. Comme le sont nos propres dirigeants lorsqu’ils ouvrent toutes grandes les frontières à des populations dont il est aisé de voir combien elles nous aiment et nous chérissent. Mais c’est égal, ils supposeront toujours qu’ils vivent en pleine églogue. Les airs de flûte emplissent donc l’espace, c’est un doux concert que rien ne trouble.



Résister, quand même!


On ne dira pas que l’histoire, aujourd’hui, se répète. L’histoire est ce que jamais on ne verra deux fois. On évitera par ailleurs de parler d’insurrection. On n’en est pas encore à ce stade. Mais de l’émeute à l’insurrection, le pas est vite franchi. Taine montre bien le passage de l’une à l’autre.


En 1789, des émeutes éclatent un peu partout en France, comme le dit Taine c’est «l’émeute universelle». Par hypothèse, une émeute est toujours limitée dans le temps et l’espace. Elle se circonscrit à un lieu donné: quartier, éventuellement ville. Mais il peut y avoir beaucoup d’émeutes en même temps. On parlera alors d’«émeute universelle». Universelle désigne ici l’ubiquité. Il y a des émeutes partout. L’émeute universelle n’est pas encore l’insurrection, mais elle y conduit directement. Les émeutes sont d’abord sans lien entre elles, puis elles se rejoignent: par effet de condensation, en quelque sorte. C’est ce qui se passa en 1789.


Rien ne nous dit qu’il en ira de même en 2020. Mais on ne peut pas non plus être assuré du contraire.


Quant aux gens qui résistent, là encore le livre de Taine offre matière à réflexion. On l’a dit, la grande majorité des gens ne résistent pas, ceux qui résistent sont l’exception. Mais il y a toujours des exceptions. Le souvenir rappelé plus haut du gentilhomme marseillais déclarant qu’on ne l’aurait pas vivant est à cet égard à méditer. On aurait très bien pu le tuer, ce n’était pas en soi un problème. Mais il fallait y mettre le prix; prix, semble-t-il, que les autorités estimèrent trop élevé. Elles préférèrent donc le laisser tranquille. La leçon est claire, on a de meilleures chances de survie en résistant qu’en ne résistant pas. Par ailleurs, il ne faut jamais dire que résister ne sert à rien. Le moindre acte de résistance a toujours son utilité: ne serait-ce qu’en obligeant, justement, les autorités à passer à la caisse. Clausewitz dit: «Un conquérant est toujours ami de la paix (…) Il voudrait bien faire son entrée dans notre État sans opposition». Pourquoi lui donnerait-on cette satisfaction?


NOTE

(1) Jean de Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, 1715-1789, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p. 1078.



  • Article de Eric Werner paru dans la rubrique «Enfumages» de l’Antipresse n° 244 du 02/08/2020.