Aimé Césaire et le Québec ou la noblesse d'être nègre

Aimé Césaire 1913 - 2008

Seule contribution québécoise à l'Hommage à Aimé Césaire, publié dans
"L'Année francophone internationale" 2008
L’influence de l’auteur du «Cahier d'un retour au pays natal » dans le
Québec des années 60 est manifeste. D'abord et avant tout chez Gaston
Miron. Il est de lui, un poème devenu célèbre qui au milieu des années 50,
s’intitulait « Canada ma terre amande, ma terre amère », puis, après 57,
suite à la lecture du « Portrait du colonisé » d’Albert Memmi, alors que
Miron devint « indépendantiste avoué », il en vint à refléter cet
engagement:
« Compagnon des Amériques

Québec ma terre amère, ma terre amande

Ma patrie d’haleine dans la touffe des vents. »
Dans les commentaires de Miron, en marge de l’édition de 1994 de « L’Homme
rapaillé » dès le premier poème de « Deux sangs » (1953), Miron écrit
ceci :
« En 1955, la lecture de René Depestre, d’André Frénaud, d’Aimé Césaire,
me bouleversera en raison d’une parenté à mon insu très proche. Mais elle
me confirma dans mon écriture et m’incita à faire davantage mon propre
chemin dans le langage en accentuant ma différence. » Miron lui-même est
un peu notre Césaire à nous, et l'un dès plus éminent défenseur de l'idée
de l'indépendance du Québec.
Mais Miron, prenant exemple du combat de tous les colonisés, n'envisagea
jamais de se définir comme appartenant à la négritude. Surtout que le mot
« nègre » revêtait tantôt la figure de l'opprimé et encore plus, ce concept
politique, stigmatisé par André Laurendeau, qui, avant d'être le
coprésident de la fameuse « Commission sur le bilinguisme et le
biculturalisme », alors directeur du Devoir, avait publié en 1958,
trois éditoriaux intitulés: « La Théorie du roi nègre »; il y dénonçait le
premier-ministre du Québec d'alors: Maurice Duplessis. Il écrivait ceci:
« Les journaux anglophones du Québec se comportent comme les Britanniques
au sein d’une colonie d’Afrique. Les Britanniques ont le sens politique,
ils détruisent rarement les institutions politiques d’un pays conquis. Ils
entourent le roi nègre mais ils lui passent des fantaisies. Ils lui ont
permis à l’occasion de couper des têtes : ce sont les moeurs du pays. Une
chose ne leur viendrait pas à l’esprit : et c’est de réclamer d’un roi
nègre qu’il se conforme aux hauts standards moraux et politiques des
Britanniques. Il faut obtenir du roi nègre qu’il collabore et protège les
intérêts des Britanniques. Cette collaboration assurée, le reste importe
moins. Le roitelet viole les règles de la démocratie? On ne saurait
attendre mieux d’un primitif …
Je ne prête pas ces sentiments à la minorité anglaise du Québec. Mais les
choses se passent comme si quelques-uns de ses chefs croyaient à la théorie
et à la pratique du roi nègre. Ils pardonnent à M. Duplessis, chef des
naturels du pays québécois, ce qu’ils ne toléreraient de l’un des leurs. On
le voit couramment à l’Assemblée législative. On l’a vu à la dernière
élection municipale. On vient de le vérifier à Québec. Le résultat, c’est
une régression de la démocratie et du parlementarisme, un règne plus
incontesté de l’arbitraire, une collusion constante de la finance
anglo-québécoise avec ce que la politique de cette province a de plus
pourri. »

Source : André Laurendeau, « La théorie du roi nègre - I », dans Le Devoir,
le 4 juillet 1958, p. 4.

Dès lors, le mot « nègre » ne pouvait être que hautement politique mais de
là à ce qu'il soit associé à une revendication dynamique, ce fut là
l'empreinte des chantres de la « négritude ».
Plus que Senghor, ou Léon Gontran Damas, ses compagnons dans l’affirmation
de la « négritude », c’est la poésie de Césaire qui insuffle à la nôtre,
cette volonté de donner à naître un pays. En 1963, paraît chez Déom, ce
recueil collectif : « Le Pays », ou déjà André Major, Guy Robert et surtout
Paul Chamberland, entreprenaient de nommer le « Pays natal ».
Chamberland continue magnifiquement, l’année suivante, en publiant coup
sur coup, le fameux « Terre Québec » dont ce poème dédié « Aux camarades du
FLQ (Front de Libération du Québec), victime de la délation cet inutile
glas » « Deuil 4 juin 63 » dont voici cet extrait :
« les forges sont dressées dans les veines d’un peuple

la terre énorme halète et taille dans sa chair

l’enclume et le marteau la poudre et le canon

son visage grandit au premier feu des bombes

il tremble de le reconnaître il se tait

déjà tonne à ses tempes une parole armée

il entend crépiter les ténèbres du sang

la foudre et le métal le tam-tam des révoltes »
Puis à l’automne 64, paraît à Parti Pris : « L’Afficheur hurle » Dont ces
extraits disent assez ce sentier déjà emprunté par Césaire :
« car nous avons affaire à une sacrée race de couillons de tontons
d’éclopés de souriantes bedaines de laquais speakwhite de modérés petit
gueux qui tantôt vous livreront un peuple aux encans de l’histoire en
entonnant les aimez-vous-les-uns-les-autres du banditisme coopératif

(…)

je suis cubain je suis nègre nègre-blanc québécois fleur-de-lys et
conseil-des-arts je suis colère dans toutes les tavernes dans toutes les
vomissures depuis 200 ans … ». Voilà le concept débouté: non seulement
notre condition de colonisé nous rapproche, mais leur combat pour la
liberté est le long chemin commun que nous revendiquons.
Quand, en 1968, Pierre Vallières, poursuivant une grève de la faim dans sa
prison newyorkaise, écrivit son célèbre récit autobiographique, le titre
s’imposa de lui-même : « Nègres blancs d’Amérique ». Le comité d’aide mis
sur pied par Miron, Pauline Julien et d’autres, pour financer la défense de
Vallières et Charles Gagnon, produisit le 27 mai 1968 ce spectacle
« Chansons et poèmes de la Résistance » pour lequel Michèle Lalonde écrivit
ce poème fétiche qu’est « Speak White » : (extraits)
« Speak white

tell us again about Freedom and Democracy

Nous savons que la liberté est un mot noir

comme la misère est nègre

et comme le sang se mêle à la poussière

des rues d’Alger ou de Little Rock »
De même Gilbert Langevin, dans « Le Temps des vivants » qui fut l’hymne
des indépendantistes des années 60, interprété en ouverture, tant à
« Chansons et poèmes de la Résistance » qu’à l’assemblée de fondation du
« Mouvement Souveraineté–Association » de René Lévesque en 1968, devenu le
« Parti Québécois » :
« Que finisse le temps des prisons

Passe, passe le temps des barreaux

Que finisse le temps des esclaves

Passe, passe le temps des bourreaux
Je préfère l’indépendance

À la prudence de leur troupeau

C’est fini le temps des malchances

Notre espoir est un oiseau .»
Durant les années 60-70, la poésie québécoise fut à l’avant-garde du
combat pour l’affirmation du pays. Ce sont les poètes qui ont donné son
coup de mort à la notion dite « canadienne-française ». C’est Paul
Chamberland, Gérald Godin, André Major, André Brochu, Gaston Miron,
d'autres, qui, avec ce célèbre numéro de janvier 1965, de la Revue Parti
Pris
: « Pour une littérature québécoise », ont inscrit toute la culture
comme étant celle d’un Peuple, celle du Québec. Ce fut un geste de
décolonisation contagieux!
Ce sont essentiellement des militants de l'indépendance qui se
solidarisent avec la vision « nègre » et empruntent un peu, beaucoup, la
voie tracée par Césaire déjà dans son « Cahier d’un retour au pays natal ».
Ce fut d’ailleurs une mission que voulut incarner la poésie de ces années
révolutionnaires: "donner à naître un pays"!
C'est un legs qu'elle nous a laissé. C'est à vous, à nous tous, de
l'assumer!
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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