Saviez-vous qu’il y a quatre millions d’anglophones au Québec ? C’est pourtant en suivant la même méthode qui permet de conclure qu’il y a 2,7 millions de francophones canadiens vivant à l’extérieur du Québec qu’on arrive à ce nombre… surprenant. Depuis ce qu’il convient d’appeler « l’affaire Denise Bombardier », on répète à satiété qu’il y aurait 2,7 millions de « francophones » vivant au Canada à l’extérieur du Québec. Ce nombre provient du recensement de 2016 et correspond aux 2 741 720 personnes affirmant avoir la capacité de soutenir une conversation en français, peu importe s’il s’agit pour eux d’une langue maternelle (1 074 985 personnes) ou d’une langue seconde.
C’est la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA), le principal organisme porte-parole des francophones outre-Outaouais, qui a fait le choix de ne plus compter le nombre de francophones en fonction de la langue maternelle il y a de cela quelques années. C’est elle qui affirme ainsi qu’il y aurait 2,7 millions de francophones au Canada hors Québec, et c’est ce chiffre qu’a repris Dany Turcotte à l’émission Tout le monde en parle dimanche dernier. Ce choix se défend. Il est vrai que la notion de langue maternelle exclut du nombre de « francophones » certaines personnes qui participent pleinement à la vie française au Canada. De la même manière qu’il ne serait pas abusif de dire de Judy Richards ou de Jim Corcoran qu’ils sont « francophones » même s’ils ne sont pas de langue maternelle française, on retrouve au Canada anglais des personnes qui vivent en français, à la maison ou au travail, mais pour qui le français n’est pas la langue maternelle. Ces gens étaient effectivement exclus de la définition de « francophones » si l’on ne retient que le critère de la langue maternelle et on pouvait se retrouver avec une image faussée de la réalité de la vie française au Canada.
Une définition élastique
Sauf que… soyons sérieux. Ce chiffre pose d’innombrables problèmes, dont le plus évident : les « francophones » ainsi définis ne se diraient jamais eux-mêmes « francophones ». En apprenant l’anglais, êtes-vous soudainement devenu un « anglophone » ? S’il est de l’intérêt de la FCFA, dont le financement provient presque exclusivement de Patrimoine canadien, d’adopter une définition aussi élastique de la réalité française à l’extérieur du Québec, tout analyste lucide voit immédiatement les problèmes que pose pareille définition. S’il y a 2,7 millions de francophones dans le ROC, comment expliquer qu’il n’y a que 165 000 élèves qui étudient en français dans l’ensemble des écoles primaires et secondaires françaises du pays ? S’il y a 2,7 millions de « francophones » dans le ROC, l’assimilation est beaucoup plus importante qu’on ne le croyait puisqu’on ne retrouve alors « que » 678 130 personnes dans les trois catégories suivantes ayant trait à l’usage du français à la maison (ne parlent que le français à la maison, le parlent le plus souvent ou le parle à égalité) ? Et puis, si « parler français » fait de vous un « francophone », parler anglais fait logiquement de vous « un anglophone ». Comme pas moins de 2 629 665 de ces « francophones » hors Québec parlent aussi l’anglais, ne peuvent-ils pas être logiquement considérés comme des « anglophones » par les provinces canadiennes, qui pourraient ainsi chercher à économiser en n’offrant plus de services en français ?
La question du nombre de francophones à l’extérieur du Québec est une question malheureusement politisée qui refait surface à peu près tous les dix ans et qui donne droit, chaque fois, à des caricatures de part et d’autre. D’un côté les souverainistes québécois obtus, qui n’ont probablement jamais mis les pieds de l’autre côté de la rivière Outaouais mais qui se réjouissent perfidement de voir disparaître le fait français à l’extérieur du Québec, comme si cela faisait avancer leur cause d’un iota. De l’autre, des porte-parole de la francophonie canadienne ou des politiciens fédéralistes qui se déchirent la chemise d’indignation devant pareils propos et qui versent dans la caricature inverse en jurant qu’on vit en français de la même manière à Medecine Hat qu’à Val-d’Or.
Visions délirantes
La réalité de la francophonie canadienne et acadienne à l’extérieur du Québec ne correspond à aucune de ces deux visions délirantes. Pour ceux qui préfèrent regarder le verre à moitié plein, sachez que depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, les francophones comptent sur un réseau institutionnel scolaire solide et dynamique. Ils ont des écoles françaises d’un bout à l’autre du pays appuyées par un milieu associatif diversifié et proactif dans à peu près tous les domaines de la vie communautaire. Il existe une vie culturelle acadienne et canadienne-française admirable, avec de nombreuses maisons d’éditions, compagnies de théâtre, réseaux de salle de spectacle, des festivals et des artistes qui font rayonner la culture par-delà les frontières. Mais le verre est aussi à moitié vide : s’il existe bel et bien des écoles françaises partout à travers le pays, les enfants s’y parlent très souvent en anglais dans la cour d’école. Moins de la moitié des « ayants droit » fréquentent les écoles françaises du pays, et un grand nombre quitte l’école française après le primaire. En Ontario, une part anémique des programmes universitaires sont offerts aux francophones de la province et la situation est bien pire dans l’Ouest canadien. Enfin, le poids proportionnel des francophones par rapport à l’ensemble de la population, peu importe la définition que l’on retient, est en constant déclin partout à travers le Canada, de trop nombreux francophones, surtout dans les familles linguistiquement exogames, choisissant de ne pas transmettre la langue française à leurs enfants.