La récente décision du ministre de l'Industrie du gouvernement Harper, monsieur Tony Clement, de rendre le questionnaire long du recensement canadien «volontaire» alors qu'il était obligatoire est très mal avisée et ses conséquences risquent d'être désastreuses pour un très grand nombre d'institutions et d'organismes, tant publics que privés, dont les décisions et les stratégies en matière de planification, de développement et de recherche reposent sur une connaissance approfondie du profil démographique et socioéconomique des ménages canadiens. Une telle décision est aussi, et peut-être avant tout, une attaque à la démocratie dans la mesure où elle fait la promotion de l'ignorance des faits.
Mais de quoi s'agit-il? Tous les cinq ans, Statistique Canada recense la population canadienne de façon extrêmement professionnelle. Deux questionnaires sont utilisés: le questionnaire court est envoyé à 100% des ménages et vise à recueillir, à partir de huit questions, des renseignements de base tels l'âge, le sexe, l'état matrimonial et la langue maternelle. Le questionnaire long (ou complet) du recensement est envoyé à 20% des ménages et, à l'aide de 53 questions, sert à mieux connaître leurs caractéristiques sur le plan de la scolarité, de l'origine ethnique, de la langue parlée à la maison, de la mobilité, du revenu, de l'emploi et des caractéristiques de leur logement. Le questionnaire long était obligatoire, et ce jusqu'au samedi 26 juin.
L'échantillon de ce 20% des ménages était construit de façon à assurer la représentativité de l'ensemble des catégories sociales et des provinces et territoires du Canada. Le fait de rendre ce questionnaire long «volontaire» le rend tout simplement non représentatif, non fiable et donc peu utile, certaines catégories de personnes étant naturellement moins portées à répondre que d'autres. Par exemple, on sous-estime déjà le nombre de personnes sans abri avec le recensement actuel. On va maintenant sous-estimer la pauvreté, l'analphabétisme, les minorités ethniques, ignorer la langue parlée à la maison, etc.
Abolir l'obligation de répondre au questionnaire long revient à toute fin pratique à invalider le recensement canadien - qui figurait jusqu'ici parmi les meilleures sources de données publiques au monde - puisque la grande majorité des informations utiles proviennent de ce questionnaire long. À quoi nous servira-t-il de connaître le nombre de personnes âgées, d'enfants ou de familles monoparentales si on ne connaît pas le pourcentage local exact de ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté, sont chômeurs, sont mal logés ou sont analphabètes? Comment pourrons-nous savoir où vivent les immigrants s'ils ne sont pas recensés? Comment pourrons-nous planifier les programmes de retraite, de soins de santé, de logement et d'emploi, déterminer les besoins en matière d'hôpitaux, de routes, d'écoles, de garderies, d'entreprises et de transport public?
Ce sont toutes les prévisions démographiques, en transport et en infrastructures qui sont affectées par cette décision. Il faudra que ces données soient acquises autrement (à un coût probablement plus élevé) sans équivaloir à la qualité des données du recensement de Statistique Canada. Le fait que le questionnaire soit obligatoire est essentiel pour assurer une juste représentativité des différents groupes de la population canadienne, comme l'a fort bien souligné Ivan Fellegi, ancien statisticien en chef de Statistique Canada, en réaction à cette décision (La Presse canadienne, 30 juin 2010, 19h59). En levant cette obligation, il devient ainsi impossible d'établir de façon fiable les tendances relatives aux divers phénomènes démographiques et socioéconomiques affectant les canadiens puisque la qualité des données détaillées variera selon le groupe social, la région et l'année de recensement.
Le principal argument du gouvernement est «qu'il ne croit pas qu'il est approprié de demander des informations détaillées au sujet de ses citoyens». Cet argument de confidentialité ne tient pas la route comme l'explique fort bien notre collègue de l'INRS-UCS, Richard Shearmur (Idées, Le Devoir, 5 juillet 2010): le questionnaire long obligatoire menace moins la vie privée que l'utilisation d'un téléphone cellulaire ou d'une carte de crédit. De plus, les informations récoltées par Statistique Canada bénéficient de la plus haute protection et il est pratiquement impossible de les associer aux personnes.
En somme, cette décision du ministre Tony Clement nous mène tout droit vers l'ignorance (que paradoxalement ce même gouvernement prétend combattre ailleurs dans le monde) et aura des conséquences qui vont directement à l'encontre de l'intérêt public et de la démocratie. Le prochain recensement étant prévu pour juin 2011, il n'est peut-être pas trop tard pour convaincre le gouvernement de faire preuve de bon sens et de revenir sur ses positions.
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Mario Carrier, Carole Després, François Des Rosiers, Florent Joerin, Marius Thériault, Marie-Hélène Vandersmissen et Paul Villeneuve
Chercheurs au Centre de recherche en aménagement et développement (CRAD) de l'Université Laval.
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