On va peut-être un peu vite en besogne en affirmant déjà que SYRIZA est fichu. Qu’Aléxis Tsípras échouera forcément. Qu’il trahira les espoirs qu’il a suscités, les engagements qu’il a pris et les électeurs qui l’ont porté au pouvoir. Qu’il capitulera devant les exigences de la Commission européenne, l’intransigeance de la Banque centrale, l’inflexibilité du Fonds monétaire international et le « nein » de Frau Veto, alias Angela Merkel, tout comme en d’autres temps Édouard Herriot se cassa le nez sur le « mur d’argent » et Léon Blum plia devant les « deux cents familles ».
C’est pourtant ce que croassent à l’envi prophètes de malheur, oiseaux de mauvais augure et autres tenants de l’orthodoxie libérale. Allons, messieurs, un peu de décence, un peu de retenue. On ne doute pas que tous les MM. Purgon réunis au chevet de la Grèce, stupéfaits de la voir soudain contester leur diagnostic, rejeter leurs remèdes, refuser la purge, la saignée, et se relever feront de leur mieux pour que le patient récalcitrant vienne à résipiscence et consente à mourir dans les règles. En attendant, il est prématuré d’écrire le faire-part de décès d’une expérience qui ne fait que commencer.
Dès à présent, la facilité et la célérité avec laquelle le nouveau Premier ministre grec a constitué son gouvernement n’ont pas laissé de bluffer les observateurs du monde entier, qu’ils soient malveillants ou bien disposés. Le fait n’est pas seulement anecdotique, il montre que Tsípras, sans attendre que la victoire qu’on lui prédisait depuis quelque temps soit devenue effective, avait préparé et réfléchi son affaire. Au-delà de ce constat, qui donne à penser sur l’homme, la composition de la majorité sur laquelle il a choisi de s’appuyer est lourde de signification.
Issu de l’extrême gauche comme le noyau dur de son parti, dont d’innombrables déçus du PASOK sont venus grossir les rangs, on pouvait s’attendre que Tsípras, faute de disposer à lui seul d’une majorité au Parlement, ferait appel au Parti communiste local, dinosaure de l’ordre politique, l’un des plus archaïques du monde occidental. Ou qu’il se tournerait vers To Potami, une sorte de MoDem invertébré, eurocompatible et donc susceptible d’apaiser le courroux de l’oligarchie bruxelloise. Il s’y est refusé. Un rapprochement avec Aube dorée, parti ouvertement et fièrement néo-nazi ou avec le Laos, correspondant grec de notre Front national, était exclu. Restaient les treize députés du parti des Grecs indépendants de Panos Kammenos, qui entre en compagnie de trois de ses compagnons dans le gouvernement en tant que ministre de la Défense.
Mais qu’est-ce donc que ce parti et qui est ce Kammenos dont nos médias, jusqu’à dimanche dernier, ignoraient systématiquement l’existence, ce qui les a amenés à dresser dans la hâte un portrait assez peu ressemblant de l’un comme de l’autre ? Il est vrai que cette alliance qui n’entrait pas dans leur logiciel, comme on dit dans les derniers studios où l’on cause, ne les a pas seulement surpris et déstabilisés mais a suscité leur réprobation.
Pour ce qui est du parti, il s’agirait – à en croire les procès-verbaux dressés par la police de la pensée – d’une formation souverainiste, populiste et xénophobe. Pour ce qui est de son chef, on nous l’a dépeint comme une sorte de brute, coutumière de dérapages racistes et de propos outranciers. Traduit de la novlangue, ce langage signifie seulement que le parti des Grecs indépendants est farouchement attaché à l’indépendance de son pays, récuse l’inféodation de ses dirigeants aux ordres de la « troïka », refuse que son patrimoine soit bradé à la terre entière et ses habitants réduits au chômage, à la misère ou à l’expatriation. Quant à Kammenos, cet homme cultivé est effectivement un orateur véhément et parfois fort en gueule, qui laisse parler ses sentiments. Mais c’est débord un homme intègre – la classe politique grecque n’en regorge pas – qui a claqué la porte de la Nouvelle Démocratie de M. Mitsotákis pour retrouver sa liberté de parole.
Qu’est-ce donc qui a entraîné cet étrange mariage de la carpe marxiste et du lapin républicain, de l’athée Tsípras et du très orthodoxe Kammenos, d’un parti résolument de gauche et d’un parti qui ne s’en réclame certainement pas ? Eh bien, tout simplement, le fait qu’en dépit de leur désaccord profond sur la place de l’Église dans la société grecque et sur l’immigration, les deux hommes sont réunis par un amour commun de leur pays, par la volonté de restaurer sa souveraineté et sa dignité, par leur refus de le voir devenir un Land ou une province de la Große Europa. C’est ce qui les a amenés à surmonter leurs différends, à franchir la frontière qui là-bas comme ici sépare la droite et la gauche, à considérer que le combat qui les réunit est plus important et plus vital que les clivages qui les opposent. Telle est la leçon qui nous vient d’Athènes.
Un journaliste demandait hier à M. Pierre Laurent, numéro 1 bis du Front de gauche, cette linotte à deux têtes, s’il pourrait envisager chez nous, à l’image de ce qui vient de se passer en Grèce, un rapprochement, par exemple, entre Jean-Luc Mélenchon et Nicolas Dupont-Aignan dans le cadre d’une sorte d’union nationale. Le premier secrétaire du Parti communiste français en resta coi. Ne cherchons pas ailleurs que dans le sectarisme imbécile de notre gauche la première cause de la division et de la défaite des patriotes dans notre pays. C’est à cause de cette stupidité criminelle que le « non » de 2005 à l’Europe ultralibérale n’a pas empêché l’UMP, le PS et leurs complices de faire prévaloir et d’imposer depuis dix ans une politique et une orientation que notre peuple réprouve mais que notre faiblesse tolère.
Tsípras et Kammenos, patriotes sans frontières
Le «sectarisme imbécile» et la «stupidité criminelle» de la gauche ont fait le jeu du néolibéralisme en Europe
Dominique Jamet36 articles
Il a présidé la Bibliothèque de France et a publié plus d'une vingtaine de romans et d'essais.
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