Ségrégation ou autodétermination?

Le Toronto District School Board approuve la création d'une «école noire»

École noire

Aux grands maux les grands moyens. Aux prises avec un taux de décrochage astronomique chez ses élèves noirs, le Toronto District School Board a décidé mardi soir de créer une école offrant un programme centré sur l'expérience des Afro-Canadiens. Le vote a été serré, le débat vigoureux. Même la communauté noire n'est pas unanime.

Ségrégation, disent les uns. Autodétermination, disent les autres. Le projet d'une «école noire» fait des vagues depuis plus d'une décennie à Toronto et, après des années de débats, elle verra le jour en septembre 2009 grâce à une maigre majorité de deux voix (onze pour, neuf contre) parmi les commissaires du plus gros conseil scolaire de Toronto, qui se sont prononcés sur la question mardi soir.
Les deux mères qui avaient relancé l'idée l'été dernier jubilaient à l'issue du vote. «Nous sommes aux anges», a aussitôt lancé Angela Wilson à la meute de journalistes présents.
L'école en question ne sera pas réservée aux élèves noirs mais son programme d'études aura pour pivot l'histoire et la culture afro-canadiennes. Le but avoué est de contrer le décrochage chez les jeunes de cette communauté. Selon les chiffres du conseil, 40 % des jeunes Noirs anglophones d'origine caribéenne ont abandonné l'école entre 2000 et 2005, comparativement à 23 % des jeunes Canadiens de souche.
Le projet d'école n'est qu'un volet du plan adopté mardi soir. Le Toronto District School Board (TDSB) a aussi décidé, entre autres, de créer d'ici septembre 2008 des cours centrés sur la culture afro-canadienne dans au moins trois écoles, ce qui ne sera pas une nouveauté complète puisque des projets semblables ont eu lieu depuis au moins un an dans plusieurs institutions. C'est d'ailleurs leur succès qui a incité les conseillers à récidiver.
Ces projets-pilotes ne suscitent pas la controverse. La vraie pomme de discorde est cette «école noire». Ses partisans rejettent les accusations de ségrégation, un processus forcé de séparation des races. «Il n'est pas question de ségrégation mais d'autodétermination», a répété Mme Wilson mardi, soulignant que la fréquentation sera volontaire et ouverte à tous. Militante communautaire, Murphy Browne a confié au Toronto Star en avoir assez de voir des jeunes se détourner de l'école parce qu'ils ne se reconnaissent pas dans ses programmes, généralement eurocentristes.
Un casse-tête
La décision du conseil survient à un moment particulier. Depuis quelques années, plusieurs crises et incidents, parfois violents, ont secoué le système scolaire torontois et frappé plus durement les élèves de la communauté noire. L'assassinat en mai dernier du jeune Noir Jordan Manners sur le terrain de l'école secondaire C. W. Jefferys Collegiate Institute a ainsi mené à la création d'un groupe de travail sur la sécurité dans les écoles. Le rapport, piloté par l'avocat Julian Falconer, a été rendu public début janvier.
Le groupe ne s'est pas prononcé sur le projet d'«école noire» mais a appuyé l'idée d'ajuster le contenu des cours pour refléter la culture et l'histoire des élèves, en particulier noirs. «Le problème de la sécurité affecte au premier chef l'environnement scolaire. Si on veut le résoudre, il faut que tous les jeunes se sentent concernés par leur éducation, mais beaucoup ne le sont pas et se retrouvent marginalisés. Leur vie à l'extérieur de l'école est difficile. Ils subissent de la pauvreté, du racisme, de la discrimination. Une façon de raviver leur intérêt est de leur offrir des programmes où ils se reconnaissent», a expliqué Me Falconer en entrevue.
Mais il a prévenu: «C'est une solution parmi d'autres. Ce n'est pas une panacée.» Le plan d'action qu'il a soumis au conseil scolaire va d'ailleurs beaucoup plus loin. Il fait le lien entre l'environnement scolaire et le succès des élèves et interpelle tous les acteurs du milieu de l'éducation.
Les opposants au projet d'«école noire» craignent que le reste des correctifs suggérés par le comité Falconer ne soit éclipsé par la décision de mardi soir. Avocat de la famille Manners et membre d'une coalition de leaders de la communauté noire opposés au projet, Courtney Betty s'inquiète. «Il y a un danger qu'on enterre le rapport en disant qu'il a perdu de son intérêt puisqu'on tente de faire quelque chose.»
La crainte de l'isolement
Me Betty est aussi franchement opposé au projet d'école, car il ne veut pas voir les jeunes Noirs être isolés du reste de la société. «Au bout du compte, cela ne rendra pas service à notre communauté. Toronto, une des villes les plus multiculturelles au monde, s'est bâtie sur la compréhension de la culture des uns et des autres, ce qui se fait en travaillant et en socialisant ensemble.»
Le conseil scolaire a beau répéter que l'école sera ouverte à tous, il dit que ce ne sera pas le cas dans la pratique. «Ce n'est pas tout à fait honnête de dire que l'école s'adressera à tous les élèves alors qu'elle est proposée et conçue pour répondre à un problème particulier, celui des jeunes de la communauté noire qui ne réussissent pas dans le système régulier.» Me Betty déplore que personne ne soit prêt à le dire sans détour.
Il souligne aussi que la seule école du TDSB qui offre un programme centré sur une culture particulière est l'école autochtone, et c'est la pire du réseau. «Si nous faisons face à une crise, pourquoi opter pour une solution expérimentale, pour laquelle personne n'a fourni de preuves, plutôt que pour des moyens reconnus?», demande-t-il. Et ce n'est pas sa seule question. Il ne voit pas en quoi une seule école de 200 élèves répondra aux besoins des jeunes Noirs en difficulté de toute la ville.
La directrice générale du conseil scolaire, Gerry Connelly, répète que la nouvelle école et les projets-pilotes ne sont pas la seule réponse de son conseil scolaire au problème du décrochage. Ce sont des éléments d'un plan plus vaste. Quant à l'école, elle ne sera pas différente de la trentaine d'écoles alternatives du TDSB qui ont des vocations particulières, qui sont ouvertes à tous et où les parents ont un grand rôle à jouer.
Mme Connelly tient aussi à souligner qu'«il n'y a pas de lien entre la décision de mardi et le rapport Falconer. Ce document a été demandé à la suite du meurtre d'un étudiant, en mai dernier, alors que le projet d'école, lui, a été mis en avant par la communauté. Il n'est pas question de mettre le rapport Falconer de côté». Les commissaires devaient d'ailleurs en discuter hier soir, mais aucune décision n'est attendue bientôt.
L'idée d'une école centrée sur la réalité afro-canadienne en Ontario est dans l'air depuis qu'une commission royale sur l'éducation en a fait la suggestion, en 1995. Elle n'a pas pour autant la faveur du gouvernement provincial, bien qu'il ne puisse pas l'empêcher. La ministre de l'Éducation, Kathleen Wynne, disait encore avant le vote craindre la multiplication de demandes pour des écoles séparées. Elle a toujours dit qu'elle préférait voir les enfants de toutes les origines étudier ensemble.
Collaboratrice du Devoir
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