Les réactions au projet torontois d'établissement des écoles afrocentristes n'ont pas tardé à se manifester dans la presse québécoise et ont majoritairement pris la forme d'une dénonciation prévisible: non à l'«école-ghetto». Leurs argumentaires reposent sur ce fonds commun: l'école de la majorité serait un lieu d'intégration, et l'école de la minorité, un lieu de ségrégation.
Cette représentation idéologique souffre de graves déficiences. Posons seulement une question: si nous sommes si convaincus que les institutions scolaires contrôlées par des minorités sont productrices de vies ségréguées et ghettoïsées, ne devrions-nous pas nous opposer à leur présence indépendamment de leur caractère public ou privé? Aussi convient-il de souligner une méprise entourant le cas qui nous intéresse: il ne sera pas question d'une école exclusive aux élèves noirs mais bien d'une école où le personnel sera majoritairement noir et où l'enseignement de l'histoire et des cultures afro-canadiennes occupera une place importante.
Or, même la ministre québécoise de l'Éducation, Michelle Courchesne, a succombé à cette méprise: «Est-ce qu'il devrait y avoir des écoles publiques exclusivement pour des élèves de race noire? Je ne favoriserais pas une telle chose. Le vivre ensemble est très important pour moi.» (Citée dans Simon Boivin, «Pas d'école de culture noire», Le Soleil, le 1er février 2008, page 7.)
Débat sur l'intégration
Derrière le débat sur les écoles afrocentristes se profile un autre débat, fondamental celui-là, sur l'intégration et le rôle que peuvent y jouer les institutions communautaires. Les institutions sont dites communautaires car elles sont contrôlées par les minorités et expriment dans une certaine mesure leur identité et leur héritage collectifs, même si ceux-ci sont l'objet de redéfinitions constantes et de dissensions internes.
Les opinions à propos du rôle des institutions communautaires dans l'intégration des minorités divergent et se cristallisent grosso modo autour de deux positions opposées. Pour les universalistes, l'intégration des minorités doit se réaliser au sein des institutions communes contrôlées par le groupe majoritaire. Pour les différentialistes (ou les communautaristes), l'intégration peut très bien se faire par l'entremise des institutions contrôlées par les groupes minoritaires. Selon les tenants de cette optique, un tel pouvoir institutionnel permettrait, dans le contexte du débat actuel sur les écoles afrocentristes, une valorisation des multiples héritages culturels des Noirs au Canada et au Québec et aiderait les élèves issus des minorités noires à construire une identité positive, laquelle aurait des conséquences bénéfiques sur leur réussite scolaire.
Opposition stérile
Le débat enclenché à la suite du vote serré de la Commission scolaire de Toronto (onze voix pour et neuf voix contre) en faveur de l'établissement des écoles afrocentristes attise les oppositions. Les uns brandissent le spectre de la ghettoïsation et de l'enfermement des Noirs dans des institutions parallèles; les autres dénoncent l'ethnocentrisme, voire le racisme du système majoritaire, qui expliquerait, ne serait-ce que partiellement, l'échec scolaire des élèves noirs. Nous pouvons aussi inverser le problème et le poser comme l'échec de l'école auprès des élèves noirs.
On peut sortir de cette opposition stérile en optant pour une approche contextualisée. Dès lors, on verra que le différentialisme n'est pas bon ou mauvais en soi, comme l'universalisme n'est pas bon ou mauvais en soi. Tout dépend du contexte. Il existe des exemples historiques probants: dans l'Afrique du Sud de l'apartheid, c'était le différentialisme, soulignons-le, un différentialisme imposé et non démocratique, ce prétendu «développement égal mais séparé» qui fut la puissante arme de l'oppression raciale. La résistance s'est faite par la revendication d'une humanité égale et d'institutions communes.
De même, au sein du mouvement des droits civiques des Noirs américains, les revendications des droits politiques et de la déségrégation scolaire se firent souvent mais pas exclusivement dans le langage de l'universalisme, car leur oppression (le ségrégationnisme) était justifiée dans un langage différentialiste et raciste.
En revanche, dans la France contemporaine, c'est l'universalisme qui s'est transformé en un redoutable outil d'exclusion de l'égalité citoyenne où l'inclusion se fait au prix fort de conformité culturelle (assimilation) à la majorité, où il est devenu antinomique d'être à la fois française et voilée, pour ne donner que cet exemple précis. Certains auteurs parlent à juste titre de la nationalisation de l'universalisme en France; la résistance à cette oppression que constitue le déni de la diversité culturelle et religieuse de la population de France se fait donc dans ce contexte dans le langage du pluralisme, du différentialisme. C'est dire l'importance du contexte: qui mobilise quel type de discours (universaliste ou différentialiste), pour quelles fins et dans quel contexte?
Contexte québécois
Dans le cadre du débat actuel sur les écoles afrocentristes -- et ce, dans un contexte où la situation scolaire des élèves des communautés noires est préoccupante --, il importe de ne pas tronquer ce questionnement contextualisé par des positions ontologiques campées. Une recherche menée par Marie McAndrew (la spécialiste québécoise des relations ethniques en milieu scolaire) et ses collègues montre que dans le secteur français de l'ensemble du Québec, le taux de diplomation au secondaire des élèves noirs est, après sept ans, considérablement inférieur à la moyenne générale: 51,8 % contre 69 %. L'établissement des écoles afrocentristes devrait être évalué dans ce contexte, comme une approche potentiellement viable, et non comme la seule approche, dans la recherche des solutions à l'échec scolaire des élèves noirs.
La lutte devrait être menée sur deux fronts: dans l'amélioration des institutions scolaires communes (le système majoritaire) et dans l'établissement des institutions alternatives contrôlées par les minorités mais redevables et respectueuses des normes collectives, dont les droits et libertés fondamentaux.
Une piste à explorer, mais...
Il me faut souligner que mon appui au projet d'établir des écoles afrocentristes comme une piste potentiellement viable, en tout cas méritant d'être explorée, n'est pas sans réserves. J'ai deux réticences à propos de ce projet: l'une porte sur la société majoritaire, l'autre sur les minorités qui contrôlent ou contrôleront de telles institutions.
En autorisant l'établissement de ce type d'écoles, la société majoritaire ne doit pas se donner bonne conscience et se désengager de la tâche ardue et capitale de transformer les cursus scolaires et les pratiques d'enseignement afin de rendre l'école commune plus égalitaire, de débarrasser le système éducatif de ses biais ethnocentristes et hétéronormatifs.
L'objectif de réaliser une école commune et plurielle qui formera les futurs citoyens qui lutteront contre les discriminations et les inégalités sociales ne doit pas être abandonné. L'établissement des écoles alternatives contrôlées par les minorités ne doit pas se faire au prix d'une recrudescence du monoculturalisme dans l'école majoritaire.
Ma réticence portant sur les minorités responsables de ces écoles alternatives n'a rien d'ontologique. L'établissement des institutions gérées par les minorités n'est pas problématique en soi et se situe historiquement dans la continuité du pluralisme institutionnel qui a caractérisé le Canada, avec sa dualité anglophones-francophones, un processus historique qui n'a pourtant pas manqué d'avoir des épisodes douloureux et assimilationnistes, comme en témoignent par exemple l'histoire des peuples autochtones et celle de l'interdiction de l'enseignement en français au Manitoba.
Un laboratoire
Il incombe donc aux minorités -- ici à la communauté noire -- d'établir un cursus et des pratiques d'enseignement qui ne seront pas ethnocentristes. Il est possible de mettre en valeur l'héritage historique et culturel, pluriel, des Noirs au Canada sans virer vers l'établissement de nouvelles hiérarchies. L'école afrocentriste pourra dès lors être non seulement un outil pour lutter contre l'échec scolaire des élèves des communautés noires mais aussi un laboratoire pour une école véritablement antiraciste, où il sera également possible de se pencher sur des problèmes méconnus, comme les hiérarchies «raciales» intra-noires, le phénomène désigné comme le «colorisme».
Un point qui me semble important est que l'établissement de ces écoles ne doit pas générer de nouvelles hiérarchies ou de nouvelles exclusions. Autrement dit, il faut que «la communauté» soit attentive à ne pas créer des pressions sur les parents et sur les enfants qui souhaitent la scolarisation à l'extérieur des institutions communautaires. Ces pressions existent au sein de certaines communautés, les familles qui n'envoient pas leurs enfants aux écoles de la communauté faisant face à une dévalorisation, voire à une marginalisation intracommunautaire. Le libre choix doit être protégé et valorisé.
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Sirma Bilge, Professeure au département de sociologie de l'Université de Montréal
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