« Scandaleuses » : La France, la Belgique, l’Allemagne et toute l’Europe

Laïcité — débat québécois

Chers internautes, j’ai de tristes nouvelles à vous apprendre. J’ai appris mercredi soir vers 21 h 30 que de grands pays démocratiques, que dis-je, de civilisation, comme la France, en fait que l’Europe entière s’étaient livrés depuis quelques décennies à des pratiques « irréalistes, scandaleuses » risquant de mener à « la désobéissance civile », de « faire sauter l’ordre social » et qui valent à ces pays et ce continent naguère dignes d’admiration d’être « montrés du doigt partout à l’étranger ».
Mais qu’ont-ils fait de si répréhensible, de si contraire aux droits et à la bienséance. Eh bien Monsieur, Madame, ils ont eu le fanatisme d’imposer dans leurs pays par des règlements, des avis, des lois, des chartes et même — summum du déshonneur– par des décisions de tribunaux nationaux et européens des mesures de laïcité en tous points semblables à celles prônées par les boute-feux (dont je suis) qui ont signé le Manifeste pour un Québec laïque et pluraliste et qui sont envisagées par le Parti Québécois. En l’espèce : l’interdiction pour les membres de la fonction publique de porter des signes religieux ou politiques.
D’où vient cette sévérité envers ces mesures ? De Gérard Bouchard, co-auteur du rapport Bouchard-Taylor. En entrevue au Téléjournal ce mercredi, il disait ce qui suit, au sujet de l’application, au Québec, d’une loi consacrant ce principe :

[Cette loi serait] ingérable, irréaliste, scandaleuse, elle mènerait à la désobéissance civile, elle ferait sauter l’ordre social et, finalement, le Québec serait montré du doigt partout à l’étranger. [...] C’est les Américains qui diraient à côté, là, eh !, qu’est-ce qui vous prend là, vous autres là, les petits minables, là ? [...] Il y aurait de la désobéissance civile, madame. De la désobéissance civile. Le Québec se retrouverait avec une crise énorme à l’intérieur. En plus d’un problème considérable à l’échelle internationale. On aurait tous les tribunaux à dos. Puis, pas seulement la Cour suprême, là. À commencer par nos tribunaux à nous. Notre Charte. Tous les traités internationaux. Le Québec serait pointé du doigt partout.

Des « petits minables » ailleurs en Occident
Un des nombreux reproches faits au rapport Bouchard-Taylor fut sa décision, malgré son budget et le temps alloué, de ne pas mettre en parallèle, comme c’est un usage fréquent, les pratiques de plusieurs pays étrangers sur le sujet examiné, pour pouvoir mieux saisir l’univers des possibles, les expériences réussies ou ayant connu l’échec.
Ce tour d’horizon aurait pu permettre à Gérard Bouchard d’avoir un peu plus de retenue dans ses mises en garde.
Puisqu’il n’est jamais trop tard pour apprendre, je me suis renseigné, depuis mercredi soir 21h30, et voici ce que j’ai appris :
En France
En France, la tradition a toujours voulu qu’un fonctionnaire ne porte pas de signes religieux ou politiques. Cela a été confirmé par la rédaction en 2007 d’une Charte de la laïcité affichée dans tous les services publics.
En 2003, déjà, la cour administrative d’appel de Lyon avait estimé, en se fondant sur le principe de laïcité de la République, que le fait pour un agent public de manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constituait un manquement à ses obligations professionnelles et donc une faute.
Cette interdiction du port de signes religieux déborde du simple cadre des fonctionnaires de l’État au sens propre, car un tribunal de Toulouse l’a même appliquée en avril dernier au cas d’une jeune femme — une doctorante — salariée par l’Université mais qui tenait à porter le hidjab. Pour l’Université, la jeune femme était membre du service public et avait un devoir de neutralité. Le tribunal lui a donné raison.
Le contexte est évidemment porteur, l’Assemblée nationale française ayant adopté une loi interdisant le port de symboles religieux ostentatoires dans tout le réseau d’enseignement public — pour les enseignants et pour les élèves.
En Belgique
En Belgique, le ministre responsable de la Fonction publique a indiqué en octobre dernier que « l’impartialité de l’État prévaut et toute personne travaillant pour l’État est tenue de respecter le principe de neutralité et d’impartialité et de s’abstenir de tout port de signes religieux ou convictionnels [oui, ils disent convictionnels en Belgique] qu’il soit, ou non, en contact avec le public. »
En ce qui concerne les villes, celles-ci sont libres de choisir le niveau d’exigences qui leur convient : certaines interdisent le port du voile aux agents en contact avec la population, notamment Schaerbeek, Saint-Gilles, Anvers, Gand, d’autres pas.
Également en octobre dernier, le Conseil d’État belge a établi que les communes, dont relèvent les écoles, ont le droit d’interdire le port du voile. (Un appel pourrait cependant être logé.)
En Allemagne
La Cour constitutionnelle, plus haute juridiction allemande, a déclaré que le port du hidjab était autorisé sauf législation spécifique l’interdisant.
Les députés de Bavière et de plusieurs autres länders (provinces) ont donc voté en 2004 une loi interdisant aux enseignantes de porter le foulard islamique en classe, estimant que cet accessoire vestimentaire est devenu plus un symbole politique que religieux et un signe de répression des femmes. Les symboles chrétiens ou juifs restent autorisés. (Note du blogueur : je préfère de loin notre position, plus égalitaire envers les religions et les convictions.)
La Hesse a interdit la même année à tous ses fonctionnaires de porter le voile islamique. Au Bade-Wurtemberg, en Basse-Saxe et dans la Sarre, seuls les enseignants sont concernés.
En Europe
Que fait, en Europe, la Cour européenne, ce rempart contre la barbarie ? Elle permet aux États membres de codifier les signes religieux, notamment vestimentaires, dans les institutions publiques, au nom de deux principes : la laïcité et l’égalité hommes-femmes.
Ainsi, en 2001, elle a permis à une école suisse d’interdire à une enseignante le port du hidjab.
Ainsi, en 2006, elle a permis à une école secondaire du Royaume-Uni d’imposer un code vestimentaire unifié aux élèves.
Ainsi, en 2004, elle a permis à la Turquie d’interdire le hidjab dans l’enceinte de l’université « dans le but d’assurer la mixité des étudiants de croyances diverses et de protéger ainsi l’ordre public et les croyances d’autrui ».
En conclusion, cette revue des normes internationales montre très clairement que la liberté de religion cède le pas à des considérations d’égalité entre les sexes, d’une part, et que plusieurs États subordonnent la liberté de religion au respect de la laïcité et des non-croyances, d’autre part.

D’où vient cette conclusion ? De l’Avis du Conseil du statut de la femme du Québec (oui, du Québec) sur le Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et la liberté religieuse, d’août 2007 ( pp 116 et suivantes). D’où je tire l’essentiel de mes informations sur la Cour européenne. Le Conseil s’était donné la peine d’aller voir ailleurs avant de faire ses propres recommandations. Et n’avait pas prononcé d’oukases contre les Québécois qui oseraient faire, ici, ce que d’autres font, légalement, ailleurs.
Le portrait des mesures promulguées dans les autres pays démocratiques afin de baliser la liberté religieuse, ainsi que l’interprétation que les tribunaux en ont fait, est un exercice incontournable dans cette avenue où nous souhaitons que le gouvernement s’engage.

On se prend à rêver du jour où tous les intellectuels québécois, ou du moins tous les intellectuels auteurs de rapports, aient autant de sagesse que les membres du Conseil du statut de la femme.

Squared

Jean-François Lisée297 articles

  • 183 389

Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé