Tout au cours de l'année politique, l'idée d'une Constitution pour le Québec a plusieurs fois été évoquée, tant par le Parti québécois, qui a même proposé le contenu d'un texte, que par l'Action démocratique du Québec, qui croyait que l'adoption d'un texte fondateur permettrait de résorber quelques-unes des tensions liées à la «crise d'identité» du Québec. Histoire de nourrir le débat, nous publions aujourd'hui et demain une analyse approfondie de la question formulée par le constitutionnaliste Jacques-Yvan Morin. Ce texte s'inspire d'une allocution prononcée à la fin de mai, en ouverture du Congrès de l'Association québécoise de droit constitutionnel, à l'université Laval.
Le débat sur la pertinence de doter le Québec autonome d'une nouvelle Constitution formelle est à l'ordre du jour. Implicitement, comme dans le rapport de la Commission sur les «accommodements raisonnables», lesquels découlent de principes constitutionnels, et explicitement, dans les débats de l'Assemblée nationale ainsi que dans les nombreuses interventions de mouvements de réflexion politique, de parlementaires, d'universitaires, d'écrivains et de journalistes, les temps paraissent mûrs pour l'élaboration d'une démarche constituante à laquelle seraient associés des politiques et des représentants de la société civile.
Or ne sommes-nous pas assujettis depuis fort longtemps à tout un arsenal de normes constitutionnelles, non seulement au sens formel, avec les lois du Parlement britannique, mais au sens matériel, avec des règles coutumières, des conventions et autres sources anglaises «non écrites»?
Si l'on entend, par Constitution, les normes primordiales destinées à l'établissement, à l'exercice, au contrôle et à la transmission du pouvoir politique, nos sources les plus anciennes remontent à l'Édit de création du Conseil souverain de la Nouvelle-France de 1663 et même aux lettres patentes octroyées par François Ier à F. de la Roque, seigneur de Roberval, en 1540, par lesquelles celui-ci est nommé lieutenant général de la Nouvelle-France et investi de pouvoirs très étendus: faire la paix ou la guerre ainsi qu'adopter des lois et ordonnances «politiques et autres». Le roi lui confère en outre le droit d'ordonner de toutes choses «comme si nous-mêmes le ferions et faire le pourrions si en notre personne y estions».
Constitution bien embryonnaire et éphémère, certes, mais qui nous autorisera néanmoins à célébrer dans trois décennies le cinquième centenaire de notre histoire constitutionnelle! En attendant, ne serait-il pas opportun que le Québec se donne une loi fondamentale adaptée aux profondes mutations intervenues depuis lors?
Parlement de Westminster
Devenue britannique en 1763 par la cession du pays, la Constitution a alors épousé les règles découlant du principe non écrit, mais fondamental, de la souveraineté du Parlement de Westminster, embrassant les lois de celui-ci, les décrets des autorités instituées par lui, ses conventions constitutionnelles, ses coutumes et les décisions des autorités judiciaires du royaume applicables à la colonie canadienne.
Bel ensemble dispersé et disparate de sources du droit, auquel le législateur impérial a pris soin de juxtaposer des lois de nature formelle, notamment celles de 1774, 1791, 1840, 1867 et 1982, dont certaines dispositions font partie de la Constitution du Québec, adoptées parfois sans son consentement ou même en dépit de ses protestations.
Absence de Constitution formelle
En raison de cet héritage, le Québec ne s'est pas donné de Constitution propre au sens formel du terme, un ensemble de normes écrites et placées hors de pair, auquel toute autre règle de droit doit être conforme sous peine d'être déclarée nulle ou inopérante. Cette suprématie ou primauté joue en faveur de la Constitution canadienne, opposable au Québec, mais ne caractérise point les normes que celui-ci peut souhaiter adopter comme hiérarchiquement supérieures et protégées contre les changements par des procédures spéciales, comme on en trouve dans les Constitutions de la plupart des États.
Compte tenu de l'évolution du Canada et du Québec, est-il souhaitable ou opportun de doter celui-ci d'une telle Constitution, écrite et formelle? Il y a longtemps qu'on y pense et qu'on en parle. Déjà, pour le mouvement des Patriotes de 1837, l'octroi d'une véritable Constitution constituait l'une de ses principales revendications. L'idée en est reprise quelques années plus tard, en 1858, par Joseph-Charles Taché qui, avant même l'adoption du British America Act, propose que chaque colonie appelée à devenir province de la fédération projetée se dote d'une Constitution écrite «comportant pour la législature l'obligation d'y obéir sous peine de voir ses actes frappés de nullité [...]».
Projets plus élaborés
C'est cependant au cours des années fertiles de la Révolution tranquille que la question a commencé de susciter des projets plus élaborés dans les milieux politiques, mais également dans la société civile. En 1966, par exemple, les États généraux du Canada français proposent la convocation d'une assemblée constituante appelée à s'enquérir des aspirations des Québécois et des minorités francophones du Canada et à faire des propositions au peuple par référendum.
Après quoi, les Assises de 1969 voient les délégués du Québec adopter une résolution proposant notamment que «les Québécois se donnent une constitution écrite» affirmant leur droit à l'autodétermination et comportant des dispositions sur les droits de la personne, l'intégrité territoriale, le suffrage universel, les «objectifs fondamentaux du peuple du Québec», la décentralisation administrative, «la suprématie de la Constitution sur toutes les autres lois», le droit d'initiative constitutionnelle des citoyens et la ratification de toute modification par le vote populaire. En outre, des résolutions ont pour but de constitutionnaliser les droits des citoyens, le choix d'un régime de type présidentiel et «les modalités de l'élection et du fonctionnement de la Constituante».
Deux constatations
C'était l'époque où se répandaient en Occident les principes de la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948). Le Québec était également témoin des démarches constituantes engendrées par la décolonisation et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Aujourd'hui, tous les États nés à cette époque ont une Constitution formelle, mais la question est de savoir si ce mouvement s'est étendu aux États membres d'unions d'États ou de fédérations, dont le statut d'autonomie varie à l'infini.
Première constatation: presque tous ces États ou fédérations sont dotés de leur propre Constitution formelle dans le cadre de l'union ou fédération. Il suffit de mentionner les États-Unis, la Russie, l'Allemagne, la Suisse, le Mexique, le Brésil, l'Inde et l'Australie pour se rendre compte de la variété des données politiques et juridiques dont on pourrait s'inspirer. La moisson est presque trop abondante; des choix s'imposeraient et devraient refléter les réalités, les objectifs fondamentaux et les valeurs du Québec.
Seconde constatation: l'autonomie du Québec en tant qu'État fédéré s'étend à l'adoption de sa propre Constitution, puisqu'aussi bien l'article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 (le Canada Act britannique), presque identique aux termes de l'ancien article 92.1 de celle de 1867, prévoit qu'une législature «a compétence exclusive pour modifier la constitution de sa province», sous réserve des dispositions relatives à la charge de lieutenant-gouverneur.
Mais s'agit-il d'une «Constitution» à la britannique, modifiable selon les règles applicables aux lois «ordinaires», ou d'une véritable Constitution formelle? Répondre à cette question exige que nous envisagions trois aspects étroitement liés de toute démarche de modification constitutionnelle au Québec: le pourquoi, le contenu et le comment. Voyons d'abord les raisons qui justifieraient ou non une telle entreprise.
Le pourquoi
Est-il politiquement opportun et juridiquement réalisable pour le Québec, État fédéré, de se doter d'une nouvelle Constitution formelle? Le système actuel ne fonctionne-t-il pas correctement, en définitive? Soit, les règles en sont éparses, hétéroclites, cumulatives, à la manière anglaise, mais, en revanche, ne sont-elles pas, du moins à l'exception du British North America Act et du Canada Act, souples, adaptables et effectives, certaines plus de deux fois centenaires et presque «vénérables», bien qu'elles découlent d'une longue domination? Quel avantage existe-t-il à les rendre plus formelles, à la française peut-être, et, de ce fait, plus précises et plus difficiles à modifier?
Une première observation s'impose: la démarche constituante est amorcée au Québec depuis une trentaine d'années, mais elle demeure inachevée et comme suspendue. Les deux Chartes -- celle des droits et libertés et celle de la langue française -- se voulaient fondamentales, mais le législateur québécois n'a pas voulu aller au bout de la logique constitutionnelle.
La première date de 1975, donc antérieure à la Charte canadienne constitutionnalisée en 1982 par le Parlement britannique. L'Assemblée nationale l'a voulue mieux protégée que ses lois ordinaires contre les variations, puisqu'«aucune disposition, même postérieure à la Charte, ne peut déroger aux articles 1 à 38 [...] à moins que cette loi n'énonce expressément que cette disposition s'applique malgré la Charte» (article 52).
Au cours du débat avec le ministre de la Justice d'alors, M. Jérôme Choquette, qui portait sur la rédaction de la Charte, l'Opposition avait tenté en commission parlementaire d'obtenir que cette loi soit clairement constitutionnalisée, dotée de la suprématie et protégée contre les amendements intempestifs, mais le ministre a estimé que l'état du droit ne l'autorisait pas à opter pour cette solution. C'était déjà à l'époque une attitude trop frileuse, qu'il faut maintenant réexaminer dans une perspective d'avenir.
Contradictions des Chartes
Quant à la Charte de la langue française (1977), elle ne jouit d'aucune primauté ni d'une protection spéciale. Pourtant, l'intention du gouvernement et du législateur était bel et bien de poser là des règles fondamentales, comme l'indique son titre de Charte. Avec le résultat paradoxal que la Charte des droits, à propos de laquelle certaines décisions judiciaires ont reconnu la nature «quasi constitutionnelle» ou «spéciale», a servi, dans l'arrêt Ford (1988), à rendre inopérantes certaines dispositions de la Charte de la langue française. Il n'est pas interdit d'y voir un besoin de mise en ordre de la Constitution du Québec.
Car l'effort constituant, bien qu'amorcé depuis les années 1960, semble en proie au flottement, en dépit des débats et des recommandations expresses de diverses commissions, notamment celle chargée par l'Assemblée nationale d'examiner la situation de la langue française. Placée sous la présidence de M. Gérald Larose, cette commission en est venue à recommander la constitutionnalisation «à terme» des principes fondateurs de la politique linguistique, c'est-à-dire «la nette prééminence du français», langue «officielle et commune de la vie et de l'espace publics du Québec», sans pour autant oublier la protection des droits minoritaires.
Des occasions ratées
Chose certaine, l'adoption d'une Constitution formelle pour un Québec autonome ne représenterait aucune innovation ou incongruité dans le paysage du droit constitutionnel comparé. Dans le cadre des fédérations existantes, autres que certaines issues de la colonisation britannique, les États membres possèdent leur propre Constitution, adoptée parfois avant la formation de l'entité fédérative, comme ce fut le cas pour les premiers États de l'Union américaine. C'est même devenu une règle quasi générale dans les États contemporains de type fédéral.
L'élaboration d'une Constitution du Québec s'impose-t-elle pour autant? D'aucuns redoutent un exercice qui sèmerait la division, voire la discorde; d'autres estiment qu'il aurait dû avoir lieu depuis longtemps. Le moment idéal eût été le milieu des années 1960, sans doute, alors que siégeait le Comité de la Constitution; il existait à ce moment un certain consensus sur la question entre les partis politiques, qui a d'ailleurs permis l'élaboration de la Charte des droits et libertés de 1975.
Autre occasion ratée: l'adoption du Canada Act de 1982 et le verrouillage du mode d'amendement constitutionnel sans le consentement du Québec. Sur ce point, on ne peut qu'être d'accord avec le professeur Marc Chevrier: l'occasion était belle de contrer cet acte d'hostilité par une démarche d'affirmation de notre existence au plan constitutionnel.
***
Jacques-Yvan Morin, Professeur émérite de droit international et constitutionnel à l'Université de Montréal et autrefois membre du gouvernement du Québec
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1759-2009: 250e de la bataille des Plaines d'Abraham
Jacques-Yvan Morin7 articles
ministre de l’Éducation de 1976 à 1981
Professeur émérite de droit international public
ancien Vice-premier ministre du Québec
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