Une Constitution nouvelle pour le Québec

Le miroir d'une nation

Pour une nation ou un peuple, existe-il un facteur d'identité qui soit plus probant que l'adoption d'une Constitution?

Pour une constitution du Québec


Tout au cours de l'année politique, l'idée d'une Constitution pour le Québec a plusieurs fois été évoquée, tant par le Parti québécois, qui a même proposé le contenu d'un texte, que par l'Action démocratique du Québec, qui croyait que l'adoption d'un texte fondateur permettrait de résorber quelques-unes des tensions liées à la «crise d'identité» du Québec. Nous publions aujourd'hui la suite d'une analyse approfondie de la question formulée par le constitutionnaliste Jacques-Yvan Morin. Ce texte, dont le premier volet fut publié hier, s'inspire d'une allocution prononcée à la fin de mai, en ouverture du Congrès de l'Association québécoise de droit constitutionnel, à l'université Laval.
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Ce n'est pas que René Lévesque n'ait pas songé à l'idée d'une Constitution pour le Québec. Le sujet fut évoqué devant lui en 1983 et 1984. Il demanda alors de réunir un groupe de travail composé de membres du personnel politique et de conseillers juridiques du gouvernement en vue d'élaborer un avant-projet: il désirait tout d'abord savoir «à quoi pourrait ressembler une nouvelle Constitution». Le 21 mai 1985 lui a été remis le texte élaboré par ce groupe, en lui précisant qu'il s'agissait d'une esquisse (une centaine d'articles) et qu'il restait bien des étapes à franchir. Il se faisait tard, cependant: un mois plus tard, il quittait ses fonctions.
Il est toujours temps de reprendre cette démarche constituante, qui continue de hanter bon nombre de Québécois. Ne nous est-elle pas commandée par les manoeuvres fédérales autour de la tenue de nouveaux référendums? L'Assemblée nationale n'a-t-elle pas été amenée à rappeler, en 2000, des principes qui sont virtuellement de rang constitutionnel dans la Loi sur l'exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l'État du Québec?
Droit de choisir librement le régime politique et le statut juridique de l'État, statut officiel de la langue française, respect du droit des minorités, intégrité du territoire, dispositions sur les institutions, voilà déjà de quoi meubler une future Constitution formelle. Même si cette loi n'en offre pas les caractéristiques de suprématie et de protection, elle a l'allure constitutionnelle! Philip Raworth ne s'y est pas trompé qui l'a incluse dans son ouvrage, au chapitre qu'il intitule «Constitution du Québec».
S'il était besoin d'une raison plus essentielle de mener à bien ce travail fondamental, nous la trouverions dans l'existence propre du peuple québécois. Avec un retard fort éloquent, on a bien voulu finir par reconnaître en novembre 2006, au Parlement fédéral, que les Québécois forment une «nation», fût-ce «au sein d'un Canada uni». Eh bien! Si cette nation doit se contenter d'une autonomie au demeurant guettée par des politiques centralisatrices, il n'en devient que plus nécessaire que soit formalisée et renforcée son existence dans un énoncé de valeurs, d'objectifs et de principes propres à affermir l'avenir et à le garder le plus ouvert possible. Pour une nation ou un peuple, existe-il un facteur d'identité qui soit plus probant que l'adoption d'une Constitution?
Le contenu
Quel contenu donner à une Loi fondamentale du Québec? Sans doute faut-il consulter en premier lieu les sources, abondantes et variées, de la Constitution non formelle existante, en plus des lois britanniques formelles qui définissent le statut du Québec. Vers 1966, alors que l'on débattait en commission parlementaire de la possibilité d'élaborer une nouvelle Constitution, Mme Luce Patenaude rédigea une compilation des lois québécoises de nature constitutionnelle dans le cadre de l'Institut de recherche en droit public. La liste de ces lois britanniques, canadiennes et québécoises, de même que des arrêtés en conseil, ne couvrait pas moins de 22 pages de format légal; cela sans compter les sources non écrites, conventions et règles coutumières.
De tout cela, quels sont les principes et règles à placer hors de pair dans une Constitution proprement québécoise? Le grand constitutionnaliste qu'était Sir Ivor Jennings a écrit que le choix des normes suprêmes posait un véritable dilemme: faut-il être succinct, à la française, ou prolixe, comme le sont certains instruments d'inspiration anglaise? La prolixité n'est guère compatible avec la vocation que l'on peut vouloir donner à une loi fondamentale. D'un autre côté, si celle-ci doit exprimer les valeurs du milieu, établir la citoyenneté et les symboles nationaux, offrir des garanties propres à assurer les droits des personnes et des groupes, affermir la prééminence de la langue commune et préciser les pouvoirs des principaux organes de l'État, il existe un nombre minimum de normes dignes de figurer dans une Constitution. À coup sûr, la sagesse constituante aurait amplement l'occasion de naviguer entre concision et prolixité, et de beaux débats sont à prévoir si l'on entend traiter des nouveaux problèmes de société, la protection de l'environnement, par exemple.
Si l'on ajoute à cela la volonté de saisir l'occasion pour rectifier ou améliorer le fonctionnement des institutions, comme le souhaitait le professeur Jean-Charles Bonenfant en 1969, devant la Commission de la Constitution, on mesure l'ampleur de la tâche des constituants.
Projet de loi n° 196
Dans le projet de loi sur la Constitution déposé devant l'Assemblée nationale (n° 196) par le député de Mercier, M. Daniel Turp, on s'en tient au strict minimum, énoncé en 15 articles. Le projet renvoie cependant aux 48 premiers articles de la Charte des droits et aux articles 2 à 6 de la Charte de la langue française, formant ainsi un ensemble de 68 dispositions d'ordre constitutionnel. Ce serait là une excellente base de discussion, mais on ne devrait pas s'étonner outre mesure que la consultation de la population, les experts et les mouvements sociaux et politiques voulussent allonger l'ordre du jour et que les constituants eussent à se pencher sur des dispositions plus nombreuses que la centaine d'articles que comportait le texte remis à René Lévesque en 1985.
Le contenu d'une Constitution formelle doit comprendre également des dispositions portant sur la suprématie ou primauté de l'ensemble par rapport aux autres lois, dites parfois «ordinaires», et aux règles qui en découlent. Cette supériorité hiérarchique peut prendre diverses formes selon le cadre -- le carcan -- hérité du système britannique. Le minimum nous est indiqué par l'article 52 de notre Charte des droits et libertés: le législateur ne saurait déroger à certains articles sauf par une disposition expresse selon laquelle la modification «s'applique malgré la Charte»: c'est une manière de «quasi-constitutionnalisation».
Il vaudrait mieux, à coup sûr, s'inspirer du droit comparé et des solutions retenues dans les Constitutions d'États fédérés, celle du land de Rhénanie-Palatinat par exemple, selon laquelle toute personne a le droit de contester la constitutionnalité de toute loi et de tout acte administratif. Mais la formule la plus simple nous vient d'un modeste voisin, l'Île-du-Prince-Édouard, qui n'a pas hésité, dans son Human Rights Act de 1975, à établir la primauté de cette Loi, qui «est réputée l'emporter sur toutes les autres lois de cette province» (article 1er § 2).
Protection de la Constitution
Autre caractéristique d'une Constitution formelle: la protection contre les modifications intempestives ou livrées aux hasards des changements de gouvernement. Cette protection est essentielle à la stabilité des institutions, mais elle doit non moins permettre l'adaptation aux circonstances changeantes auxquelles sont de plus en plus exposées les sociétés.
En régime d'inspiration britannique, cela soulève une question classique: le Parlement peut-il se lier pour l'avenir? Transposée ici, elle prend la forme suivante: l'Assemblée nationale a-t-elle le pouvoir de soumettre la modification d'une loi qu'elle estime être fondamentale à des conditions particulières relatives à la forme ou à la procédure de modification, comme une majorité renforcée ou une consultation populaire? Dans l'arrêt Trethowan (1932), en provenance de l'État de la Nouvelle-Galles du Sud, la High Court d'Australie et le Conseil privé ont décidé que la législature ne pouvait aller à l'encontre des règles qu'elle s'était elle-même imposées dans une loi: elle devait donc soumettre à référendum une loi subséquente abolissant la Chambre haute, pour se conformer à ses propres règles «as to manner and form».
On pourra également considérer que sont très répandues les exigences de majorité renforcée ou de consultation populaire en cas de modification de la Constitution: c'est la solution retenue, par exemple, en Bavière, en Catalogne, en Carinthie, dans l'État de São Paulo et même dans les États de Victoria et d'Australie-Méridionale. Notons au passage que l'Assemblée nationale a tenu à respecter à la lettre, en 1970, la majorité spéciale nécessaire pour l'abolition des anciens «comtés protégés». Certes, il s'agissait d'une procédure imposée par le B.N.A. Act, mais il est permis de penser que l'Assemblée en ferait autant à l'égard de restrictions qu'elle se serait elle-même fixées, sous le regard des citoyens électeurs.
Le comment
L'intérêt soulevé par l'élaboration d'une Constitution, la participation populaire et le foisonnement possible, voire probable, de propositions portant sur les nombreux projets de société qui alimentent (et parfois agitent) la vie publique québécoise soulèvent la question du «comment», des méthodes à suivre pour assurer l'aboutissement effectif du processus de constitutionnalisation et son prolongement dans l'avenir, pour le cas où le peuple choisirait de modifier le statut de l'État autonome québécois.
La principale question est celle de l'organisation de la démarche. Il ne s'agit pas de l'adoption d'un Constitution Act à la manière de la Colombie-Britannique, par une loi ordinaire de la législature, sans primauté ni protection particulière à l'encontre des modifications. Pour le Québec, il ne peut s'agir de galvauder ainsi la notion de Constitution, mais plutôt de se doter d'un instrument formel dont l'importance appelle la participation des citoyens.
Dans le cadre juridique actuel, l'initiative de la démarche revient à l'Assemblée nationale; sans elle, rien ne peut aboutir ni même se mettre en train. Mais elle ne devrait pas agir seule et prendrait sans doute soin, comme le veut le projet de loi n° 196, d'y associer des représentants de la société civile, comme elle l'a fait dans le passé au sein de commissions spéciales, avec mission de procéder à une vaste consultation en parcourant toutes les régions du Québec.
Assemblée constituante
Dans la nouvelle Constitution formelle à être adoptée par l'Assemblée, on peut songer pour l'avenir à un droit d'initiative populaire, comme le prévoient nombre d'États fédérés, notamment São Paulo (1 % des électeurs), la Catalogne (1 député sur 5 ou 300 000 électeurs) et la Carinthie (15 000 électeurs pour toutes les lois), procédures parfois complétées par l'exigence d'un référendum.
L'idée d'une assemblée constituante a été prônée par divers groupes militants et un parti politique. Elle serait sûrement à examiner au moment où serait élaborée la Constitution d'un Québec souverain. Dans le cadre actuel, cependant, une telle assemblée ne saurait être que consultative, en raison du mode d'amendement sous l'empire duquel l'Assemblée nationale est appelée à exercer son pouvoir de modification. On peut souhaiter, à tout le moins, qu'elle établisse, dans une nouvelle Constitution autonome, le principe de la consultation populaire pour toute modification ultérieure.
Valeurs et objectifs
On peut s'attendre à ce que des débats vifs et intéressants accompagnent toutes les phases de l'élaboration et de l'adoption d'une Constitution formelle. Qu'il s'agisse du pour et du contre, du contenu plus ou moins détaillé et contraignant ou du comment, c'est-à-dire des institutions et procédures constituantes, tout est matière à discussion, voire à contestation.
Il ne faut point s'en étonner: la démarche elle-même et ses acteurs sont en mesure d'influer sur la formulation de questions aussi fondamentales que l'établissement, le contrôle et la transmission du pouvoir, sur les valeurs sociales, culturelles et politiques, sur les droits fondamentaux et les libertés. La démarche et son organisation sont en quelque sorte de nature «préconstitutionnelle» et y participer devient un enjeu majeur pour les partis politiques et les composantes de la société civile, y compris les défenseurs de grandes causes ou d'intérêts particuliers.
Examiner avec soin tous les aspects du pourquoi, du contenu et du comment constitue un exercice préliminaire essentiel si l'on entend aboutir au projet le plus consensuel possible dans un délai raisonnable.
Certes, le seul fait de doter le Québec d'une Constitution nouvelle et formelle ne règle pas tous les problèmes de société qui nous assiègent, s'il est vrai, comme l'écrivait Montesquieu, que «les moeurs font de meilleurs citoyens que les lois» -- et ajoutons: même constitutionnelles. Si nous réussissions, cependant, après quarante ans d'efforts et de tergiversations, à enchâsser dans une nouvelle loi fondamentale un compendium de valeurs et d'objectifs majeurs de la nation qui serait également un précieux instrument d'éducation civique, alors nous pourrions espérer doter le Québec d'un instrument qui en serait à la fois le miroir et le portrait idéal.
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Jacques-Yvan Morin, Professeur émérite de droit international et constitutionnel à l'Université de Montréal et autrefois membre du gouvernement du Québec


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