Dans Le Devoir du 15 avril, Philip Girard, le biographe de Bora Laskin et ancien collaborateur du juge Willard Estey, se livre à une analyse de mon livre. Il me félicite pour mon travail de recherche et salue même la qualité d’écriture de mon livre. Examinant les sources que j’ai utilisées, l’essentiel de ses affirmations vise toutefois à dire que mes propos constituent une tentative de subversion de l’histoire.
Commençons par un premier reproche qui touche une rencontre entre le juge Willard Estey et le haut-commissaire britannique John Ford, le 9 octobre 1980. Estey relate d’abord à ce dernier un entretien récent avec un représentant du pouvoir politique impliqué dans le processus de rapatriement, soit le premier ministre Allan Blakeney de la Saskatchewan. Ce dernier n’a pas rejoint le camp des opposants à Trudeau à ce stade. Les deux hommes ont discuté des dimensions politiques du rapatriement alors même qu’Estey est convaincu que la Cour suprême interviendra dans cette affaire. Cette conviction, le juge la partage avec John Ford, le haut-commissaire britannique. Il ajoute devant le Britannique que, selon lui, le plus haut tribunal aura besoin de deux mois pour expédier l’affaire.
Ces informations sont capitales pour deux raisons, et ce n’est pas pour rien que John Ford envoie aussitôt une note confidentielle à Londres. Pierre Trudeau essaie à l’époque de faire en sorte que le Parlement de Westminster ratifie sa demande unilatérale de rapatriement avant que la Cour suprême ne se prononce. Margaret Thatcher, qui tente d’aider Trudeau malgré une révolte de ses propres députés contre le projet de charte, craint par-dessus tout deux choses. La première est que Westminster doive débattre du projet de loi constitutionnel pendant que les tribunaux l’examinent aussi. La deuxième est que la Cour suprême déclare l’affaire inconstitutionnelle après que le Parlement britannique l’ait approuvée. Elle fait donc pression sur le gouvernement Trudeau pour qu’il soumette son projet au plus haut tribunal sans tarder. L’indiscrétion d’Estey est donc capitale.
Le juge en chef
L’autre partie de mon livre que M. Girard trouve malhonnête touche le juge en chef Bora Laskin, qui intervient une première fois en mars 1981. Il indique alors à une source non identifiée au sein du gouvernement fédéral que la Cour suprême pourrait expédier l’affaire avant la fin de la procédure parlementaire britannique, une autre information capitale pour Londres. La source fédérale en question informe aussitôt le haut-commissaire britannique John Ford qui, à toute vitesse, fait rapport au gouvernement de Sa Majesté. Dans le petit monde juridico-politico-diplomatique d’Ottawa, Laskin était-il à ce point niais pour penser qu’une indiscrétion aussi cruciale ne parviendrait pas rapidement aux oreilles des principaux intéressés par l’information ? D’ailleurs, M. Girard, tout biographe et admirateur de M. Laskin soit-il, admet que ce geste fut « extrêmement imprudent ».
Venons-en maintenant à la rencontre la plus importante de Laskin dans toute cette affaire, celle qu’il a avec le procureur général britannique Michael Havers le premier juillet 1981. La rencontre Havers-Laskin nous est connue grâce à un document britannique que je cite longuement, mais pas entièrement dans mon livre. Il s’agit d’un message portant la mention « secret » envoyé par le ministre des Affaires étrangères Lord Carrington à Lord Moran, le nouveau haut-commissaire britannique à Ottawa. Carrington relate la rencontre entre Havers et Laskin et au cours de laquelle le Canadien informe l’Anglais qu’il y a un profond désaccord au sein du plus haut tribunal et que la décision tardera.
Afin de minimiser l’importance de cette rencontre, M. Girard utilise le document britannique relatant l’entretien Laskin-Havers et qui a été rendu public par Boréal. Il invoque toutefois un passage qui n’est pas reproduit dans mon livre. Lord Carrington y explique au haut-commissaire Lord Moran que le juge Laskin ne voulait surtout pas que le gouvernement fédéral sache qu’il avait parlé au gouvernement britannique. M. Girard en tire la conclusion qu’Ottawa n’a pas été informé de cette rencontre et que celle-ci n’a pas influencé les événements.
Le biographe de Bora Laskin, qui n’a pas passé huit ans de sa vie à travailler sur l’histoire du rapatriement et qui n’a pas examiné des milliers de documents diplomatiques, ne comprend absolument pas la portée de la rencontre Havers-Laskin. En matière de Constitution, Londres est encore le gouvernement impérial et représente donc la branche suprême du pouvoir exécutif. Havers, le procureur général du Royaume-Uni, est ici un personnage plus important encore que le ministre de la Justice du Canada.
À ce stade du récit, Thatcher vient de lui confier le rôle crucial de piloter la résolution constitutionnelle à la Chambre des communes britannique. Voilà pourquoi Laskin veut lui parler et l’informer des divisions au sein de la Cour suprême et des délais qui en découleront. Margaret Thatcher, qui veut aider Trudeau, fait alors face à une révolte de ses députés contre le projet de charte. Informée par les premières indiscrétions de Laskin et Estey, elle comptait sur un jugement rapide de la Cour suprême et clairement favorable à Ottawa. À partir de juillet 1981, elle sait que ce scénario n’est plus dans les cartes. Elle le sait d’autant mieux que Laskin confirme ultérieurement la division de la Cour suprême à deux diplomates britanniques, dont le haut-commissaire Lord Moran à Ottawa, et ce à quelques jours seulement du jugement.
On peut retourner la situation dans tous les sens, comme le fait M. Girard, mais il reste que les archives britanniques, dont la crédibilité est inattaquable, nous dévoilent que le juge Laskin est intervenu au minimum cinq fois dans le processus politique : une fois avec une source fédérale non identifiée, une fois avec Michael Pitfield, une fois avec Havers et deux fois avec des diplomates britanniques. Quant au juge Estey, il est intervenu une fois. Mon livre révèle ces faits qui ébranlent soudainement les laskiniens, dont M. Girard fait partie. Et devant cette vérité qui les bouleverse, il tente de défendre l’indéfendable.
Réplique à Philip Girard sur La bataille de Londres - Défendre l’indéfendable
On peut retourner la situation dans tous les sens, il reste que les archives nous dévoilent que le juge en chef est intervenu au minimum cinq fois dans le processus politique!
Une mauvaise foi à couper au couteau
Frédéric Bastien167 articles
Titulaire d'un doctorat en relations internationales de l'Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, Frédéric Bastien se spécialise dans l'histoire et la politique internationale. Chargé de cours au département d'histoire de l'Univ...
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Titulaire d'un doctorat en relations internationales de l'Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, Frédéric Bastien se spécialise dans l'histoire et la politique internationale. Chargé de cours au département d'histoire de l'Université du Québec à Montréal, il est l'auteur de Relations particulières, la France face au Québec après de Gaulle et collabore avec plusieurs médias tels que l'Agence France Presse, L'actualité, Le Devoir et La Presse à titre de journaliste. Depuis 2004, il poursuit aussi des recherches sur le développement des relations internationales de la Ville de Montréal en plus d'être chercheur affilié à la Chaire Hector-Fabre en histoire du Québec.
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