Quelques rappels à propos du rapport Bouchard-Taylor

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Pour déboulonner le mythe Bouchard-Taylor

Au moment de sa publication, le rapport Bouchard-Taylor a été sévèrement critiqué, non seulement par les partis politiques, mais aussi, par plusieurs chercheurs et universitaires, qui lui reprochèrent, avec raison, à mon avis, une analyse erronée de la crise des accommodements raisonnables. Certaines des études sur lesquels il s’appuyait furent sévèrement critiquées (et il n’y en avait aucune qui portait sur le devoir de réserve des fonctionnaires, soit dit en passant, question fondamentale actuellement débattue à travers le projet de Charte des valeurs). J’ignore de quelle manière ce rapport s’est transformé en cinq ans en texte sacré, qui devrait représenter le point de départ de toute réflexion sur les «accommodements raisonnables». Il y a là un étrange mystère qu’il faudrait un jour percer.
Il faut aller à l’essentiel : de quelle manière le rapport Bouchard-Taylor se représentait-il la crise des accommodements raisonnables? Fondamentalement, il l’assimilait à une «crise de perception». Il n’y avait pas de problème d’intégration au Québec, mais plutôt, des cas anecdotiques exagérément médiatisés qui créeraient une névrose collective poussant les partis politiques à s’emparer d’un problème qui n’existerait pas. Nous serions devant un étrange fantasme qui aurait happé toute une société et dont il faudrait s’extraire collectivement. Et puisqu’il n’y avait pas de problème significatif d’intégration, il ne faudrait conséquemment pas transformer notre modèle d’intégration. En fait, tout irait bien. Ceux qui diraient le contraire seront conséquemment accusés au mieux d’ignorance, et au pire d’intolérance. Mais comment expliquer cette perception déformée?
En fait, le rapport Bouchard-Taylor renversait complètement la question de l’intégration. Selon lui, le seul vrai problème révélé par la crise des accommodements raisonnables aurait été le sentiment exagérément critique des Québécois francophones envers le multiculturalisme, ou comme disaient les commissaires, envers la diversité. Les Québécois francophones s’entêteraient à faire de leur identité la culture de référence de la société québécoise, ce qui serait inacceptable dans une société démocratique. C’est parce qu’ils exigeraient trop culturellement de la part des immigrants que les Québécois francophones se montreraient insatisfaits de leur intégration actuelle. Par ailleurs, les Québécois francophones seraient traversés par une inquiétude identitaire exagérée qui les amènerait à considérer la différence comme une menace. Cette disposition devrait enfin de transcender par une confiance neuve en leur identité. Cette analyse invalidait ainsi les fondements de la crise des accommodements raisonnables.
Conséquence de cela, selon le rapport Bouchard-Taylor, il faudrait éduquer la société québécoise à la diversité – et plus encore, il faudrait en convaincre les Québécois francophones. Il faudrait les convaincre des vertus de l’inter/multiculturalisme. Il ne s’agissait plus de convaincre les immigrants de rejoindre la culture de la société d’accueil : il s’agissait de transformer cette dernière pour la délivrer de certaines phobies et la rendre plus «accommodante» envers la diversité. Il s’agit de l’inversion du devoir d’intégration. Le cours ECR joue d’ailleurs cette fonction et Gérard Bouchard a déjà noté que si le cours ECR avait été appliqué il y a plusieurs années, il n’y aurait pas eu de crise des accommodements raisonnable (un des principaux théoriciens de ce cours a déjà dit, d’ailleurs, qu’il devait convaincre la population que le jugement de la Cour suprême de 2006 sur le kirpan était conforme à la démocratie dans un contexte de diversité). Autrement dit, le reconditionnement identitaire de la population aurait eu lieu.
Cette réingénierie identitaire vise une transformation profonde de la conscience collective et entend transformer la représentation que les Québécois se font de leur identité. En un sens, il s’agissait de dissoudre politiquement le peuple québécois et d’en fabriquer un nouveau, dans les laboratoires du multiculturalisme d’État, où la «majorité francophone» ne serait qu’une communauté parmi d’autres. Il y a là un étrange paradoxe : autant on trouve exagéré de demander aux immigrants de transformer leur identité pour s’intégrer à la société d’accueil, autant on trouve raisonnable de transformer en profondeur l’identité de la société d’accueil pour accommoder celle des nouveaux arrivants. Nous sommes évidemment au cœur de l’idéologie multiculturaliste, qui s’alimente à une forme de sentiment de culpabilité occidental : nous aurions historiquement été trop fermés et il faudrait aujourd’hui s’ouvrir.
L’idéal démocratique devrait renaître en s’affranchissant de la culture fondatrice à laquelle il était lié. Désormais, j’insiste sur cela, la culture de la société d’accueil n’en sera qu’une parmi d’autres dans la société plurielle. Il serait donc insensé de demander aux immigrants d’en prendre le pli – elle ne serait plus en droit de se poser comme norme. La seule culture commune disponible se trouvera dans les Chartes de droits, qui représenteraient la seule fondation politique possible d’une démocratie diversitaire. À cette nouvelle culture qui prétend placer les droits de l’homme en son fondement (il s’agit évidemment d’une conception déformée des droits de l’homme), chacun devrait s’intégrer, qu’il provienne de la société d’accueil ou qu’il la rejoindre. Je traduis cela dans mes mots: l’identité collective ne serait plus nouée dans un mélange d’héritage et d’idéaux, mais une construction idéologique. Il n’y a plus d’identité nationale.
Mais il n’y avait nulle surprise à avoir. Les conclusions du rapport Bouchard-Taylor étaient annoncées avant même le début des «consultations», ce que confirmera une lecture attentive ou en surface, selon le temps dont on dispose, du document de consultation qui avait été publié par la Commission. Pour le dire clairement, les termes de l’analyse étaient biaisés. La conclusion du rapport, en quelque sorte, a précédé la consultation publique et les consultations, ce qui n’est pas surprenant, par ailleurs, dans la mesure où Charles Taylor est un théoricien bien connu du multiculturalisme et que Gérard Bouchard était un des principaux théoriciens de la reconstruction inter/multiculturaliste de la nation québécoise dans la décennie post-référendaire. Il ne s’agit évidemment pas d’un défaut en soi et ces penseurs estimables méritent d’être lus et pris au sérieux. Mais c’est un peu comme si on avait demandé à l’Institut économique de Montréal un rapport pour savoir s’il faut ou non réduire la taille de l’État. La réponse se laissait deviner.
En entrevue au Devoir, Gérard Bouchard lui-même avait expliqué qu’il se voyait en mission pour faire la pédagogie de la diversité dans une société qu’il savait plus que réservée envers l’inter/multiculturalisme. On s’en souvient : devant une société ne comprenant pas spontanément les vertus d’une métamorphose en profondeur de sa culture et de ses repères identitaires, il entendait la convaincre de sa nécessaire transformation. Autrement dit, il fallait rééduquer la population, la délivrer de ses préjugés et lui inculquer de nouvelles valeurs et une meilleure compréhension de notre époque et de ses exigences. C’est peut-être un point de vue légitime. Mais il n’en demeure pas moins qu’il se trouvait à l’origine du rapport, ce qui relativise considérablement, me semble-t-il, la valeur scientifique de ses conclusions.
À travers le rapport Bouchard-Taylor, les tenants du multiculturalisme ont fait valoir leur représentation de la société québécoise. Ils ont livré dans leur détail leur compréhension de la question identitaire. Il s’agit pour cela d’un document historique et sociologique important, qui nous permet de mieux comprendre plusieurs acteurs sociaux se représentent la question identitaire. Il n’est pas surprenant que les partisans du multiculturalisme, qui disposent d’un accès privilégié à la parole publique, l’aient transformé en référence indispensable. Mais pour l’essentiel, dans le vaste débat que mène actuellement le Québec sur sa manière d’intégrer l’immigration, ce rapport relève davantage du problème que de la solution.


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