Guy Lachapelle, professeur de science politique à l’Université Concordia, secrétaire général de l’Association internationale de science politique, l’auteur a publié en 2005 un essai intitulé Claude Ryan et la violence du pouvoir - Le Devoir et la Crise d’octobre 1970 ou le combat de journalistes démocrates (Presses de l’Université Laval) 30 octobre 2010 Québec
«Le droit de dire et d’imprimer ce que nous pensons est le droit de tout homme libre, dont on ne saurait priver sans exercer la tyrannie la plus odieuse.» — Voltaire, 1765
Au cours de la Crise d’octobre 70, le pouvoir politique a voulu freiner les élans de la démocratie québécoise en tentant de faire taire tous ceux et celles — artistes, écrivains, militants, journalistes — qui osaient parler de liberté pour la nation québécoise.
Après des années d’après-guerre et au terme d’un régime duplessiste qui bafouait le droit de parole, la Révolution tranquille réveilla les rêves et les espoirs des Québécois dans une Amérique en pleine mutation. La liberté de parole reprenait ses lettres dans la Cité, parfois grinçante et dénonciatrice, mais toujours prête à débattre.
Mais les gestes du Front de libération du Québec en octobre 1970 mirent en péril les acquis de dix années de lutte afin que le Québec puisse reconquérir son pouvoir politique. La fragilité de cette jeune démocratie participative allait être mise à dure épreuve. Mais pour certains, l’occasion était belle de porter un grand coup contre les voix les plus progressistes du Québec. Le grand paradoxe fut que ceux qui avaient été parmi les grands pourfendeurs du clérico-nationalisme de Maurice Duplessis se retrouvèrent, en octobre 1970, à utiliser les outils du pouvoir absolu.
Tous les journalistes du Québec étaient dans la mire, mais surtout Le Devoir et son directeur Claude Ryan. Le pouvoir politique avait décrété que Claude Ryan était opposé à la Loi sur les mesures de guerre et qu’il complotait pour renverser le gouvernement du Québec.
Au lendemain de la première campagne électorale du Parti québécois, en avril 1970, et malgré la déception de plusieurs face aux résultats, un grand pas avait été franchi. Des candidats souverainistes allaient s’asseoir à l’Assemblée nationale et pouvaient désormais demander des comptes au gouvernement sur les progrès sociaux, économiques et politiques de la société québécoise. Mais en octobre 1970, tout allait basculer. Oser défendre certains idéaux démocratiques fut vite perçu par le pouvoir politique comme une menace à l’ordre établi, celui de l’État canadien. Un grand nombre de journalistes comprirent rapidement ce qui se tramait à l’ouest du Québec. Claude Ryan et les éditorialistes du Devoir (Jean-Claude Leclerc, Paul Sauriol, Claude Lemelin et Vincent Prince) allaient être aux premières loges de ce combat entre journalistes et pouvoir politique.
Journalisme en période de crise
Certaines idées et idéaux sociaux, et en particulier ceux défendus par René Lévesque et les membres de son nouveau parti, se retrouvèrent rapidement au centre de toutes les accusations. Comme nous avons pu l’entendre récemment dans le reportage de Guy Gendron sur les ondes de Radio-Canada, si en plus d’être militant du Parti québécois vous étiez journaliste, vous étiez clairement, aux yeux du pouvoir policier, collaborateur du FLQ et identifié stricto sensu comme une menace à l’État.
Tel fut l’objectif du pouvoir politique lors de la Crise d’octobre: emmurer certaines idées qui devenaient trop encombrantes. La lecture du manifeste du FLQ sur les ondes de Radio-Canada suscita une sympathie telle que le pouvoir politique jugea qu’il fallait noyer au plus tôt tout signe d’affirmation identitaire de la part des Québécois. Les hommes politiques, dans leur recherche constante du pouvoir, ont parfois tendance à abuser de la légitimité que leur ont conférée les citoyens. Lors d’Octobre 70, les dérives du pouvoir fédéral et la mise à l’index des droits civiques offrirent l’occasion au gouvernement fédéral de se lancer dans une chasse aux sorcières sans précédant, et ce, dans le but avoué de faire peur aux Québécois.
En octobre 1970, Le Devoir résista face aux diverses formes de harcèlement pratiqué par le pouvoir politique. Claude Ryan constate d’ailleurs, un mois après le début de la crise, que les relations entre la presse et le pouvoir politique sont difficiles au point où certains contestent sa manière de faire du journalisme: «Si le journalisme n’était qu’un exercice littéraire ou philosophique, s’il ne devait être qu’une façon de divertir le public pendant que ceux dont c’est la responsabilité décident, je n’y serais pas entré et je n’y resterais pas. Pour pratiquer le journalisme suivant une conception plus large, j’éprouve le besoin de contacts directs, continus, avec des personnes de tous les milieux, en particulier avec celles qui détiennent un mandat public. Certains redoutent cette conception: c’est à eux de prendre leurs distances s’ils le préfèrent. Mon devoir, c’est de hausser ma perception et mon intelligence des situations et des hommes au niveau du réalisme le plus élevé. Cela ne saurait se faire dans l’isolement olympien d’un bureau.» (2 novembre 1970).
Libertés individuelles
Lors de la Crise d’octobre, le contrôle des médias est clairement devenu pour le gouvernement fédéral un enjeu central. Mais Pierre Elliott Trudeau et Marc Lalonde se heurteront au jugement implacable d’un Claude Ryan et de son équipe éditoriale qui remettront en cause la pertinence d’invoquer la Loi sur les mesures de guerre.
La raison principale de l’opposition de Claude Ryan reposait sur le fait que cette loi risquait de compromettre l’autonomie et l’autorité du gouvernement du Québec. Claude Ryan et Le Devoir ont d’ailleurs compris rapidement qu’Octobre 70 correspondait d’abord à une crise politique québécoise et que le pouvoir fédéral voulait profiter du moment pour bâillonner la démocratie québécoise et surtout freiner, sinon écraser, le mouvement indépendantiste.
Certains journalistes — Claude Ryan était de ceux-là — démontrèrent une capacité d’analyse hors du commun. Allant au-delà des simples faits, ils comprirent que ces événements devaient être replacés dans leur contexte social et politique. Claude Ryan ne s’est pas laissé aveugler par les objectifs du pouvoir fédéral. Entouré d’une équipe éditoriale et journalistique hors du commun, Claude Ryan et Le Devoir nous ont permis de comprendre que la lutte nationale ne serait jamais complètement terminée tant qu’un certain pouvoir politique préférerait voir un Québec asservi.
Ce que Pierre E. Trudeau reprocha en particulier à M. Ryan c’est de n’avoir pas saisi qu’en octobre 1970, c’était l'ordre social et politique canadien qui était remis en question. Le pouvoir politique utilisa même certains amis journalistes de Toronto, en particulier Peter C. Newman, pour faire croire aux pauvres «Canadians» que les élites québécoises — Claude Ryan, René Lévesque et 15 autres personnalités québécoises — étaient en train de comploter dans le but mettre en place un «gouvernement parallèle» (Toronto Daily Star, 30 octobre 1970: 1-2).
Recours à l’armée
Clairement, la remise en cause par Claude Ryan et l’équipe éditoriale du Devoir de la gestion de cette crise par les autorités fédérale, leur insistance pour que les droits des personnes incarcérées soient respectés, et que le gouvernement du Québec assume le contrôle total des opérations, tout cela ne plaisait pas à un pouvoir «étranger» à la réalité québécoise. Quarante ans après Octobre 70, nous savons que Claude Ryan et l’équipe du Devoir avaient toutes les raisons d’être inquiets.
En octobre 1970, le directeur du Devoir était favorable au recours à l'armée, mais uniquement à la condition que cette intervention s'effectue sous le couvert de la Loi de la défense nationale, ce qui permettrait au gouvernement du Québec de conserver la mainmise sur toutes les opérations. Claude Ryan explique ainsi la position adoptée par son journal: «Notre examen de la situation nous indiqua très tôt deux limites qu'il fallait absolument éviter de franchir. Il fallait, à nos yeux, que le gouvernement québécois, qui était la principale cible du FLQ, assume en priorité la responsabilité des opérations. Il fallait aussi éviter le recours à la Loi des mesures de guerre qui entraînerait une grave mise en veilleuse des libertés fondamentales et qui, à toutes fins utiles, placerait le gouvernement québécois sous la tutelle du pouvoir central.»
Les inquiétudes manifestées par Claude Ryan ne remettaient pas en cause la légitimité du pouvoir d'État, mais témoignaient de sa préoccupation face aux limites imposées aux libertés individuelles. Claude Ryan était inquiet des abus que pouvait engendrer la Loi sur les mesures de guerre. Il aura eu raison.
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À suivre: Claude Ryan, Le Devoir et Octobre 1970 – Quand les idées font trembler le pouvoir politique - 2
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