Pourquoi je quitte Québec solidaire

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En rappel : Cet article, mis en ligne par Vigile en 2009, a été lu par plus de 9000 personnes depuis trois jours

La majorité des Québécois déplore que nos gouvernements ne protègent pas assez fermement deux valeurs fondatrices de la société québécoise, la neutralité de l’État et la prédominance de l’égalité entre les hommes et les femmes sur les particularismes religieux ou culturels. L’absence d’un message clair sur ce plan entraîne, selon plusieurs, de trop nombreux accommodements « déraisonnables ». Cette mollesse, je l’ai retrouvée au dernier congrès de Québec solidaire (QS), en novembre dernier, où le parti a adopté la première partie de son programme. Après avoir affirmé le principe général de la laïcité de la société, QS s’est empressé de faire une brèche importante dans le processus de laïcisation en ouvrant la porte au port de signes religieux par les agents de l’État. Cette position est d’autant plus paradoxale que QS se présente comme un parti de gauche et féministe ; or, la gauche a toujours été le fer de lance de la laïcisation du Québec, et l’histoire du féminisme est jalonnée de dénonciations des institutions religieuses comme sources d’oppression des femmes. Devant cette prise de position, qui constitue un recul par rapport aux luttes féministes et nationalistes, j’ai décidé de quitter QS.
Dans la foulée des positions de la Commission Bouchard-Taylor et de la Fédération des femmes du Québec, QS a adopté « un modèle de laïcité conçu comme la combinaison de la neutralité des institutions publiques sur le plan des croyances (incluant le scepticisme et l’incroyance) avec la liberté pour l’individu d’exprimer ses propres convictions » ; ce modèle assure le libre choix du port de signes religieux – kirpan, grosse croix, kippa ou hidjab, par exemple – autant aux agents de l’État qu’aux usagers des services publics. Précisons qu’un minimum de balises a été prévu pour encadrer le port de signes religieux par les agents de l’État, notamment l’interdiction de prosélytisme, le devoir de réserve et les dangers pour la sécurité.
Il y a là réel désir d’ouverture à l’autre et une volonté de se solidariser avec les plus démunis en éliminant des barrières, surtout d’origine religieuse, qui empêcheraient certains immigrants, notamment les femmes portant le voile, de joindre le marché du travail. Cependant, les bons sentiments, aussi louables soient-ils, ne sauraient tenir lieu d’analyse politique. De bonnes intentions peuvent produire des effets pervers et aboutir à un résultat contraire à l’objectif poursuivi. Je m’oppose ainsi à la décision de QS pour trois raisons.
La première raison plaide en faveur de la mise en place de politiques cohérentes de laïcisation de l’État. Il est actuellement interdit aux agents de l’État d’afficher leurs opinions politiques dans le cadre de leurs fonctions, et je crois que cette interdiction devrait aussi s’appliquer aux croyances religieuses. Tous les agents de l’État – pas seulement les juges, les policiers ou les gardiens de prisons – devraient être tenus à un devoir de réserve. Les enseignants et les éducatrices en garderie, par exemple, exercent une autorité – qui, si elle est d’ordre moral et non juridique, est tout aussi importante – puisqu’ils jouent un rôle crucial dans la reproduction des modèles sociaux. Si des élèves demandent à une enseignante pourquoi elle porte le hidjab, comment celle-ci pourra-t-elle répondre sans, par le fait même, favoriser la croyance en un Dieu qui lui commande sa conduite ?
La deuxième raison rejoint le large consensus qui existe dans la société québécoise en faveur de la séparation de l’Église et de l’État, d’une part, et de l’égalité entre les hommes et les femmes, d’autre part. La majorité des Québécois rejette les accommodements « déraisonnables », surtout d’ordre religieux, et craint que cela n’ouvre la porte à des dérives comme on en a vu dans le cas de la SAAQ – où des juifs hassidiques ont refusé qu’une femme leur fasse passer leur examen de conduite, et, à l’inverse, des femmes musulmanes ont exigé d’avoir une femme comme examinatrice. C’est la combinaison de ces deux tendances – la neutralité de l’État et l’égalité hommes-femmes – qui fait que, parmi tous les signes religieux, le port du voile islamique est le cas le plus explosif. Le voile, lié à la position d’infériorité des femmes dans l’islam (selon le Coran et les hadiths qui rapportent les actes et les paroles de Mahomet), devient le symbole au sujet duquel se déchirent les « pro-voile » et les « anti-voile ». Il ne s’agit donc pas d’un simple « bout de tissu », comme l’affirment tant de personnes qui banalisent ce symbole religieux.
Dans le contexte mondial de l’instrumentalisation de la religion par l’islam politique, on note une réelle hausse du port du voile dans le monde ; et des femmes qui refusent de le porter se font emprisonner, violenter ou assassiner, même au Québec ou au Canada. Un « bout de tissu », s’il n’était pas chargé d’un sens qui dépasse ce qu’en disent les femmes qui le portent, ne pourrait provoquer de telles atrocités. Les sciences humaines nous apprennent qu’il faut dépasser la diversité des motifs véhiculés dans les discours des individus pour comprendre les véritables raisons de leurs comportements. À défaut de cette rigueur d’analyse, nous devons nous contenter des discours idéologiques (religieux ou autres) que les différentes cultures ont formulés pour légitimer leurs particularités ; et c’est malheureusement ce genre de discours non scientifique que j’ai le plus souvent entendu au dernier congrès de QS. Par exemple, si certaines femmes musulmanes disent porter le voile pour des raisons d’identité ou pour des motifs religieux, ce n’est pas une raison pour ne pas s’interroger sur le fait que ce sont des femmes et non des hommes qui ont la responsabilité de marquer l’identité de leur groupe ; de plus, pourquoi commencent-elles à porter le voile à la puberté, plutôt que plus tard ou plus tôt dans la vie ? Un regard anthropologique met rapidement en évidence le besoin de contrôler la fertilité des femmes qui s’amorce à la puberté, en leur prescrivant la « modestie », voire la réclusion derrière un voile intégral ou le maintien à la maison. En effet, comme les femmes sont les seules à pouvoir «produire» physiquement les enfants, les hommes et la société semblent éprouver le besoin d’encadrer cette capacité d’enfanter unique des femmes par un contrôle tant aux plans sexuel, physique que social.
La troisième raison repose sur les effets pervers que pourrait entraîner le libre choix du port de signes religieux par les agents de l’État. En tant que nation dominée et marginalisée sur un continent anglophone, les Québécois sont devenus plus frileux face à l’afflux d’immigrants (qui « risquent » de ne pas s’intégrer à leur culture), ce qu’ils perçoivent comme une menace à leur identité. En font foi les nombreux courriels qui circulent sur la toile et qui présentent les immigrants comme des « menaces », comme des « privilégiés » qui obtiennent des « faveurs » du gouvernement. Quand cette peur identitaire s’accompagne d’une très importante crise économique, d’un chômage croissant et d’une lente érosion de la classe moyenne, comme nous le vivons actuellement, tous les ingrédients d’un cocktail social explosif sont réunis. L’insécurité économique et sociale des Québécois peut en effet malheureusement se traduire par une montée de l’intolérance et de la xénophobie. Permettre aux agents de l’État de porter des signes religieux ostentatoires ne peut que transformer davantage les immigrants en boucs émissaires faciles à identifier.
Par ailleurs, permettre aux agents de l’État de porter des signes religieux ostentatoires, c’est envoyer aux nouveaux arrivants un message trompeur, puisque ce n’est pas parce que la discrimination fondée sur le port de signes religieux est interdite dans la loi qu’elle n’existe pas de façon cachée. Par exemple, les candidats à un poste qui affichent des signes religieux pendant une entrevue peuvent se trouver écartés sans que la véritable raison soit même jamais évoquée. Vouloir favoriser l’intégration dans la fonction publique de certains individus issus des communautés culturelles par l’acceptation du voile ou de tout autre signe religieux peut très rapidement conduire à un ressac contre certaines communautés, notamment la communauté musulmane. En fait, l’incompréhension de l’insécurité identitaire des Québécois par les mouvements de gauche représente un véritable danger, parce qu’elle laisse le champ libre à la récupération de la question identitaire par des mouvements de droite, voire d’extrême droite, comme c’est le cas dans plusieurs pays européens.
Pour éviter de répéter les erreurs de l’histoire, on ne peut pas se contenter de bons sentiments. Il faut faire une analyse globale de la situation québécoise ; une analyse doit s’enraciner dans le vécu concret des Québécois et tenir compte de la conjoncture mondiale. C’est cette réflexion qui fait cruellement défaut à QS, et qui a conduit ce parti à banaliser le port de signes religieux ostentatoires et à accorder plus d’importance aux droits individuels de certains immigrants qu’au droit collectif de l’ensemble des Québécois à un État totalement neutre et laïque. Cela démontre la nécessité d’adopter une charte de la laïcité afin de concilier le droit à la liberté de religion et de conscience avec l’obligation pour l’État et ses représentants d’être neutres. Enfin, il est urgent de mettre en place des politiques cohérentes et sérieuses d’intégration des immigrants. Il en va de la justice sociale et de la paix de nos sociétés.
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Michèle Sirois, anthropologue, spécialiste en sociologie des religions
Co-auteure de Individu et société. Introduction à la sociologie (2008, 4e édition, Gaëtan Morin Éditeur)
Membre fondatrice de Québec solidaire Crémazie
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Novembre 2009

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Michèle Sirois5 articles

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Sirois, anthropologue, spécialiste en sociologie des religions

Co-auteure de {Individu et société. Introduction à la sociologie} (2008, 4e édition, Gaëtan Morin Éditeur)

Membre fondatrice de Québec solidaire Crémazie





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