Le crucifix de l’Assemblée nationale a subi plusieurs métamorphoses après avoir été cloué au mur du Salon bleu en 1982, révèle une correspondance dépoussiérée par Le Devoir. N’empêche, l’objet n’est « pas une œuvre forte du patrimoine québécois sur le plan artistique », souligne l’historien de l’art John R. Porter.
Au tournant des années 1980, le sculpteur Romuald Dion est agacé par le Jésus de plâtre qui trône au-dessus du fauteuil du président de l’Assemblée nationale. L’objet sacré installé en 1936 fait bas de gamme aux yeux de l’habitué de la période des questions diffusée à Radio-Québec.
Le 4 mars 1982, il propose à René Lévesque un crucifix de son cru. « Monsieur le Premier Ministre, je sculpte moi-même des crucifix qui n’ont pas l’allure “made in Hong Kong ou Taiwan” [comme celui accroché sous Maurice Duplessis] et je vous offre aujourd’hui, gratuitement, l’un des miens. » Son christ immatriculé BA19C9 se situe dans le courant « archéologique » de l’art christique, qui accorde une grande importance à la « vérité historique ».
Le don est accepté par le président de l’Assemblée nationale, Claude Vaillancourt. Ce dernier est impressionné par les recherches de l’artiste qui donnent un « supplément d’âme » à son crucifix, comme il l’écrit à M. Dion. « Nul doute que les guides de l’Assemblée nationale […] sauront intégrer au contenu de leurs explications vos pertinentes observations relatives à l’histoire de vos crucifix. D’autant plus que de nombreux visiteurs s’interrogent sur la signification d’un crucifix au Parlement. »
M. Vaillancourt préside les débats sous un crucifix tout neuf à compter d’octobre 1982. Le christ de Duplessis est quant à lui déplacé sans débat dans le Salon rouge avant d’être enfermé incognito dans une boîte en carton, où il se trouve toujours. L’ex-président ne conserve pourtant aucun souvenir de la permutation. « Ça ne me dit absolument rien, absolument rien, lance-t-il dans un entretien téléphonique avec Le Devoir. Je ne me rappelle même pas que le crucifix a été changé en 1982. »
Le changement ne semble pas avoir suscité de débat à l’époque. « Si ça avait été contesté, je m’en souviendrais, parce qu’il y aurait eu des questions à l’Assemblée nationale là-dessus. »
Travail de moine
Denis Alain Dion se souvient des heures passées par son père dans le garage de la maison familiale à perfectionner son christ en croix.
« À cette époque-là, j’avais à peu près neuf ans, je me souviens qu’il avait travaillé beaucoup, beaucoup, beaucoup sur ce crucifix. Tout était taillé à la main. »
La correspondance de Romuald Dion révèle le souci du détail de l’artiste. En 1984, il écrit ainsi au nouveau président de l’Assemblée nationale, Richard Guay, pour lui demander la permission de remodeler son crucifix. « Nous savons maintenant que les suppliciés n’avaient pas de support sous les pieds », justifie-t-il.
Joint à son domicile, M. Guay a conservé un vague souvenir de cet épisode. Il se rappelle surtout avoir résisté à l’envie de décrocher une fois pour toutes le christ juché au-dessus de sa tête. « Mon Dieu, je trouvais ça un peu ridicule. Ce n’est pas une église, l’Assemblée nationale, mais bon… Le contexte ne s’y prêtait pas et il y avait d’autres changements à faire plus importants. »
La mise à niveau du crucifix nécessite un mois de travail. Un christ intérimaire prend place afin de ne pas laisser le Salon bleu sans surveillance à l’été 1984. Après avoir cloué les pieds de son Jésus de bronze sur la croix, M. Dion procède au réalignement du bassin et des genoux du supplicié. Il ne va toutefois pas jusqu’à retirer le pagne du Christ comme le veut la pratique romaine au Ier siècle de notre ère.
Dans un élan d’enthousiasme, Romuald Dion contacte l’archevêque de Québec pour lui proposer de faire bénir son œuvre par le pape lors de son passage dans la capitale prévu à la fin de l’été.
Son crucifix, dit-il, « aurait un plus grand rayonnement dans l’enceinte de l’Assemblée nationale » une fois béni par Jean-Paul II.
Réponse plutôt froide de l’adjointe du président de l’Assemblée nationale. « Si monsieur Guay avait eu l’intention de faire bénir […] il aurait lui-même adressé sa requête à Mgr Vachon. » Richard Guay certifie aujourd’hui que le crucifix n’est pas passé entre les mains du souverain pontife. « J’étais là quand le pape est venu et je peux vous assurer qu’il n’a pas été béni. »
Le crucifix du Salon bleu est de nouveau décroché pendant les vacances estivales de 1985. « Mes instruments de sculpture ne me permettent pas de faire davantage », écrit M. Dion, parvenu au bout de sa recherche de la « vérité historique ».
L’artiste est décédé en 2005, à l’aube du déclenchement de la crise des accommodements raisonnables. « [La mise à l’écart de son crucifix] l’aurait beaucoup affecté », estime son fils Denis-Alain Dion.
« Je ne vous cacherai pas que c’était un grand honneur d’avoir un crucifix ornemental québécois à l’Assemblée nationale faite par un artisan du Québec », explique l’organiste de l’église Sainte-Famille, à Boucherville. Déçu, il fait remarquer que la devise « Dieu et mon droit » des armoiries britanniques va demeurer bien en vue au-dessus du fauteuil du président.
« Curiosité »
L’ex-directeur du Musée national des beaux-arts du Québec John R. Porter range le crucifix BA19C9 au rayon des « curiosités ». « Il n’a rien de spécial, ce christ-là. Au Québec, vous en avez eu des millions dans l’histoire », lance-t-il au Devoir. « L’intérêt de l’œuvre, c’est que ça aura été la dernière représentation du Christ en croix qui aura été à l’Assemblée nationale. »
La « mise en valeur » du crucifix de 1982 dans les vitrines de l’hôtel du Parlement ne réjouit guère Denis-Alain Dion. « C’est un baume, mais est-ce que ça veut dire qu’ils vont le mettre avec l’autre crucifix, dans les collections muséales, enterré dans une boîte quelque part ? »