Je sais à quel point tu es un humaniste et un homme de coeur. C'est toi qui m'a amené à téléphoner à ma vieille mère tous les jours comme tu le faisais toi même. Je le fais d'ailleurs encore. Je commence donc cette lettre côté coeur pour te parler le plus respectueusement possible de ta récente sortie.
Tu as fait mal à un grand nombre de tes admirateurs en commençant par moi. Ceux qui ont combattu à tes côtés quand tu as dirigé le Bloc, ceux qui ont secondé notre combat pour l'indépendance au référendum, tout comme ceux qui t'ont élu Premier ministre sont amèrement déçus. Par tes propos tu laisses tomber des millions d'entre eux qui croient profondément que le seul statut qui convient à notre peuple est celui de l'indépendance le plus rapidement possible.
Par ailleurs, ceux qui ont toujours voté contre toi et tes idées sont au bonheur. Ils ont toujours combattu ton idéal et maintenant tu te fais leur allié. Tu leur dis: "vous avez raison pour au moins encore un quart de siècle". Le message est aussi que si notre idéal peut attendre que nos enfants soient grands-parents et peut-être même nos petits-enfants, il ne doit donc pas être si vital. Les valeureux habitants de ta région d'origine qui avaient déjà voté "oui" majoritairement en 1980, auront attendu trois-quart de siècle...
Nos adversaires l'ont bien compris. Certains félicitaient déjà Pauline Marois prétendant qu'elle avait mis le projet d'indépendance en veilleuse. La seule vertu de ta déclaration pourrait être d'amener le Parti québécois à bien clarifier les choses à son prochain congrès.
Sans compter le message au reste du Canada et au monde. Ton ancien parti conservateur est sûrement ravi, et Ignatieff s'est réjoui d'être d'accord avec toi pour une fois. Chez nos amis de l'étranger, comment leur expliquer qu'un de nos principaux porte-étendard a baissé les bras? De quoi aurait l'air la Catalogne si Jordi Pujol arrêtait son combat au prétexte qu'il y a d'autres problèmes à régler?
René Lévesque, dont tu utilises souvent l'exemple, m'a dit en 1969: "Pour le pouvoir, il faudra compter dix ou vingt ans et pour l'indépendance, une génération". Il s'est trompé pour le pouvoir, mais si nous n'avions pas été volé au référendum de 1995, dans lequel tu as joué un rôle décisif, il aurait eu raison. Je te rappelle qu'il exhortait toujours les étudiants de l'Université Laval, quelques mois avant sa mort, à continuer leur quête pour un statut de "pays complet et reconnu". Il m'a dit la même chose ainsi qu'à Louise Beaudoin lors de l'émouvant dîner que nous prîmes chez lui à une semaine de son décès.
Les autres problèmes à régler n'ont rien à voir avec la nécessité d'accélérer le combat de notre vie. Un des meilleurs gouvernements de l'histoire du Québec, celui de René Lévesque, a réglé des masses de problèmes cruciaux tout en menant une lutte acharnée pour l'indépendance. À contrario, le gouvernement actuel, peut-être le plus fédéraliste de l'histoire, non seulement n'en règle aucun, mais il en crée de nouveaux.
Il me semble, cher Lucien, que nous avons assez souffert ensemble du fait que notre nation verse la moitié de ses ressources à Ottawa, qui s'en sert pour jouer à la grande puissance que le Canada n'est pas. Des milliards aux véhicules blindés, aux chasseurs à réaction, aux navires de guerre et à un engagement afghan sans issue. Gérard D. Lévesque disait: "Ottawa nous étrangle". Yves Séguin disait: "Il nous vampirise". Quant à ce que disait ton propre ministre des finances...!!!
Que de moyens perdus au détriment de nos missions étatiques. Que d'énergies dissipées par notre classe politique d'un parti comme de l'autre, dans des affrontements perpétuels avec Ottawa. Peut-on soutenir que sans tout ce gaspillage, nous n'aurions pas pu mieux gérer notre destin et les problèmes qu'il comporte, comme le font toutes les nations libres.
Quant à ton attaque du soi-disant repli identitaire du P.Q., elle me coupe le souffle et contribue à alimenter des préjugés qui sont pourtant assez répandus. Parizeau et toi avez déjà été traités de nazis et ce sont les tribunaux qui vous ont rendu justice. En combattant le multiculturalisme pervers et son équivalent interculturel, comme le décrit un expert de la commission Bouchard-Taylor, le Parti québécois sert d'abord nos frères et soeurs issus de l'immigration dont l'intérêt est de consolider avec nous notre tronc commun culturel.
Malgré tout, cher Lucien, je serais désespéré si nous ne pouvions plus reprendre nos discussions. Ce serait dans l'intérêt de notre nation dont je ne peux pas croire qu'il a quitté le moindrement ton coeur et ton esprit.
Bernard Landry
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