Les développements en cours et prévisibles sur le théâtre syrien semblent tendre vers une coopération tactique accrue entre Moscou et Washington.
Rappel : la reprise d’al Bab et ses enjeux
Depuis la reprise stratégique d’Alep par le gouvernement syrien soutenu par la Russie en décembre dernier, la reprise d’al Bab des mains de l’Etat islamique (EI) constituait un objectif majeur pour toutes les forces en présence sur le territoire syrien. Pour l’Armée syrienne libre (ASL) soutenue par la Turquie, il s’agissait d’ouvrir la voie jusqu’à Raqqa et de prendre pied en plein territoire sunnite en Syrie ; pour les forces gouvernementales, il s’agissait naturellement de bloquer le chemin à la Turquie dont l’opération est vécue comme une atteinte à la souveraineté du pays ; enfin, pour la coalition arabo-kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenue par les tats-Unis, il s’agissait de réunir les cantons d’Afrin et de Kobané afin de doter le Rojava d’une continuité territoriale. C’est finalement l’ASL et l’armée turque qui réussirent à reprendre la ville après deux semaines d’âpres combats et de nombreuses pertes , le 23 février dernier.
Situation militaire au nord du gouvernorat d'Alep, le 23/02/2017. En rouge les zones sous le contrôle des forces gouvernementales ; en jaune des FDS ; en vert foncé de l'ASL ; en vert clair de la rebellion syrienne ; en noir de l'EI.
On pensait alors que celui qui contrôlerait Al Bab aurait la voie libre jusqu’à Raqqa. C’était sans compter sur la progression éclair de la Tiger Force (forces spéciales du régime) qui s’empressa de faire la jonction avec le territoire tenu par les FDS avant de poursuivre sa progression à l’est d’Alep, libérant des dizaines de villages des mains de l’EI en deux semaines (150 en deux mois). Les forces gouvernementales finirent par atteindre le Lac Assad sur l’Euphrate le 7 mars dernier - une première depuis 2012.
Situation militaire au nord du gouvernorat d'Alep, le 08/03/2017. On voit le gain territorial conséquent obtenu par les forces gouvernementales à l'est d'Alep en deux semaines.
Manbij et l’habileté du Kremlin
La route pour Raqqa se verrouillait ainsi au détriment de l’ASL et de la Turquie, conduisant cette dernière à multiplier les déclarations contre les Kurdes et leur présence à Manbij, ville à majorité arabe tenue par les FDS et étape suivante revendiquée de l’avancée des forces pro-turques. Une démonstration supplémentaire de la véritable priorité d’Ankara : empêcher la constitution d’un Rojava unifié - dont la crainte est qu’il ne serve de base arrière au PKK turc, - bien plus que de combattre l’EI. Rappelons que les YPG, considérés comme une organisation terroriste par Ankara, jouissent du soutien de Washington au sein des FDS, et que le président Erdogan voit la présence de ces derniers à l’ouest de l’Euphrate comme une menace directe pour la sécurité de la Turquie - le lancement de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » le 24 août 2016 coïncidant par ailleurs avec la prise de Manbij par les FDS, dont majoritairement les YPG, le 12 du même mois.
Devant la multiplication des heurts entre l’ASL et les FDS qui risquaient de dégénérer en conflit ouvert, une solution fut trouvée une fois encore par la Russie, grâce à un accord passé avec le Conseil militaire de Manbij (CMM) le 2 mars dernier. Les territoires situés à l’ouest de la ville et ceux limitrophes à la zone contrôlée par l’ASL sont alors rétrocédés aux forces gouvernementales. Des patrouilles russes et syriennes sont mises en place en coopération avec le CMM.
Situation militaire au nord du gouvernorat d'Alep, le 16/03/2017. On voit en rouge la zone rétrocédée par le CMM aux forces gouvernementales à l'ouest de Manbij.
Un coup habile réalisé par le Kremlin, qui parvient à accommoder tous les acteurs en présence sur le terrain : les Turcs, en réduisant légèrement la présence kurde dans la région ; le gouvernement syrien, en lui rendant un territoire qu’ils n’auraient jamais espéré récupérer ; et les Kurdes, en leur évitant des combats coûteux en hommes et en moyens face à l’ASL. En arrière-plan de cette manoeuvre, une autre plus subtile encore se dessine : Moscou se réserve un moyen de pression et de négociation à la fois sur Ankara et sur les Kurdes, rien ne l’empêchant en effet de concéder (ou pas) au Kurdes, un couloir au sud d’Al bab sur le territoire récemment repris par l’Armée syrienne, offrant ainsi la continuité territoriale tant recherchée par le Rojava et tant redoutée par Ankara.
Le soutien américain aux Kurdes, prélude à une plus grande implication militaire en Syrie ?
Si la stratégie américaine en Syrie demeure encore floue depuis l’élection de Donald Trump, objet de véritables luttes intestines au sein des différents services entre partisans d’une poursuite du soutien à la rébellion (CIA) et ceux d’une convergence avec la Russie sur le terrain, les tats-Unis n’ont cependant pas hésité à renforcer leur présence dans Manbij et ses environs. Patrouillant ostensiblement dans leurs blindés drapeau en vue, il ne fait guère de doute que cette manœuvre est un signal adressé à l’ASL et à la Turquie. “Nous voulons dissuader les parties d’attaquer tout autre ennemi que le Groupe État islamique” a déclaré Jeff Davis, porte-parole du Pentagone.
Ce faisant, Washington met un coup d’arrêt aux ambitions turques en Syrie. Ce changement de partenaire - position acrobatique consistant à soutenir une organisation (les YPG) considérée comme “terroriste” par un allié stratégique de l’OTAN - intervient à la suite de la démission de Michael Flynn qui privilégiait en interne la solution turque, et dont on apprend qu’il aurait été rétribué par Ankara afin de défendre ses intérêts auprès de Donald Trump durant la campagne électorale...
Les déclarations de Jeff Davis montrent avant tout que les E.-U semblent désormais résolus à modérer le double-jeu turc en Syrie et à permettre la libération des ultimes bastions de l’EI en Syrie (Raqqa, Deir ez-Zor) après Mossoul en Irak. La présence de troupes russes et américaines au même endroit au même moment constitue un signal faible déjà fort à prendre en compte dans l’évolution et la résolution du conflit syrien. Si la Russie et les États-Unis affrontaient de conserve l’EI sur le terrain, nous assisterions à une première depuis 1945 et l’alliance de ces derniers avec l’URSS contre le IIIème Reich...
Raqqa : vers une coopération russo-américaine en Syrie ?
A ce stade, dans l’attente d’une stratégie clairement définie pour la région, les E.-U. se ménagent plusieurs options. En atteste l’intensification des opérations des FDS à l’ouest de Raqqa, qui pourrait être atteinte en quelques semaines. Les FDS ont coupé le 6 mars la route reliant Raqqa à Deir ez-Zor, voie d’approvisionnement stratégique pour l’EI. De plus, des unités d’artillerie américaines commencent à être acheminées à proximité de la ville. A Manbij et Raqqa, ce sont 400 soldats américains qui viennent s’ajouter au 500 déjà présents au titre de “conseillers” , sans compter les 2 500 Marines déployés au Koweit dans l’attente d’être envoyés en Syrie ou en Irak.
Situation militaire au sud du gouvernorat d'Ar-Raqqa, le 10/03/2017. En jaune les zones sous le contrôle des FDS ; en noir de l'EI.
Ce renforcement sur le terrain paraît signer une volonté de Washington de s’impliquer plus avant dans la lutte contre l’EI en Syrie, un pas que l’administration Obama s’était toujours abstenue de franchir, préférant appuyer des “proxys” avec les succès que l’on sait (cf. l’échec de la Division 30 et ses 500 millions de dollars dépensés pour former quelques poignées de combattants bientôt ralliés à l’ASL ou capturés avec armes et équipements par le Jabhat al-Nusra). Le général Joseph Votel, commandant en chef du CENTCOM, a par ailleurs déclaré qu’il ne s’agissait là que d’un début, « plus de forces conventionnelles pouvant être déployées pour stabiliser la Syrie » à l’avenir. Le général aurait d’ailleurs rendu une discrète visite aux FDS le 24 février dernier.
C’est donc vers Raqqa que les yeux russes, américains, turcs et syriens se tournent désormais. La reprise de cette ville était au cœur des discussions entre leurs états-majors réunis à Antalya le 7 mars dernier pour coordonner leurs efforts en Syrie. La veille de la rencontre, le premier ministre turc a concédé que son pays ne pourrait intervenir sans une coopération avec les États-Unis et la Russie. De leur côté, Moscou comme Washington ont conscience que seule une force arabe sunnite sera à même de tenir Raqqa et sa région une fois libérée, ce que les FDS n’ont que partiellement l’envie et la possibilité de faire.
Deux solutions semblent alors envisageables :
- La première impliquant la Turquie, qui, selon divers scénarii, est prête à déployer 10 000 hommes de l’ASL qu’elle a entraînés, à condition que les YPG ne participent pas à la reprise de la ville. Sans doute est-ce la cause que plaida Erdogan auprès de Vladimir Poutine lors de sa visite à Moscou le 10 mars dernier.
- La deuxième consacrant une entente russo-américaine aux conséquences concrètes sur le terrain. Les FDS soutenues par les Américains reprendraient la ville, avec ou sans le concours de la Russie et des forces gouvernementales, avant de la restituer à ces dernières dans le cadre d’un accord global sur la résolution du conflit en Syrie. Un telle solution ménagerait Ankara qui se pose désormais comme puissance protectrice des Sunnites. Elle marquerait surtout un tournant inédit dans le conflit qui verrait pour la première une coopération entre les États-Unis, la Russie, et la République arabe syrienne, bien que cette dernière voit d’un mauvais oeil les Kurdes prendre de plus en plus leur autonomie en mains.
Ce que Washington recherche avant tout, ce n’est pas tant de savoir quelle force sera en mesure de reprendre la ville, mais bien plutôt qui sera capable de la tenir dans le long terme sans nécessiter une trop grande implication américaine. Les États-Unis doutent fortement de la capacité des Turcs à s’impliquer plus en profondeur en Syrie, loin de leurs frontières, alors même que leur armée est déjà engagée dans le nord de la Syrie et au sud-est de la Turquie. C’est pourquoi ils sont à la recherche d’un partenaire viable que seule la Russie incarne. Engagée militairement sur le terrain, elle est la seule capable de parler et négocier avec tous les acteurs en présence, directs comme indirects .
Le nouveau pragmatisme diplomatico-militaire de Washington
Pour autant, cette hypothèse n’exclut pas une course entre Russes et Américains, via leurs alliés respectifs, pour la reprise Raqqa et, à plus long terme, celle de Deir ez-Zor. Les forces gouvernementales soutenues par la Russie progressent à l’ouest de l’Euphrate. La récente reprise de Palmyre leur ouvre la voie dans le désert en direction de Deir ez-Zor. Pour atteindre Raqqa, elles progresseront le long du fleuve à partir du lac Assad, ou à l’est d’Ithryia. Les FDS se contentent quant à elles de progresser le long de la rive est de l’Euphrate. Elles ne sont plus qu’à une dizaine de kilomètres de Raqqa, et à une cinquantaine de Deir ez-Zor.
Situation militaire en Syrie, le 15/03/2017. Les flèches indiquent le mouvement probable des forces en présence à destination de Raqqa et Deir ez-Zor.
Il semblerait toutefois que les Américains envisagent d’attendre le référendum turc prévu le 16 avril prochain pour éventuellement soutenir plus activement les FDS (par l’usage d’une dérogation présidentielle connue sous le nom de “Section 1209” permettant le financement de milices étrangères non gouvernementales. Les États-Unis craignent en effet de voir Ankara jouer une nouvelle fois la carte victimaire en vue d’obtenir un soutien populaire et nationaliste.
Néanmoins, cette volonté affichée de trouver un partenaire fiable, capable de s’inscrire dans le temps long, démontre le nouveau pragmatisme diplomatico-militaire à l’oeuvre à Washington.
Militairement d’abord, cette stratégie est aux antipodes de l'interventionnisme massif et désastreux de l’administration Bush, puis du “leadership from behind” cher à l’Administration Obama qui n’a abouti qu’à exposer sur le terrain les contradictions et rivalités inter services américains notamment entre la CIA et le Pentagone, chacun ayant “leurs” proxys favoris qui se battaient donc les uns contre les autres...
Diplomatiquement ensuite, car celui qui prendra Raqqa disposera d’un atout non négligeable dans le cadre d’une négociation future. La question qui se pose est dès lors de savoir quel serait l’usage de cette “monnaie d’échange” ? Il convient sans doute de porter un regard plus attentif sur le Golan, dont on parle très peu, mais qui pourrait bien être l’un des enjeux majeurs de cet accord global entre Russes et Américains.
Le Golan, un enjeu masqué au coeur du conflit syrien ?
Le plateau du Golan est un territoire syrien occupé par Israël depuis 1967 et la Guerre des Six Jours, « guerre préventive » qui l’opposa à l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. Il fait l’objet d’une mission de l’ONU depuis 1973 afin de garantir le no man’s land issu du cessez-le-feu entre la Syrie et Israël à la suite de la Guerre du Kippour. Ses “Hauteurs”(Golan’s Heights), d’une importance géostratégique majeure, furent annexées en 1981 sans que la souveraineté israélienne n’y soit pour autant reconnue par la communauté internationale.
Actuellement, la dernière grande poche rebelle, avec celle d’Idlib au nord, se trouve au sud de la Syrie, à la frontière du Liban, de la Jordanie et du Golan occupé par Israël. Ce “Southern Front” composé de rebelles formés et équipés par la CIA, soutenus par les Israéliens, les Jordaniens, mais aussi par les Émirats arabes unis, le Qatar, l’Arabie saoudite et la France, ont servi de rempart contre une expansion de l’EI vers l’État hébreu et la Jordanie. A l’intérieur de cette poche rebelle demeure un groupe affilié à l’EI, le Jaish Khalid Ibn al-Walid.
Focus sur la situation militaire au sud de la Syrie, le 15/03/2017. En rouge les zones sous le contrôle des forces gouvernementales ; en vert de la rebellion syrienne ; en noir de l'EI ; en bleu d'Israël (Golan).
On constate actuellement une percée des forces gouvernementales (en rouge sur la carte) dans cette poche, actuellement au niveau de la ville de Deraa, proche de la frontière avec la Jordanie, et célèbre pour avoir été le point de départ des protestations civiles de 2011. Si les forces gouvernementales parviennent à prendre cette ville, la zone rebelle sera alors scindée en deux parties, prêtes à être encerclées, et plus faciles à reconquérir.
Cette possible progression des forces gouvernementales, appuyées par le Hezbollah libanais et les milices chiites formées par les Gardiens de la Révolution iraniens, inquiète au plus haut point Israël. Et les signaux négatifs se multiplient pour Tel-Aviv.
La milice chiite irakienne “Harak Hezbollah al Nujaba” créée en 2013 pour soutenir le régime syrien, vient en effet d’annoncer il y a quelques jours la formation d’une “Brigade de libération du Golan”. Leur l’objectif est de libérer le Golan syrien des rebelles et de l’EI, avant d’en reprendre aux Israéliens la partie qu’ils occupent. Il semble toutefois peu probable qu’une milice, même composée de vétérans aguerris par six années de guerre en “Syrak” puisse reconquérir ces territoires. Ce possible mouvement offrirait bien plutôt un avantage stratégique à l’Iran et à son allié du Hezbollah libanais vis-à-vis d’Israël, en ouvrant un deuxième front, - moyen de pression supplémentaire à faire valoir, - et un incontestable atout dans le combat symbolique face à “l’ennemi sioniste”.
Rappelons par ailleurs que, depuis le déclenchement du conflit syrien, Israël s’abstient de prendre ouvertement position. Si elle y gagne à voir les autres puissances moyen-orientales s’opposer, cette posture en retrait l’empêche d’être influente dans les négociations sur le futur de la Syrie. Ce n’est dès lors pas un hasard si B. Netanyahou multiplie les visites, tant à Washington qu’à Moscou.
Lorsqu’il se rend à Washington, B. Netanyahou recherche chez son allié un soutien fort contre l’Iran, considéré comme menace n°1 par Israël. Lors de sa dernière visite aux Etats-Unis en février dernier, ce dernier a demandé au président américain nouvellement élu de reconnaître la souveraineté israélienne sur le Golan. Nulle doute que B. Netanyahou trouvera en D. Trump un soutien plus fervent à Israël, et plus hostile à l’égard de l’Iran que ne l’était B. Obama. Néanmoins Washington a conscience qu’une telle reconnaissance serait un frein à la coopération recherchée avec la Russie pour mettre un terme au conflit syrien.
Lorsqu’il se rend à Moscou, B. Netanyahou cherche à s’assurer que la Russie tempère les ardeurs iraniennes à vouloir établir ses forces en Méditerranée et dans le sud syrien, à la frontière d’Israël. Celle-ci “ne doit pas remplacer l’État islamique en Syrie.” V. Poutine semble toutefois moins réceptif au pathos que tente de déployer de son homologue israélien. Ce dernier arguant que la République islamique, tout comme l’Empire perse avant elle, poursuivrait sa tentative de destruction de l’État juif, le président russe lui aurait répondu : “Oui, enfin c’était au Vème siècle de notre ère. Aujourd’hui nous vivons dans un monde différent, alors parlons-en.”
Plus que jamais en six années d’un conflit d’une extrême violence, c’est désormais le pragmatisme qui prévaut en Syrie. Si Russes et Américains ont désormais les clés pour arriver à une sortie de crise globale, le cas du Golan montre bien la complexité de ce matriochka qu’est la Syrie, où Moscou et Washington doivent composer, dans un jeu d’équilibriste souvent précaire, avec les attentes contradictoires de leurs alliés israéliens, iraniens, kurdes, turcs et saoudiens.
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