J’en étais à ma dernière session de cégep lorsqu’on nous a fait lire le célèbre Speak White de Michèle Lalonde (1968), dans le cours de littérature québécoise. Le professeur et plusieurs des étudiants exprimaient leurs opinions sur les thèmes du poème: fierté nationale, colère face à l’exploiteur anglais, critique des conditions de travail ouvrières, solidarité entre les misérables d’ici et les peuples du Sud.
Seule, je tremblais sur ma chaise.
«De Saint-Henri à Saint-Domingue».
Depuis déjà plusieurs semaines, je me plongeais quotidiennement dans des recherches sur l’histoire de la Révolution haïtienne, pour préparer mon mémoire de fin d’études. Je fouillais pour en savoir plus sur les conditions de vie de mes ancêtres dans la colonie que les Français avaient appelée Saint-Domingue, et sur ce qui les avait poussés à la révolte.
J’apprenais que, bien que l’île ait reçu 864 000 nouveaux esclaves de 1680 à 1791, on avait recensé un déficit démographique de quelque 384 000 Noirs, morts de la torture, de la faim, des maladies et des conditions difficiles. Je lisais qu’on amputait, violait, castrait, fouettait, jetait vivants dans les fours ou faisait dévorer par des chiens anthropophages les résistants, sur une base régulière. Je savais que l’espérance de vie des Africains arrivés adultes n’était que de quelques années, et que les Français préféraient puiser encore et encore dans les «ressources» abondantes de la côte Ouest africaine plutôt que de modérer leur cruauté.
Je découvrais que Napoléon Bonaparte, en souhaitant rétablir l’esclavage aboli quelques années auparavant lors de la Révolution française, avait souhaité l’extermination de tous les Noirs «gâtés» par leur courte expérience de la liberté. Je lisais que son armée avait inventé les premières «chambres à gaz» de l’histoire, en acheminant des gaz volcaniques jusque dans des cales de navires, pour commencer un massacre auquel seules la rébellion armée puis l’indépendance d’Haïti ont mis fin. J’avais décidé de commencer un chapitre du mémoire avec cette citation de l’historien haïtien Jean Fouchard: «Saint-Domingue fut un moulin à broyer les nègres autant que la canne et le principal tombeau de la Traite.»
C’est ce Saint-Domingue-là que Michèle Lalonde, et tous les nationalistes québécois qui ont applaudi l’auteure de Speak White, jugeait juste de comparer à Saint-Henri, quartier populaire du sud-ouest de Montréal. Donc, voilà. J’en tremblais.
J’ai pris mon courage à deux mains et tenté d’expliquer au professeur et à quelques amis, avec les mots que je pouvais avoir à dix-huit ans, pourquoi comparer la situation des francophones du Québec à celle des victimes de Saint-Domingue, mais aussi du Vietnam, du Congo, de l’Allemagne nazie, de l’Algérie et des États-Unis de Jim Crow – et de faire de ce poème comparatif un cri de ralliement politique – me semblait étaler à la face du monde une incompréhension totale de l’horreur de ces régimes. J’ai essayé de dire que, plutôt que de créer des solidarités, les fausses équivalences banalisaient la souffrance. Et qu’il serait important de s’intéresser aux survivants de ces régimes pour qui ils sont, et non seulement en tant que métaphore de nos propres doléances. Oui, j’étais déjà tannante comme ça en 2007, à Québec.
Je me suis frappée à un mur, comme plusieurs fois depuis. Je ne peux pas savoir quelles étaient les intentions de Lalonde, ni celles de toutes les personnes qui sont tombées amoureuses de son texte. Mais je sais qu’autour de moi, à l’époque, les personnes qui étaient les plus friandes du champ lexical de la négritude pour parler des francophones au Canada étaient le plus souvent celles qui se moquaient de mon propre intérêt pour l’Histoire des Noirs, et cherchaient à banaliser l’esclavage et le racisme, ici comme ailleurs. Eux devaient se souvenir. Moi, je devais «en revenir».
Quelques années plus tard, lors de mes études en littérature comparée, je suis tombée sur le documentaire classique d’Hubert Aquin, À Saint-Henri le cinq septembre, narré par Jacques Godbout. Tout comme Speak White, il est de 1968 – et parle de Saint-Henri. Tout au long de cet essai de «cinéma-vérité», Aquin montre la réalité de ce quartier ouvrier francophone de Montréal et Godbout insiste sur le confort relatif de la population par rapport à la misère des classes populaires de France. Le film s’arrête, une minute ou deux, sur des images de la communauté noire de la Petite-Bourgogne, avec ce commentaire: «Saint-Henri a sa réserve noire, mais on y pratique peu la ségrégation. D’abord parce que les nègres y sont en minorité, ils habitent les mêmes rues, et surtout, suprême rassurance, ils parlent anglais.»
On dit que la ségrégation est peu présente à Montréal – mais tout de même assez pour qu’on puisse parler de réserve. Si les Noirs étaient plus nombreux, peut-être faudrait-il s’inquiéter, mais ça va encore. On ajoute: «Le décor, hors des taudis bien filmés, devient joli et supportable. Et pour éviter de tomber dans le paupérisme, nous n’avons pas rapporté d’images de fond de cour, de mouches, d’immondices. Il y en a, c’est tout ce qu’il faut savoir. Il ne devrait pas y en avoir. C’est tout ce que nous voudrions que l’on sache.»
L’attention se reporte alors sur l’étude des particularités de ces Français d’Amérique pour le reste du film. La thèse du réalisateur tenait à ce que la misère des pauvres n’existe pas de la même façon en Europe et au Québec. Pour que cette thèse reste plausible, on ne pouvait pas s’autoriser à réfléchir aux conditions d’existence de la communauté noire pourtant implantée dans ce quartier de Montréal depuis le XIXe siècle. Pour continuer à se raconter ce que l’on se raconte sur le Québec, il est impératif de détourner le regard.
J’ai fait rejouer le petit bout de film à quelques reprises avant de m’arrêter pour réfléchir; 1968, c’est aussi l’année de parution du fameux Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières. Vous savez, cet essai écrit dans une prison américaine par cet auteur inspiré par le mouvement des Black Panthers aux États-Unis, qui parle avec éloquence des résistants à la colonisation sur tous les continents, mais qui réfléchit si peu aux «nègres noirs» de chez lui. Et Vallières, Aquin et Lalonde ne sont pas seuls: on peut trouver chez les plus grands noms du nationalisme québécois bouillonnant des années 1960 et 1970 des indices parlants de la place, ou plutôt de l’effacement des Noirs d’ici dans le récit collectif. Il y a bien sûr eu certains échanges plus profonds, des personnes qui ont fait évoluer leur regard à force de dialogue. Mais même à la belle époque de l’internationalisme, on s’est trop souvent intéressé à l’autre comme à une métaphore – plutôt bancale – du soi. Les solidarités qui s’établissent ainsi sont généralement fragiles, et résistent difficilement à l’épreuve du temps. Au sein de la mouvance nationaliste qui a pris depuis l’habitude du pouvoir d’État, on ne détecte aujourd’hui qu’avec grande difficulté les traces de cet intérêt de jadis pour les luttes décoloniales, pourtant largement inachevées.
Le plus souvent, on explique l’absence de «diversité» dans les institutions, les représentations culturelles, le récit historique officiel et les mouvements sociaux les plus visibles par la thèse de la naïveté. À l’origine, il n’y avait que les Français et les Anglais, et puis tadam!, la «diversité» aurait commencé à percer à la fin du XXe siècle. Le discours dominant sur le féminisme québécois est un bel exemple de ce type de récit: il y aurait eu le féminisme «normal» de première vague, de deuxième vague, puis on a «découvert» des féministes issues de la «diversité», et nous avons maintenant un féminisme québécois «intersectionnel». On se sort de la naïveté. Le Québec «s’ouvre».
En se racontant l’histoire de cette façon, on efface des siècles de contributions politiques, militantes et intellectuelles des femmes autochtones et racisées tout en consolidant le mythe d’un Québec «pure laine» et homogène, où la diversité ethnique est toute nouvelle et donc étrangère, voire «d’intégration». On fait comme les bambins convaincus que le monde disparaît vraiment lorsque leurs yeux sont fermés. Après une longue sieste, les mouvements sociaux majoritaires regardent autour d’eux, et soupçonnent rarement que les «autres» avaient une vie propre avant leur éveil.
Le discours ambiant sur les peuples autochtones suit un peu le même modèle. Avant, on ne savait rien des violences coloniales qui avaient eu lieu un peu partout au Québec – et ces violences étaient en totalité la responsabilité de l’Église ou d’Ottawa, deux institutions qu’aucun Québécois n’a jamais influencées. Nous, nos ancêtres ont toujours été très gentils avec les Premiers Peuples, et nous ignorions le reste jusqu’à ce qu’on nous parle de réconciliation, et qu’on apprenne à se connaître. Toute la laideur qui s’est produite ne concerne aucune de nos familles. Nous sommes un peuple de grands naïfs bon enfant, nous disent bien des manuels d’histoire.
La télévision québécoise n’est pas à l’image du Québec? On n’y avait jamais pensé avant, nous allons à la «découverte de l’Autre» depuis peu. Les Noirs de Montréal et les Autochtones de Val-d’Or sont la cible de brutalité policière? Qui l’eût cru, hors des États-Unis! Des groupes militants s’en prennent aux communautés musulmanes? Qui se souvient d’une vague de haine envers des minorités religieuses au cours de notre histoire? Qui a déjà aperçu des signes précurseurs? Pas dans «mon Québec».
Si on s’y intéresse, on n’a aucun problème à reconnaître le rôle de la violence raciste dans la formation de toutes les autres sociétés des Amériques. Mais le Québec, lui, ferait exception. Le seul racisme qu’il faut prendre au sérieux dans l’histoire du Québec, c’est celui qu’ont subi les francophones. Les autres racismes se sont certes répandus ailleurs sur le continent, mais ne sont pas arrivés jusqu’ici, ou si peu, aimerait-on croire. Peut-être quelques jokes plates et expressions malheureuses ici et là, mais rien qui n’ait de conséquences. Les problèmes historiques et actuels que certains montrent du doigt peuvent s’excuser par de la simple maladresse: c’est ça aussi, la défense ad naïveté.
C’est une chose de constater le recours à la thèse de la naïveté originelle, à droite comme à gauche du spectre politique, en guise de réponse à tout discours qui ne s’articule pas autour de l’expérience de la majorité d’origine canadienne-française. C’en est une autre de se demander: pourquoi? Pourquoi a-t-on besoin de se représenter comme naïfs? À quoi sert-il de faire de la place à l’autre que comme une métaphore de soi? Quelle est la fonction de l’effacement? Qu’est-ce qui est rendu possible par cette idée que la «diversité» est toujours nouvelle? À qui sert le déni? Répondre à ces questions, c’est commencer à comprendre pourquoi la voie du changement est parsemée d’embûches.
Depuis plusieurs années, je travaille, comme faire se peut, à déconstruire les murs artificiels que l’on a érigés autour du Québec et de son histoire, et à mieux comprendre les liens entre les différents récits qui forment qui je suis, et qui nous sommes.
Quand je vous décris l’histoire d’Haïti, je le fais en sachant que la colonie fondée sur tant de violences était de loin la plus lucrative d’un empire français dont notre coin d’Amérique du Nord faisait aussi partie. Les richesses des Antilles ont joué un rôle capital dans l’ascension de la France comme puissance européenne coloniale, et les liens commerciaux, politiques, et les transactions d’esclaves entre Saint-Domingue et la Nouvelle-France existaient dès le XVIIe siècle. Je le dis parce que, quand je vois des Québécois exprimer une espèce de nostalgie de cette époque, je ne sais jamais trop que penser.
Replacer l’histoire du Québec dans son cadre impérialiste, c’est aussi gratter le vernis de romantisme avec lequel on a recouvert la traite des fourrures, les coureurs des bois et les voyageurs. C’est accepter que l’image qu’on s’est faite du Canada comme nature «vierge», abondante et sans limites participe d’un capitalisme d’exploitation qui a causé un déclin vertigineux des populations autochtones de ce territoire dans la violence, la faim et la maladie, ainsi qu’une crise écologique qui a altéré le continent à jamais. Il faut savoir que la Compagnie de la Baie d’Hudson (HBC) a été fondée par le prince Rupert, membre de la famille royale britannique qui a décidé d’investir ici les profits qu’il avait réalisés avec le commerce des esclaves en Afrique. Et il faut enfin savoir que les compagnies rivales montréalaises, souvent dirigées par des Américains, employaient les voyageurs canadiens pour forcer les Autochtones à traiter avec eux plutôt qu’avec la HBC, et ce, par tous les moyens possibles. Le viol, le kidnapping et le trafic des femmes autochtones sont devenus une arme commerciale et un problème national depuis cette époque. Notamment à cause d’hommes qu’on célèbre toujours sans nuance, comme des héros.
Cette course au profit et à l’exploitation des grands espaces «infinis» et «sauvages» du Canada s’est transformée au fil du temps, de la morue aux castors, de la foresterie au pétrole, en passant par les mines et les barrages. On vient ici pour défricher, occuper «convenablement» le territoire et s’en enrichir – ce qui demande la destruction des peuples autochtones, sous une forme ou une autre. Si les francophones ont longtemps été au bas de l’échelle de cette grande entreprise capitaliste coloniale, ils en ont toujours néanmoins fait partie et en ont, de près ou de loin, profité.
À force de confondre dans l’analyse les dynamiques de classe – soit n’être que la petite main-d’œuvre du projet de capitalisme colonial – et les dynamiques de race – soit être ce qui doit être anéanti pour que la «civilisation» advienne –, on a fini par se faire des drôles d’idées sur l’histoire du Québec. Et je me retrouve, comme bien d’autres, à devoir faire la démonstration absurde que, dans un empire britannique où l’idée de la race et la religion ont joué un rôle central, les personnes d’origine française ont été traitées comme des Blancs et comme des chrétiens. Pauvres, inférieurs, mais blancs. Malheureusement catholiques, mais chrétiens.
Croit-on que John A. Macdonald, qui a parlé dans de nombreux discours de la supériorité de la race aryenne, aurait sinon accepté de s’associer avec George-Étienne Cartier pour créer un pays basé sur «deux peuples fondateurs»? Croit-on que la langue française, le catholicisme ou le Code civil auraient été tolérés, même difficilement, s’ils ne tiraient pas leurs origines de l’une des nations les plus puissantes d’Europe? Pourquoi Ottawa n’a-t-il pas placé les enfants francophones dans les pensionnats avec les Autochtones? Pourquoi le cri ou le kanien’kéha ne sont-ils pas protégés et subventionnés comme le français, ni par Ottawa ni par Québec? S’imagine-t-on que les Britanniques ont octroyé le gouvernement responsable, ou même des droits politiques de base, à leurs sujets coloniaux non européens de par le monde, à l’époque où le Canada l’a obtenu? Pense-t-on que les francophones auraient été admis en si grand nombre du côté de la Nouvelle-Angleterre s’ils avaient vraiment été nègres ? Pense-t-on que les Américains auraient accordé la citoyenneté et le droit de vote à une minorité pauvre, discriminée et exploitée, au XIXe siècle, s’ils ne l’avaient pas vue malgré tout comme blanche?
Plutôt que de réaliser ces évidences, on préfère, la plupart du temps, s’imaginer que la race est un concept qui n’a pas eu une incidence sur notre histoire, mais seulement sur celle des États-Unis. Ou encore qu’il est légitime, comme le faisait Lalonde, de tracer une ligne droite entre l’expérience historique des Canadiens français et celle des damnés de la terre décrite par Frantz Fanon.
Depuis la Révolution tranquille, le Québec construit ses propres barrages, et les francophones ont maintenant droit à une part plus équitable des profits de l’exploitation des terres. Pas tout à fait assez, selon plusieurs, mais la modernisation du Québec a grandement changé les choses. Les pensionnats autochtones ont été transférés aux commissions scolaires, et l’État québécois s’occupe désormais de franciser le Grand Nord. Lorsque l’activité économique décline en région, on annonce de grands plans pour renvoyer les gars détourner les rivières et couper les forêts. On fait ce qu’on faisait déjà durant toute notre histoire, mais on en retire plus qu’avant.
Lorsqu’on se disait nègres blancs, aspirait-on à abolir les inégalités raciales, ou à reprendre la place qui revenait de «droit» aux héritiers de la grande civilisation française? Cherchait-on à mettre fin à l’exploitation économique, ou à devenir un peuple patron? Une fois qu’on a utilisé avec succès les «nègres noirs» comme métaphore de notre propre combat et qu’on a fait avancer notre cause, les conditions de ceux qui sont toujours nègres nous intéressent-elles encore? La solidarité nous apparaît-elle encore nécessaire? Une fois qu’on s’est dit colonisé dans son propre pays pour renforcer ses droits politiques, qu’a-t-on à faire du discours des Autochtones sur les terres volées?
Je sais que les questions que je pose sont difficiles, voire taboues. Elles doivent toutefois être considérées par toute personne qui cherche véritablement à comprendre ce que le Québec est, et peut être ce qu’il est profondément comme projet politique. Confondre race et classe, c’est se cacher que d’aspirer comme francophones à être «Maîtres chez nous» veut dire beaucoup de choses… dont chercher à rejoindre les autres populations d’origine européenne des Amériques, de l’Afrique du Sud et de l’Océanie qui, depuis longtemps déjà, célèbrent leur succès comme Maîtres chez l’Autre, et Maîtres de l’Autre. Le «Grand rattrapage», c’est aussi s’être dépêché de consommer, gaspiller, s’étaler et contrôler comme les autres Blancs un peu plus riches dont on était jaloux…
La gauche québécoise qui parle d’exploitation économique sans parler de racisme, qui parle de nationalisation des ressources en territoire autochtone, qui s’inspire de modèles européens pour imaginer une société américaine et qui parle de la colonisation comme d’une réalité subie et non perpétrée, à mon humble avis, ne fait rien de bien révolutionnaire. Même que la droite populiste peut porter un discours qui dit et qui tait les mêmes choses, avec quelques variations, pour blâmer autant la classe politique que les «voleurs de job» pour tous les maux de la terre. Si nous voulons offrir un véritable contre-discours à ce populisme de droite et nous sortir de ce carcan idéologique limité, encore nous faut-il être honnêtes envers nous-mêmes sur toutes les dimensions qui ont forgé le Québec d’aujourd’hui.
Je suis consciente que, de nos jours, on parle «d’inclusion» un peu à toutes les sauces, au Québec comme ailleurs. En dénonçant l’exploitation économique des classes populaires francophones, bien des dirigeants nationalistes ont cherché non pas à transformer l’extractivisme nord-américain, mais à ce que les élites québécoises en tire une plus «juste part» – une bonne partie des gens qui parlent aujourd’hui de «diversité» cherchent aussi à «maximiser» le rêve canadien et non à le réimaginer. On essaie de nous faire croire que l’accès de quelques femmes ou de quelques minorités à la direction d’institutions ou d’entreprises aux pratiques environnementales douteuses et aux conditions de travail régressives constitue un progrès pour tous – même si le système ne change pas. On nous parle de diversification des corps policiers pour nous faire oublier leur militarisation, on célèbre la parité au sein de gouvernements qui s’attaquent aux droits des femmes, on gobe les discours sur l’inclusion au sein des conseils d’administration d’entreprises qui perpétuent des iniquités salariales grotesques entre leurs employés.
En soi, ces «avancées» ne sont pas un problème. Si elles permettent à quelques personnes d’avoir accès à un niveau de vie qui n’était pas possible historiquement pour leur communauté d’origine, tant mieux. Peut-être que, dans quelques cas, l’inclusion de certains groupes sous-représentés peut permettre de faire entendre des perspectives différentes, et d’améliorer les pratiques. Mais dans bien des situations, on n’a affaire qu’à un capitalisme repeint aux couleurs de l’arc-en-ciel, ni meilleur ni pire que sa version monochrome originale. Certaines personnes racisées, parmi celles qui ont le plus de privilèges, ont de nos jours l’occasion de se joindre à un projet social qui continuera de laisser la plupart des leurs derrière. Si on savait mieux distinguer et analyser race et classe, on saurait aussi qu’il est absurde de souligner le «succès» traditionnel de quelques personnalités publiques pour nier l’existence continue du racisme systémique qui, ici comme partout, affecte avec encore plus de virulence les plus vulnérables d’entre nous.
L’ascension d’un tel ou d’une telle à des rôles symboliques ne met pas fin au harcèlement et à la brutalité policières envers les jeunes des réserves et des quartiers populaires. Elle ne diminue pas les chances des parents immigrants et autochtones d’être injustement traqués par la DPJ, elle ne donne pas aux demandeurs d’asile l’accès à un logement décent. Elle n’empêchera pas l’aide juridique d’inciter des jeunes innocents à plaider coupables pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, et ne diminuera pas la longueur de leur peine. Elle ne sortira pas les mères monoparentales de la pauvreté chronique ni ne rendra l’éducation publique plus à l’image des différentes réalités sociales du Québec. Elle ne diminuera pas la discrimination à l’emploi, ni le manque d’espaces verts ou le trop-plein de pollution dans les communautés où les journalistes ne se rendent pas, si ce n’est que pour parler de violence. Elle n’enrayera pas les déportations, les dépressions, les vies écourtées, les écosystèmes ébranlés, les langues perdues, les rêves brisés. Ces personnalités «modèles» peuvent toutefois permettre à certaines personnes de s’imaginer plus hautes et plus fortes que ce qu’elles croyaient, et d’ouvrir leurs horizons. Mais sans transformation profonde, le saupoudrage de représentation ne permet que de nourrir des illusions d’égalité dans un monde où le confort des uns nécessite la déshumanisation des autres.
Souvent, la gauche québécoise se plaît à caricaturer l’antiracisme en le réduisant à son expression la plus libérale. Même la gauche qui souhaite sincèrement être solidaire du mouvement antiraciste tente de comprendre ses activités à travers le prisme de la «politique de reconnaissance»; on crée une fausse dichotomie entre la vraie gauche et ses revendications sociales, politiques et économiques, et la nouvelle gauche et ses revendications identitaires – c’est-à-dire symboliques, morales, abstraites et particulières.
Ces analyses ne semblent plausibles que si l’on oublie qu’il existe des traditions politiques et philosophiques hors de l’Europe et de l’Amérique du Nord européenne, et que ces traditions nourrissent l’antiracisme. Si on connaissait les générations d’intellectuels haïtiens qui ont dénoncé – à un prix lourd – l’impérialisme d’un Occident qui s’imagine non seulement seul maître du monde, mais aussi des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, on ne se surprendrait pas de l’énergie mise dans la dénonciation des mythologies idéalistes sous lesquelles on a enseveli l’histoire du Québec et du Canada. Si on prenait au sérieux l’héritage des penseurs de la décolonialité au Sud, on ne s’étonnerait pas des liens de solidarité qui se tissent entre les personnes racisées issues de l’immigration et les populations autochtones d’ici. Si on traitait les perspectives autochtones non pas comme du folklore, mais comme de la théorie politique, peut-être chercherait-on les réponses aux maux des inégalités sociales et de la crise environnementale ailleurs que chez les Scandinaves. Peut-être comprendrait-on qu’il n’y a pas d’antiracisme autochtone sans revalorisation d’un rapport profondément non capitaliste au territoire ni décentrement de l’importance de l’humanité par rapport aux autres formes de vie. Peut-être pourrait-on voir qu’il ne peut y avoir d’antiracisme chez les peuples issus de l’esclavage sans une critique fondamentale de la marchandisation de la vie humaine. Peut-être envisagerait-on même que les personnes qui ne sont pas blanches sont aussi capables de porter des idées et des réflexions qui s’ancrent dans le particulier pour porter un éclairage sur l’universel. Peut-être ces idées constitueraient-elles même un apport important à nos grands questionnements de société…
Le Speak White de Michèle Lalonde mentionnait les autres pour mieux parler de soi. Bien des figures de la gauche de cette époque s’intéressaient aux mouvements décoloniaux afin d’y piger des arguments pour leur propre projet politique. On savourait les grands critiques de l’impérialisme pour dénoncer les Américains, les Britanniques, les Canadiens. Il serait grand temps aujourd’hui de reprendre cet échange d’idées, en actualisant les sources, en s’intéressant aux contributeurs d’ici, et sans écarter cette fois la question de l’Amérique française comme projet politique, historiquement et maintenant. Surtout, il serait grand temps que cet échange se fasse dans le respect et l’écoute sincère de perspectives qui ne s’ancrent pas uniquement dans les cadres idéologiques eurocentrés – aussi déstabilisant cela peut-il être.
Cette déstabilisation me paraît être une condition sine qua non d’un dialogue social qui n’envisage pas la «diversité» comme un truc bien vu à la mode, mais comme une véritable rencontre de perspectives, de valeurs, de cultures et d’aspirations. Le mythe de la naïveté et de l’innocence tue ce dialogue dans l’œuf. La réduction de l’antiracisme à de «l’identitaire» empêche tout autant l’égalité dialectique. Si on se libère de ces préconceptions, la possibilité de se sortir des crises actuelles et de vivre dans le respect de chacun et du territoire peut enfin, avec un peu de chance, être entrevue.