À l'occasion de la fin des audiences de la Commission sur l'avenir de l'agriculture au Québec et de la publication cette semaine aux Éditions Écosociété de Porcheries! La porciculture intempestive au Québec, un ouvrage de chercheurs de l'UQAM qui dénonce l'impact négatif de l'industrie porcine sur l'économie, l'environnement, les communautés rurales et le patrimoine culturel québécois, nous publions aujourd'hui et demain deux textes de l'auteur de Bacon le film (2001) qui présente sa propre analyse de l'évolution du dossier, six ans après la parution du film-choc.
Le chef du gouvernement lors du Sommet agroalimentaire de Saint-Hyacinthe en 1998 jusqu'à son rôle de passeur de sapin pour le compte d'Olymel en 2007, Lucien Bouchard est en voie de devenir une sorte de mascotte de l'industrie porcine, un partenaire officiel de la faim du monde... des affaires. À tout le moins, on peut dire qu'il nous accompagne fidèlement, tel un prophète de malheur, au fil du drame qui a pour théâtre bien réel les campagnes du Québec.
Ground Zero
Juste avant la courbe du millénaire, Lucien et les dinosaures promettaient de faire doubler la production de porcs usinés, convenant au passage, en modernes, qu'il fallait «assouplir certaines règles pour y arriver». Ils s'étaient formellement engagés à «voir grand». Ça, ça voulait dire casser le cou du ministère de l'Environnement, faire taire ses fonctionnaires les plus progressistes et finir de vider ses lois de leur substance coercitive. À ce chapitre, le chemin parcouru est exemplaire. Voir grand. De l'américain Think Big. Idée chère à Elvis Gratton.
Avec le recul, en toute logique, on peut imaginer que Lucien Bouchard était à la veille de réinventer la lucidité. On peut imaginer qu'il était à la veille de s'emparer du sens même de l'un des plus précieux synonymes de «lumière» de la langue française.
(À ce propos, je suggère qu'on se garde une petite gêne et qu'on parle de ces apologistes d'une nouvelle optique darwinienne comme de «néolucides». En tout respect pour notre langue. Faut pas charrier! Je trouve qu'il fait passablement noir dans l'esprit de ces dinosaures; à l'heure où la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture) prédit la fin de la pêche commerciale sur Terre vers 2050, à l'heure où l'astrophysicien Hubert Reeves envisage une 6e extinction de l'espèce humaine, cette obstination des élites économiques à véhiculer l'idée que l'humanité-turbo pourrait encore accélérer la moisson s'apparente à une rhétorique suicidaire, à une pensée plus obscurantiste que lumineuse. Parlons donc de néolucides.)
Les dinosaures gardiens de la tradition
Toujours est-il que, dans le milieu de l'agriculture industrielle, en Iowa comme au Québec, on ne voit plus que grand. Pour ce faire, l'Union des producteurs agricoles (UPA) élit et réélit un président depuis 14 ans (!) qui est lui-même propriétaire d'usines de porcs. Cet homme et sa suite, membres en règle du club des dinosaures optimistes, ont pris le contrôle de l'organisation et font maintenant ombrage à toute la profession agricole. Sous le couvert du fier mouvement syndical, sous le couvert du noble métier de paysan, ces dinosaures prétendent défendre l'avenir et la tradition des agriculteurs du Québec. Année après année, au congrès de l'UPA à Québec, ils parviennent à vendre l'idée aux paysans qu'ils défendent l'intérêt du plus grand nombre, plutôt que celui des industriels et des oligarques de la shop à viande.
Or, comme le montre éloquemment l'ouvrage de Denise Proulx et d'un groupe de chercheurs de la Chaire d'éducation relative à l'environnement du Canada (UQAM ), ce n'est pas seulement l'avenir de l'agriculture québécoise qui est maintenant sérieusement hypothéqué par le régime agricole dont Lulu et les dinosaures se sont faits chantres, «c'est l'avenir de notre pays, de notre patrimoine et notre identité profonde qui sont menacés».
À cet égard, le travail des universitaires nous éclaire avec une nouvelle série de faits accablants qui font de nouveau la preuve que le modèle des usines de porcs dévore nos campagnes et ses gens. On a notamment découvert des concentrations significatives de 12 à 16 pesticides différents dans les rivières qui ont le malheur de sillonner les zones d'usines d'élevage. Méchant gâchis pour un pays qui est censé être une mine inépuisable d'or bleu, dont la générosité des nappes phréatiques fait l'envie de la plupart des pays du monde.
Santé attaquée
Aussi, une équipe de l'Université de l'Iowa, qui s'est penchée sur l'impact des odeurs sur la santé des enfants vivant à proximité des fermes porcines de plus de 100 bêtes (notez bien, au Québec, on parle maintenant de cheptels presque 100 fois plus grands!) a découvert que les enfants présentent des incidences d'asthme trois fois supérieures au niveau national des États-Unis. Les femmes enceintes vivant à proximité des fermes porcines industrielles, elles, donneraient naissance à des enfants prématurés 2,17 fois plus souvent que la moyenne nationale.
Même les travailleurs d'usine sont désormais touchés... Selon une étude menée au Québec par les directions régionales de santé publique, les travailleurs d'usines d'élevage de porcs se minent les poumons et le système respiratoires dans ces bâtiments concentrationnaires où l'air est funestement saturé de particules de fumier, de poussières de médicaments, de moulées, d'hormones et le reste. Ça vous rappelle les mines?
Pourquoi ce gâchis? Pour l'emploi? Non. On le sait, ça aussi. La tendance n'est pas exactement à l'emploi dans la shop à viande. En fait, 98 % des porcheries du Québec fonctionnent sur un mode industriel (ce qui signifie qu'elles emploient des machines américaines couplées d'outils informatiques japonais plutôt que des travailleurs québécois). Actuellement, l'usine d'élevage type emploie un travailleur et parfois un travailleur et demi. Et on travaille à l'éliminer.
À l'ère d'un Québec agricole qui n'a pas encore choisi le virage vers les produits de créneaux transformés et valorisés, vers les appellations contrôlées, vers les produits agricoles de haute qualité, vers les produits artisanaux, vers les espèces patrimoniales, vers le biologique, l'ambiance est assez morose dans le secteur. Le 31 janvier 2007, la radio de la SRC diffusait un reportage où l'on apprenait que les deux tiers des producteurs porcins du Québec avaient traversé un épisode de détresse psychologique dans les dernières années! Pas étonnant lorsqu'on sait que les producteurs de porcs d'usine sont endettés jusqu'au cou, finançant les banques, la Société générale de financement, les manufacturiers de machinerie lourde, les compagnies de béton et les comptes suisses des compagnies agrochimiques. Cela à même leur santé, leur équilibre, leurs familles.
Plus ça va, plus les autres agriculteurs réalisent que les quelques intégrateurs du porc sont une plaie, un boulet pour le monde agricole. Mais jusqu'à maintenant, «ces autres» que je me permets d'appeler la majorité des paysans du Québec, ne sont pas parvenus à faire entendre leur dissidence en dehors de l'UPA. Défier la machine industrielle et l'UPA des dinosaures, à en croire quelques producteurs qui ont eu le culot de le faire, ce n'est pas de la tarte.
Les néocurés
L'industrie porcine traverse crise sur crise depuis 25 ans. Or il faut absolument savoir que chaque fois, ce sont tous les Québécois qui payent pour maintenir le rafiot à flot... jusqu'à la prochaine avarie. Sans assurances (de l'État) ni assistance (gouvernementale), c'est le naufrage immédiat. Olymel n'est qu'une station du chemin de croix. L'industrie porcine est un Titanic financier. Une aberration économique fondée sur l'appui inacceptable de notre ministère de l'Agriculture à un lobby corporatif puissant qui nourrit de moins en moins les Québécois et de plus en plus les marchés internationaux (le Japon, les États-Unis, la Russie, etc.). Sans compter le fait qu'il faudra que tous les Québécois assument financièrement les impacts négatifs de cette production sur nos économies régionales, notre santé et nos écosystèmes.
Qu'à cela ne tienne! L'élite agricole, celle qui dirige l'industrie et qui ne met pas souvent le gros orteil dans ces bâtiments, en redemande. «Il faut augmenter la productivité, la rentabilité...» On note dans l'ouvrage de Denise Proulx «qu'il est remarquable que la quasi-totalité des professionnels et experts agricoles -- largement soutenus par une partie importante des milieux de la recherche agronomique et agroéconomique universitaire -- appuie majoritairement une agriculture productiviste et industrielle...».
Malheureusement, les chercheurs universitaires n'osent pas parler, eux non plus. L'industrie a ses antennes partout, à commencer par les portefeuilles de plusieurs départements universitaires du Québec et du Canada. En fait, la situation est très semblable à celle de l'industrie forestière sur ce point, et tout aussi discutable sur le plan de l'éthique.
De l'idéologie à l'entêtement
Aux questions des journalistes sur le récent fiasco d'Olymel, Lulu et les dinosaures répondent obstinément en évoquant, presque lyriques, des multinationales québécoises plus compétitives sur les marchés internationaux. En néolucides, ces gens sont convaincus que l'idéal national des Québécois consiste à jouer à tag barbecue dans le grand concert des lardons. Ils rêvent d'usines plus productives. Ils rêvent de rendements accrus et de performance, de croissances ininterrompues et de complexes industriels.
Lulu et les dinosaures me font penser à Ford qui s'obstine à mettre sur le marché des camions énergivores de 3 tonnes. On apprenait dernièrement que le géant imperturbable avait fait une perte nette de 13 milliards de dollars américains en 2006. Les actionnaires de Ford n'arrivent tout simplement pas à déchiffrer leur époque.
Je suis né au Québec, dans les grandes années de la Révolution tranquille. Avec l'éducation que j'ai reçue, de la petite école à l'université; avec l'étude de la pensée des grands humanistes des Lumières à Sartre, de Gandhi à Gro Bruntland; avec l'héritage des fondateurs de la social-démocratie québécoise; avec le développement des sciences sociales et l'élaboration de la pensée écologique en Occident; il me semble que le propos de Lulu et les dinosaures apparaît littéralement cryptique. Occulte. Et je sais que beaucoup de gens de ma génération se font cette réflexion...
La pensée des wannabe-lucides, d'Alain Dubuc à Lucien Bouchard en passant par Bernard Landry ou Joseph Facal (qui traitent encore les écologistes d'immobilistes par-ci, par-là), érigée en schème philosophique, a plus à voir pour nous, avec le crépuscule d'une civilisation et l'aliénation de ses élites, qu'avec la clairvoyance. Pour nous cette pensée est de l'ordre de l'entêtement. Mais en viendrons-nous à bout?
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