Lettre à François Bugingo

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Il y a des limites, M. Bugingo, à dire n'importe quoi et à mépriser les Québécois!

Cher François Bugingo,
Nous ne nous connaissons pas même si nous écrivons dans le même journal. J’ai lu ce matin votre Lettre ouverte à Pauline Marois, où vous vous prononcez sur la Charte des valeurs tout en prétendant ne pas le faire. En fait, vous n’hésitez pas à laisser flotter les pires soupçons à propos de ceux qui la soutiennent, ce dont je me désole. Je recenserai donc certaines de vos affirmations dans votre Lettre à Pauline Marois pour vous inviter à quelques nuances.
Vous parlez du discours de certains partisans de la Charte sans les nommer, ce qui relève, je n’en doute pas, de la courtoisie la plus honorable. On nomme les idées, pas les personnes. Très bien. Mais quand même. Ces partisans, vous les accusez de flirter avec un nationalisme qui sent mauvais les années 1930 et 1940. Je vous cite : «ils ne vous diront pas que leur discours d’un nationalisme de rejet n’a rien de neuf et porte les mêmes senteurs nauséabondes des décennies 30 et 40 dramatiques. Vous ne me croyez pas? Demandez donc à mon amie Lise Ravary de vous passer ce livre qu’elle m’a fait lire sur les discours des années 30 où vous réaliserez que l’on reprend les mêmes phrasées en remplaçant juste le « juif » par l’arabe, le musulman ou l’islamiste (le lien entre les trois est entendu de toutes les manières)». Autrement dit, il y a dans le nationalisme québécois quelque chose, en ce moment, qui hérite du nazisme, ou à tout le moins, d’un climat idéologique où le nazisme était considéré positivement. Je peine à comprendre ce dont vous parlez? En quoi les années 30 et 40 (celles de la montée du nazisme, de la guerre mondiale et de l’extermination des juifs) sont-elles de retour d’une manière ou d’une autre? Croyez-vous vraiment qu’un sort semblable à celui des juifs guette aujourd’hui les musulmans?
De quoi parlez-vous en fait? Entre le souverainisme contemporain (ou du moins certaines de ses tendances pro-chartes et le nationalisme malodorant et génocidaire auquel vous faites allusion, quels sont les liens ? Les points de comparaison ? En quoi l’un laisse-t-il deviner l’autre? Et sachant qu’on ne parle jamais des années 1930-40 sans laisser entendre d’une manière ou de l’autre que viendront de violentes entreprises de persécution massive des minorités, je vous demanderais qui risque de s’en rendre coupable au Québec ? Je devine votre réponse : vous ne vouliez pas vraiment dire cela. Mais vous l’avez quand même laissé entendre. J’aimerais vous dire que ce n’est jamais une bonne idée de nazifier à tort et à travers ses adversaires. J’insiste : on discute des arguments mais on résiste à la tentation de la nazification systématique. Et on évite les comparaisons assassines qui rabattent toujours nos contradicteurs sur les pires horreurs du dernier siècle. Car d’un coup, on assimile celui qu’on critique au diable. Et on se grandit par effet de contraste. Il va falloir un jour cesser de faire semblant que nous sommes toujours au seuil d’une grande reprise de la deuxième guerre mondiale. Une chose aussi : on essaie de ne pas dire de nos adversaires qu’ils puent, comme vous le suggérez, quand vous parlez de «senteurs nauséabondes», un thème par ailleurs éculé pour disqualifier ses adversaires. Dire de quelqu’un qu’il pue, c’est une insulte de cours d’école.
Vous dites ensuite : «On vous présentera « à Rome come les Romains » comme sagesse d’un vivre ensemble constructif. Méfiez-vous des uniformes et de la consanguinité, tous les scientifiques vous diront que la différence enrichit, stimule et fait progresser. Et si on passe notre temps à dénoncer l’obscurantisme taliban ou le conservatisme saoudien, on ne s’honore pas à le combattre par une imitation renversée». Allons-y en ordre : à Rome comme les Romains veut seulement dire que c’est la responsabilité de l’immigrant de s’acclimater culturellement à la société d’accueil et non à cette dernière de transformer sa culture et ses institutions au nom de son «droit à la différence». Le multiculturalisme dit le contraire. Et souhaiter une culture de convergence, pour reprendre la belle formule de Fernand Dumont, ce n’est pas souhaiter la consanguinité – n’est-ce pas d’ailleurs le souhait le plus sincère d’un grand nombre de nationalistes : que ceux qui viennent d’ailleurs s’intègrent à la culture québécoise ? Évidemment, cette culture évolue dans le temps et ceux qui s’y joignent la transforment. On ne peut la réduire pour autant à un seul flux perpétuel sans consistance. Elle a des repères et la vocation de l’immigrant est de se les approprier, comme vous le suggérez à la fin de votre texte en évoquant Vigneault, Deschamps et compagnie. Ce à quoi tiennent la plupart des défenseurs de la Charte des valeurs, c’est à ce monde commun, qui permet ensuite d’abriter la «diversité».
Je poursuis : vous qui êtes un homme remarquablement cultivé et informé des choses internationales, vous comparez vraiment une meilleure intégration culturelle des immigrants dans le cadre de la société libérale à «l’obscurantisme taliban» ou au «conservatisme saoudien» ? Où trouve-t-on ici l’équivalent, ou même l’ombre de l’équivalence de l’écrasement des femmes, de la lapidation, des mains tranchées ou autres marques distinctives des deux références que vous nous proposez? N’était-ce pas plutôt, de votre part, une simple pointe polémique, un peu grossière, faite pour faire de l’effet ? Mais si tel est le cas, ce que je devine, ne croyez-vous pas qu’une telle provocation n’aide en rien le débat, qu’elle le radicalise à outrance et inutilement? Ou peut-être n’était-ce qu’une manière de «renvoyer dos à dos» deux positions que vous n’appréciez pas ? Mais sachez, cher François, qu’aussi critiquable que puisse être la Charte des valeurs du gouvernement Marois, elle n’a rien à voir, même de manière inversée, même de manière nuancée, même de manière subtile, avec les deux références archaïques que vous nous proposez. La Charte des valeurs n’est pas une «imitation renversée» du talibanisme.
«La différence est une richesse», dites-vous? C’est le genre de cliché dont un homme de votre qualité devrait se garder. Certaines différences sont des richesses, d’autres non. Pour y aller d’un exemple facile, la burqa n’est pas une richesse. Le préjugé favorable à l’endroit de la différence est aussi insensé que le préjugé défavorable. Être «différent» en soi, cela ne veut rien dire. On est différent par rapport à quelque chose. Et la différence en question a un contenu qu’on peut apprécier ou non. Reformulons : la différence peut être une richesse comme elle peut être un problème, il s’agit simplement de savoir de quelle différence on parle. Il faut alors exercer son jugement, faire des nuances, prendre la peine de savoir de quoi on parle plutôt que de se réfugier dans la Tolérance à majuscule, d’autant qu’elle est souvent autoproclamée, et ne s’accompagne pas souvent de la tolérance des idées contraires, hélas. Même chose pour «l’Autre» à qui il faudrait s’ouvrir. Mais peut-on savoir de quel «Autre» il s’agit, et de combien d’autres il s’agit? Ces questions qui vous sembleront triviales, je vous inviterais néanmoins à les prendre au sérieux. Parce que sinon, j’ai la fâcheuse impression qu’on réduit la question de l’intégration à quelques slogans moralisateurs et qu’on distingue ensuite entre les bons qui s’en réclament et les méchants qui doutent trop fort.
Vous invitez aussi Pauline Marois à se méfier des références à la majorité. «La majorité justement tiens; on vous dira qu’il ne faut pas lésiner, qu’il faut foncer si la majorité des Québécois soutient la charte. Méfiez-vous des majorités Madame la Première ministre, l’histoire nous a appris qu’elles ont souvent mené à l’infamie. Et après tout, la démocratie n’est-elle pas aussi la défense des minorités?» Se méfier des majorités ? Peut-être. La majorité n’a pas toujours raison (soit dit en passant, il faudrait savoir de quelle majorité on parle). Mais elle n’a pas toujours tort non plus. À quoi servent les élections s’il faut congédier ou neutraliser le principe majoritaire? Et qui décidera pour les grandes orientations collectives si on peut se passer de leur consentement? Les élites éclairées ? Mais elles n’ont pas toutes les mêmes lumières (et elles ne sont pas toujours éclairées). Qui doit donc décider? Je suis indépendantiste, cher François. Je le suis vraiment. Je le suis passionnément. Je crois que la majorité des Québécois a profondément tort de ne pas vouloir l’indépendance maintenant. Mais j’essaie de les convaincre des vertus de la souveraineté et je ne ferai pas l’indépendance sans avoir l’appui d’une majorité d’entre eux. À moins que je ne puisse désormais faire l’indépendance en me passant de la majorité parce qu’il faut s’en méfier? Si oui, avertissez-moi.
Et sinon, qui fixe les orientations de la société auxquelles il faudrait inévitablement se plier et à quels dogmes faut-il prêter sa foi pour avoir le droit de gouverner une société ? Étrange démocratie dans laquelle nous vivons, qui disqualifie peu à peu le principe majoritaire, plutôt que d’en dégager une formulation satisfaisante. Un jour, nous en viendrons peut-être à nous passer des élections. Et certains applaudiront. Cette méfiance de principe envers les majorités ne masque-t-elle pas la tentation d’une forme inédite d’autoritarisme qui souhaite se passer du consentement populaire, qu’il s’agisse d’imposer au peuple certaines choses ou qu’il s’agisse de les lui refuser. Je ne dis évidemment pas que la souveraineté populaire ne doit pas connaître de limites. Loin de là. Notre démocratie est libérale. Elle limite le domaine public et évite l’écrasement de l’individu par le collectif. Mais à force de rétrécir le domaine du collectif, de le neutraliser, de le vider de tout contenu, n’est-ce pas la démocratie qui écope? À quoi sert-elle si chaque fois qu’elle s’affirme, on voit se déployer la «tyrannie de la majorité»? N’abuse-t-on pas des références à la «tyrannie de la majorité»?
Je ne reviens pas sur le reste, mais il y aurait encore à redire. Sur votre conception de l’histoire de France par exemple. J’aimerais résumer néanmoins ma pensée ainsi. En gros, nous ne revivons pas les années 30, François Bugingo. Il n’y a pas de menace crypto-nazi au Québec. Inversement, les adversaires de la Charte des valeurs ne sont pas les héroïques héritiers des combats pour les droits humains. Leur point de vue est légitime, certainement. Mais il ne représente pas la seule interprétation possible des principes de la démocratie libérale. De même, la laïcité à la Pauline Marois n’est pas le double inversé du fondamentalisme taliban. On peut la trouver excessive. On ne peut pas sérieusement y voir un talibanisme laïc. Il y a des limites à renvoyer dos à dos deux réalités qui n’ont rien à voir pour poser au centriste modéré au-delà des querelles des uns et des autres. La majorité n’a pas toujours raison, certainement, mais elle n’a pas toujours tort non plus, et dans la mesure où on ne se l’imagine pas comme une masse intolérante et brutale, on ne peut faire sans elle pour peu qu’on reconnaisse encore la légitimité de la souveraineté populaire et de la démocratie. Vous êtes contre le Charte? C’est très bien. C’est votre droit le plus fondamental. Mais vous vous désolez que ce débat ait mal viré. N’avez-vous pas eu l’impression, aujourd’hui, de jouer au pompier pyromane ?


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