L'Académie des lettres du Québec honore Pierre Vadeboncoeur

Le sauveur de l'esprit

Livres - 2008



En 1946, Borduas disait de l'art vivant qu'il est «une invention totalement neuve dans sa forme sensible, donc dans la matière qu'elle apporte à l'intelligence». C'est à cette enseigne familière que j'aimerais parler de votre oeuvre en évoquant ce qu'elle apporte à l'intelligence, ce qu'elle apporte aussi à la compréhension même de l'intelligence.
On aura compris que, chez vous, cette intelligence n'est surtout pas raison raisonnante; la raison est seconde, après l'intuition, après l'emportement du coeur que l'art a toujours si bien alimenté dans vos essais.
La place privilégiée faite à l'art dans vos écrits remonte au moins à votre texte de 1947 sur les dessins de votre ami Gabriel Filion. Et si Borduas a apporté «la minute de vérité de notre histoire», c'est parce que pour lui et pour vous l'art «est un acte vrai», qu'il est fait «d'actes spirituels absolument vrais et n'ayant pas d'intérêts à ne pas l'être». L'art est «dignité absolue» avez-vous écrit dans Les Deux royaumes.
Dans votre pensée, c'est l'intuition créatrice plus que la seule raison qui est à la source non d'une attitude de refus global, mais du choix toujours renouvelé d'une ligne du risque. C'est ce parti pris pour le risque, pour l'essai qui s'esquisse en s'essayant et qui cherche «toujours sa vérité prochaine» qui vous a fait voir le parti net à prendre, qui vous a fait voir comment une cité libre devait être libre, autrement. C'est ce sens pascalien du pari qui vous a fait comprendre, qui nous fait comprendre les changements qui s'opèrent vers 1960. Vous l'avez écrit: «Nous nous sommes mis à être libres et créateurs, comme cela s'était passé pour la peinture.»
Déjà, l'inconnu ne vous faisait pas peur et une autre méthode rendait possible «un saut subit dans l'inconnu». Borduas, Parti pris, RIN, MLF: même combat, même emportement dans le geste, dans l'action. «Comme cela s'était passé pour la peinture... » Y a-t-il vraiment eu deux royaumes?
Indépendances
L'oeuvre de l'écrivain finit très tôt par lui échapper; le lecteur en fait un puits inépuisable. C'est l'historien qui prend ici le risque de comprendre votre apport à l'intelligence, mieux à l'esprit. L'art est vrai parce que fait «d'actes spirituels», avez-vous écrit. Vous faites commencer «notre histoire spirituelle» avec Borduas, par un combattant radical plutôt que par Saint-Denys Garneau, un combattant apparemment vaincu.
Les histoires ne commencent pas toujours par des victoires, nous en savons quelque chose. Je prends le risque de vous inscrire dans une tradition intellectuelle qui a porté à incandescence un combat pour l'esprit, un combat mené aussi par Saint-Denys Garneau, par Robert Charbonneau, par Borduas, par Ernest Gagnon, par Jean Le Moyne, par Maurice Blain. Comme vous, chacun avait pris «un départ indépendant».
Ce combat pour l'esprit -- au sens où Mounier l'entendait -- fut la forme de laïcité la plus profonde du Canada français et du Québec des années 1950 et 1960. Une laïcité qui, chez certains, a justement pu sauver le spirituel et le sacré quand l'Église institutionnelle les avait presque perdus de vue dans des ambitions de pouvoir. Ces compagnons de route avaient risqué, comme Borduas, de «s'en remettre à l'esprit», à «la verticalité».
De ce point de vue, aujourd'hui est-il, pour vous, si différent d'hier? Cet aujourd'hui où, dans La Clef de voûte (Bellarmin, Montréal, 2008), une méditation encore cartésienne vous fait découvrir et approfondir ce lien «avec un être personnel que je ne nomme pourtant pas mais qui habite je ne sais comment ma conscience d'une manière aussi constante que l'est celle-ci même».
Le temps de l'esprit
Vous avez rapidement vu que l'esprit du temps changeait, que le temps de l'esprit partait à vau-l'eau. «Tout achevait de se déspiritualiser», observiez-vous. L'appel de l'âme n'existait plus, l'espace spirituel était aboli, l'intérieur était déserté pour l'extérieur. Face à cette «civilisation spirituellement délabrée», vous vous êtes écarté, comme Descartes, du «sentiment reçu». «On cherche l'esprit», déplorez-vous, «et on ne trouve plus la justification de l'esprit.»
Et si, au-delà de la nostalgie ou d'un possible dépit, vous aviez plutôt repris du service critique, optant pour l'art et sauvant par conséquent l'esprit? Et si, après avoir fait dans les années 1950 la critique de votre époque, vous vous étiez attaqué à un nouveau temps? À un changement de code spirituel et culturel dont on tarde déjà trop à voir les tenants et aboutissants. Après la critique de «l'irréalisme de notre culture», de son idéalisme, la critique plus soutenue et le refus de la culture matérialiste?
Votre regard s'est aussi posé sur le régime de temporalité de ces temps nouveaux. Vous avez la mémoire longue. Vous avez reconnu: «J'ai tout amené avec moi [...] quelle qu'ait été mon illusion là-dessus dans certaines phases de mon évolution, quand je croyais, en faisant mien un mot de Borduas, être quitte envers le passé.» Vous ne soupçonniez pas alors «le pouvoir destructeur sans comparaison qui s'exerçait concurremment». Vous avez vu «la lézarde» dans le temps, vous avez vu l'oubli s'installer: «La rupture avec le passé allait se répercuter d'une autre façon: non plus par rapport au passé mais dans le présent même. Les choses, ne tenant plus les unes aux autres par un lien de culture, allaient manquer de consistance, d'attaches et de continuité entre elles, dans le même temps cette fois.»
On remplaça «le culturel [qui] avait été le ciment des choses humaines» par le fonctionnel, deux mots, qui pour vous, «déchirent l'histoire contemporaine du Québec».
Matrice de la réflexion
Après vous avoir décerné le prix Victor-Barbeau pour l'essai en 2001, l'Académie accueille, chose peu fréquente, un essayiste parmi les lauréats de sa médaille. Elle reconnaît ainsi la place importante de ce genre dans la littérature et la culture du Québec depuis la Guerre.
Or il s'adonne que l'oeuvre de Pierre Vadeboncoeur est depuis cinq décennies la matrice de la réflexion sur la caractérisation et la définition de l'essai. On en prendra comme signe les travaux incontournables de Robert Vigneault, travaux qui portent sur l'écriture même de l'essai et sur la contribution de Pierre Vadeboncoeur au genre.
L'essayiste, qui valorise tant l'intuition du départ et qui maîtrise si bien l'expression analytique du propos, ne pouvait mieux pratiquer le genre et lui donner ses lettres de créance.
***
Yvan Lamonde, Professeur au département de langue et littérature françaises de l'université McGill et membre de l'Académie des lettres du Québec


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