Louis-Georges Harvey, Le printemps de l’Amérique française : américanité,
anticolonialisme et républicanisme, 1805-1837, Boréal, 2005.
Tout naturellement est une question d’insistance, de perspective et… de
mise en marché. Sous le titre attrayant de Le printemps de l’Amérique
française, la relecture du passé québécois que propose Louis-Georges Harvey
découle de sa dissidence par rapport au courant principal de
l’historiographique canadian issu en ligne droite de la vision « libérale »
du vice-roi Durham. Textes à l’appui, l’auteur vise à restituer la
dimension progressiste, agricole, pluraliste, civique, vertueuse et
territoriale de l’idéologie du parti de la majorité bas-canadien. En
résonance avec le titre même de son ouvrage, il oppose plus précisément au
« grand mythe de la douceur de l’hiver colonial » (10), l’effervescence du
discours d’émancipation patriote dont l’anticolonialisme constitue, à son
avis, la souche principale à laquelle se rattachent l’américanisme et le
républicanisme [1]. Rien à voir donc, de prime abord, avec un nationalisme
ethnique – le terme « nation » étant soigneusement censuré au profit de
l’appellation plus neutre de « collectivité » [2] . Un certain flottement
dans la pensée est néanmoins perceptible. Se positionnant face à [la thèse
défendue par Yvan Lamonde->http://www.erudit.org/revue/haf/2005/v59/n1-2/012737ar.html], Harvey cherche à extraire le filon «
nationalitaire » de « la complexité des courants libéraux dans leur
incarnation « radicale » et « réformiste » (27). Ce faisant, Harvey
paradoxalement s’inscrit dans la lignée de ceux qui, à l’instar de Fernand
Ouellet, remettent en question le libéralisme du discours patriote, non pas
toutefois en vue de condamner sa dimension ethnique, qu’il retourne
d’ailleurs dans un mouvement iconoclaste contre Durham lui-même (234)[3] ,
mais en valorisant sa portée civique, républicaine et égalitaire inspirée
par le modèle jacksonien.
Un peu en porte-à-faux quant au titre du livre, la thèse du livre, à mon
avis, porte surtout sur la lutte entre deux conceptions de la politique «
dans le contexte de l’inégalité croissante des richesses et surtout devant
l’influence de l’argent » (28) : d’un côté, on a la conception d’une «
démocratie participative » (18) ou d’un « pouvoir populaire » (21) défendue
par le parti de la majorité cherchant tout au long des années 1820 et 1830
à assurer « le contrôle du peuple sur ses institutions politiques » (168),
ses ressources, son commerce (246) et le budget, puisqu’en dernière analyse
« l’autorité politique devait dépendre du consentement des gouvernés » (11)
[4] ; de l’autre, se regroupent sous l’épithète fourre-tout de «
constitutionnel », « la classe des marchands alliée au pouvoir exécutif »
(56) cherchant à exercer leur « mainmise sur l’appareil gouvernemental »
(18), ainsi que les Bureaucrates et les patriotes recyclés par Westminster
(Debartzch, Bédard, D.-B. et J. Viger, etc).
Loin de nous présenter une vue platement événementielle, la période
couverte par lui présente des temporalités diverses selon la thématique
abordée. Ainsi, en ce qui a trait à l’américanité, une lecture attentive
fait ressortir le retournement qu’a subi ce thème dans le discours
bas-canadien après la guerre anglo-américaine de 1812. Lestée au départ
d’un coefficient négatif, la perception du républicanisme américain bascule
alors du tout au tout, fermente dans les années 1820 et s’épanouit à l’orée
de l’éclatement de ce qu’il faut bien se résoudre à désigner comme la
guerre civile canadienne (1832-1849). Sous un vernis quelque peu idyllique
se trouve ainsi valorisé l’égalitarisme des petits producteurs agricoles
qui, de Jefferson à Jackson, formaient la base la plus solide sur laquelle
s’est étayé le régime républicain « étasunien ». Pas un mot cependant sur
le mouvement antimaçonnique à une rare époque de tripartisme (1828-1836).
Les thèmes qu’il aborde dans la section IV (République) sont révélateurs :
anticatholicisme et émeutes populaires (141-149), réforme du système
scolaire et carcéral, distribution des terres (150-156 + 162), esclavagisme
(156-160), ainsi que prospérité économique et vertus républicaines
(160-168) – on est au cœur ici de sa démonstration.
Bien que Harvey ne s’arrête pas au problème crucial de la « transition
vers le capitalisme commercial » (112), c’est-à-dire en fait à la rivalité
entre Montréal et New York en tant que pivot du commerce maritime
transcontinental [5], il a tendance à opposer de manière tranchée les
intérêts de nos braves « habitans » à ceux des marchands et du club sélect
des entrepreneurs capitalistes. Autre rebondissement ou retour du refoulé :
à la faveur de la scission à l’intérieur du bloc patriote « sans faille »
(22), le discours anti-américain refait surface en 1836 sous la plume du «
transfuge » québécois Étienne Parent, associé cette fois à la précarité de
la culture française et aux visées expansionnistes des Américains
revivifiées par l’annexion du Texas en 1836 par une bande de miliciens
pleins d’audace.
Le thème de l’anticolonialisme reçoit quant à lui un traitement différent.
On se trouve plutôt en présence ici d’une marche progressive. La question
est de savoir si le programme politique des patriotes et « la refonte des
institutions politiques du Bas-Canada par le moyen d’une convention élue
par le peuple » (246) était compatible avec l’idée de responsabilité
ministérielle ou si, pour y parvenir, la cassure avec la monarchie anglaise
constituait un passage obligé. L’auteur oscille entre deux types
concurrents d’explication : une logique du tout ou rien (par quoi le
mouvement d’émancipation de la « collectivité nationale » (16) apparaît
incompatible à l’intérieur du Rule of Law anglais) et une interprétation
plus nuancée où l’accent est mis sur la coexistence d’éléments hétérogènes
(discours à la fois anticolonial et loyaliste). L’affaire mériterait un
aparté sur les fameuses ruses de la parole dans le discours et l’asymétrie
du rapport action/discours. Si on ne fait pas tout ce que l’on dit, on dit
rarement tout ce qu’on fait. À vrai dire, chaque médaille a son revers, et
il semble assez difficile de démêler le passage d’un anticolonialisme
réformiste à son expression la plus radicale des formes concurrentes et
convenues de loyalisme envers la Couronne britannique. Le nœud du problème
en ce qui a trait à l’identité québécoise, c’est que le référent américain
s’intensifie justement en proportion de la « radicalisation du mouvement
patriote » (53), soit après seulement la publication des Résolutions
Russell en avril 1837, alors qu’en Angleterre, au même moment, les
patriotes bas-canadiens jouissaient des faveurs de la presse libérale au
détriment des incendiaires tory accusés d’être des « bloodsucking
leviathans » ! Une analyse plus serrée tendrait à montrer que, loin de
cautionner « l’immobilisme des autorités impériales » (196), la politique
de conciliation préconisée par Londres dès 1828 s’est accélérée même sous
Gosford à la plus grande consternation des tories.
En résumé donc, le titre du livre encapsule parfaitement la thèse de
l’auteur. Sa démonstration est grevée néanmoins par quelques déficiences.
L’opposition entre républicanisme et constitutionnalisme (39-43) dans le
discours patriote me semble trop catégorique. Une analyse plus pointue
montrerait comment, en raison même de la scission à l’intérieur du parti
patriote entre réformistes et modérés (conclusion à laquelle arrivaient à
la fin des années 1820 James Stuart et Jonathan Sewell), les principaux
leaders ont pu jouer sur les deux tableaux [6]. L’analyse bâclée de
l’évolution interne du parlementarisme anglais dans les années 1830 exige
d’autre part d’être reprise à nouveaux frais. L’auteur sous-estime l’esprit
et l’arrière-fond insurrectionnel du Reform Bill de 1832. Avec le retour du
cabinet Melbourne aux commandes, ce sont tous les privilèges de la Couronne
qui sont relégués désormais à un rôle purement décoratif [7]. On a plutôt
l’impression qu’il surfe sur la problématique essentielle quand il traite
de la responsabilité ministérielle (62-64 et 102 entre autres).
Mais le paradoxe peut-être le plus manifeste qui ressort dans le titre de
l’ouvrage porte sur la désignation même de « printemps » que l’auteur croit
discerner et qui débouche sur l’ « été meurtrier » ou l’ « hiver de force »
de la répression militaire suivie de l’établissement d’« un gouvernement
consulaire » (233). En mettant l’accent sur le caractère français du
continent américain dans le titre du livre de Harvey, la pertinence de la
période à l’intérieur de laquelle se déploient ses analyses pourrait
d’autre part être mise à la question. L’étude de la milice « canadienne »,
par exemple, telle qu’elle apparaît dans Eccles ou Macleod [8], démontre
clairement que les idées de jeunesse, de vigueur et de renouvellement
associées habituellement au printemps ne cadrent pas du tout avec la
période couverte par Harvey. Il ne faut peut-être pas se surprendre, dans
ces conditions, que la question du recours aux armes et de la violence ne
soit traitée que de manière incidente dans les chapitres « Révolution » et
« Répression » [9]. Elle me semble pourtant au cœur des représentations du
républicanisme américain. Pour le dire sans détour, la république
québécoise sans les armes, sans services secrets, servie sur un plateau
d’argent, est une belle chimère que nos souverainistes cultivent toujours,
semble-t-il, avec une belle candeur.
NOTES
[1] La « poussée anticoloniale » est le « trait saillant de ce printemps
anticolonial du Québec » (237).
[2] Une perspective différente se trouve au chapitre V de Genèse de la
société québécoise de Fernand Dumont, justement intitulé « La Nation ».
[3] L’ « ethnocentrisme » boutiquier de Durham est fondé sur une vision
antiquaire des Old Charts anglaises comme le montre clairement sa lettre du
8 août 1838 (PAC, 1923). Ce qu’il concède volontiers aux insurgés de 1776,
coupables de haute-trahison, il le récuse aux Canadiens (197).
[4] Cette conception culmine par la victoire éclatante de Papineau aux
élections de 1834 où le parti patriote reçoit, selon le Daily Advertiser de
Chapman, l’appui majoritaire des anglophones. On peut consulter ce journal
radical bas-canadien à la Rare Books Division de McGill.
[5] À contre-courant de tout le tapage autour de la convergence
idéologique des révolutions française et américaine, la thèse magistrale de
Talleyrand (1797) sur les intérêts supérieurs du commerce anglo-américain
garde toute sa fraîcheur (48).
[6] Une bonne partie des analyses de Harvey s’appuie sur L’Écho du Pays,
un journal constitutionnel préconisant la formation militaire des paysans
de la vallée du Richelieu en cas d’attaque américaine !
[7]Voir « La voie anglaise », dans Marcel Gauchet, La Révolution des
pouvoirs. La souveraineté, le peuple et la représentation, 1789-1799, 1995,
p. 259-266. La pierre angulaire de l’argumentation tory se trouvait du même
coupe mise hors jeu.
[8] W. J. Eccles, The French in North America, 1500-1783, 1998. Peter D.
Macleod, Northern Armageddon : the Battles of the Plains of Abraham, 2008.
[9] Ces chapitres sont, à mon avis, les moins convaincants. L’auteur tombe
dans le même panneau que Bernard et Laporte dans l’évaluation du phénomène
de « polarisation exceptionnelle » par quoi est reconduite la fable « d’une
intervention conjointe du gouvernement civil et de l’armée ». Cf.,
Assemblées publiques, résolutions et déclarations de 1837-1838, p. 15,
ainsi que Habits rouges et Patriotes, 1997, p. 7. Ce que la lecture du
Montreal Herald révèle est une répression militaire planifiée de longue
date doublée d’une mise en demeure de l’élite tory montréalais (« la
minorité de la minorité », comme les désignent les libéraux du Morning
Courier) au Parlement impérial en vue de renverser la constitution,
criminaliser tous les députés patriotes (surtout et y compris les plus
modérés) et casser la prédominance de l’exécré Parlement de Québec dans le
développement de toutes les colonies britanniques d’Amérique du Nord – on a
ici le germe des institutions fédérales canadiennes.
François Deschamps
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --
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