Le philosophe Normand Baillargeon est un des auteurs dont j'ai le plus souvent parlé depuis que je tiens cette chronique. Pourtant, nos profils idéologiques sont plutôt contrastés. Il est athée alors que je me réclame du catholicisme; sa gauche est libertaire et la mienne est social-démocrate; à son cosmopolitisme qui souhaite le dépassement de l'État-nation, j'oppose un nationalisme ouvert sur le monde; son opposition radicale à la réforme de l'école québécoise, enfin, ne trouve pas d'écho en moi, qui suis plutôt nuancé sur cette question.
Baillargeon, on l'aura compris, m'est souvent un adversaire idéologique. Dans le plus récent numéro de la revue À bâbord! (octobre-novembre 2009), consacré au projet d'indépendance du Québec, il affirme que, pour lui, l'indépendance d'une nation est «une valeur politique instrumentale ou seconde et non première ou fondamentale». Aussi, dans la logique du parti Québec solidaire, il lie son appui à cette cause à un projet social précis, de gauche, bien sûr. Il affirme même que, entre deux référendums, il «ne pense guère à la question nationale». Pour moi, cette position est intenable. L'indépendance étant la condition de la liberté, je ne vois pas qu'on puisse en faire une valeur politique seconde. Il faut être libre pour pouvoir choisir le projet de société qui nous convient, comme le rappelle Andrée Ferretti dans la même revue. La dépendance, en ce sens, est toujours un empêchement premier. Et cette liberté, ensuite, ne peut être «essentialisée» une fois pour toutes. Une nation libre n'est jamais définitivement de gauche ou de droite, sinon elle ne serait pas libre. Aussi, cette idée d'un appui à l'indépendance conditionnel à un projet de société précis, autre que le cadre démocratique, n'a pas d'allure.
Les désaccords que j'entretiens avec Normand Baillargeon ne m'empêchent toutefois pas de le considérer comme un interlocuteur de première classe. J'aime, chez lui, son souci de la vulgarisation philosophique, son attachement à la pensée critique et son sens de l'engagement social. Baillargeon a des convictions politiques particulières, mais il reste un pédagogue hors pair, même quand il discute avec ses adversaires. Il prend position clairement, souvent radicalement, mais jamais au détriment de l'esprit de la conversation démocratique.
Publié dans la collection «Quand la philo fait pop!» des PUL, Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique regroupe de courts textes déjà parus dans diverses revues d'idées et dont l'intention est de «faire connaître et apprécier la philosophie». On y retrouve le penseur rationaliste, anarchiste et athée, de même que le pédagogue toujours soucieux d'avancer des arguments précis qu'il soumet à la discussion. Cet ouvrage est d'abord un plaidoyer en faveur de la pensée critique, cet idéal qui «suppose l'habileté à se faire une opinion par soi-même, à demeurer impartial et à reconnaître ses propres préjugés et à s'en méfier» et qui est «le lieu d'une sorte de tension entre, d'une part, le désir d'apprendre et l'ouverture aux idées nouvelles et d'autre part, la ferme détermination à n'accepter aucune proposition avant de l'avoir soumise à un attentif examen critique».
Le cas du magicien Harry Houdini est un exemple modèle. Quand il perd sa mère en 1913, le spectaculaire prestidigitateur se met à fréquenter des médiums dans le but d'entrer en contact avec la disparue. Le mouvement spiritiste connaît alors un renouveau aux États-Unis. Houdini, qui en connaît un bout sur l'art de leurrer le public, déchante assez vite. En 1920, il se lance dans une carrière de «démystificateur du spiritisme». Ses spectacles exposent aux crédules les ficelles de ce mouvement frauduleux. Il voulait y croire, mais l'usage de sa pensée critique l'aura transformé en un des plus grands sceptiques du XXe siècle.
Exercice concret
Baillargeon, pour qui la philosophie est un exercice concret, applique ensuite ce programme à de grandes et petites questions contemporaines. Il passe ainsi au tamis de la pensée critique les arguments en cause dans les débats sur la peine de mort, la guerre juste, l'avortement, la démocratie et les fondements de l'humour (très bon dialogue fictif entre Socrate, Hobbes et Bergson).
Quand il aborde le débat sur les théodicées, Baillargeon déçoit. On connaît la question: comment un Dieu bon et tout-puissant a-t-il pu créer un monde dans lequel existent le mal et la souffrance? C'est que Dieu, répondent certains, a créé l'homme libre, et par conséquent libre de faire aussi le mal. Mais puisque toutes les souffrances ne sont pas issues de main d'homme, réplique Baillargeon, le problème n'est pas résolu. Il faudrait donc en appeler au mystère, ce à quoi se refuse le rationaliste.
C'est un peu court. Des théologies récentes ont affronté ce problème et proposé une relecture de la toute-puissance de Dieu. «Si Dieu n'est qu'Amour, résume Jacques Duquesne dans Dieu, malgré tout (Stock/Plon, 2005), il ne peut créer un homme tout fait. Lequel ne serait pas libre. Aimer, c'est respecter la liberté de l'autre. [...] Dieu ne pouvait donc que créer l'homme dans un monde inachevé. Puisque, si l'homme vivait dans un monde tout fait, figé, parfait, il ne pourrait tout simplement pas être.» En s'attaquant à des théodicées traditionnelles et dépassées, au lieu de discuter des versions plus récentes, comme celle résumée ici qui s'inspire des thèses théo-évolutionnistes de Teilhard de Chardin, Baillargeon se donne la partie trop facile.
On peut, d'ailleurs, adresser le même reproche à sa critique polémique du renouveau pédagogique, présentée dans le recueil Contre la réforme. La dérive idéologique du système d'éducation québécois. Si, en effet, le constructivisme radical d'un Glaserfeld a pu exercer une certaine influence sur quelques réformistes, il semble franchement abusif de réduire l'esprit de la réforme à ce courant douteux, solidement contesté par Baillargeon. Malheureusement, comme l'écrit souvent ce dernier, rompu aux contraintes journalistiques, «je ne peux entrer dans le détail de son propos».
Essai québécois
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