Pour avoir œuvré dans le domaine des communications et des affaires publiques pendant une vingtaine d’années à des postes de haute direction au sein de grandes entreprises oeuvrant dans divers domaines (pétrole et gaz, aliments et boissons, services financiers), j’ai appris une chose ou deux sur ce que les Américains appellent le « reputation management » et qui n’est en fait que la gestion de l’image de marque quand il s’agit d’un produit, et la gestion de l’image tout court quand il s’agit de dirigeants.
Pour les entreprises, cette image peut constituer soit un élément d’actif si elle est positive, soit un élément de passif si elle est négative. Elle contribue donc à la valeur de l’entreprise dans un sens ou dans l’autre, et peut même peser sur le cours de son titre si elle est cotée en bourse. Ainsi, dans le cas de la pétrolière BP, la déflagration survenue dans le Golfe du Mexique cet été a eu une incidence considérable sur la valeur du titre et de l’entreprise, non pas seulement en raison de sa responsabilité financière pour les dommages causés, mais aussi en raison de l’atteinte à sa réputation.
Si une entreprise est présente sur le marché de la consommation, elle doit être très prudente de ne pas se placer dans une situation où ses magasins ou ses produits risqueraient d’être boycottés, ce qui pourrait se traduire par une très importante chute de ses ventes, de son chiffre d’affaires et de ses profits, et aurait une répercussion immédiate sur sa valeur. C’est pourquoi les entreprises de ce type évitent de s’associer à toute démarche ou projet susceptible de générer de la controverse, et privilégient au contraire celles ou ceux qui vont leur permettre de se montrer sous un jour avantageux à leur clientèle.
La situation est très différente pour les entreprises qui n’ont pas d’interface directe avec le public. En effet, elles ne sont pas à risque de boycott si elles s’engagent publiquement dans la controverse. C’est ce qui a pu permettre, par exemple, à un Laurent Baudouin de Bombardier ou un Guy St-Pierre de SNC-Lavalin de s’impliquer directement dans le débat référendaire en 1995. Pour eux, c’était risque zéro. Leur engagement ne pouvait pas nuire à leurs affaires. Au contraire, comme une partie de leurs affaires dépendaient de commandes du gouvernement fédéral ils pouvaient s’engager sans risques dans le sens de leurs intérêts et, accessoirement, de leurs convictions personnelles.
Aujourd’hui, ces principes continuent de s’appliquer, même si la mise sur pied ces dernières années de « fonds éthiques », qui cherchent à utiliser leur levier financier pour orienter le comportement des entreprises dans lesquelles ils investissent dans le sens de certaines valeurs de société, est venue modifier quelque peu la donne. Cependant, leur influence demeure encore très limitée.
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Reste ensuite les « cas à part », ceux dont le comportement échappent à toute logique d’affaires pour répondre plutôt à une stratégie de pouvoir. Les lecteurs l’auront deviné, c’est le cas Desmarais.
[->28547]Pour ceux qui n’ont pas encore pris la pleine mesure de l’empire Desmarais, je recommande fortement la lecture de l’ouvrage de Robin Philpot intitulé « Derrière l’État Desmarais: Power ». Vous y trouverez toute l’information disponible sur les origines et la constitution de cet empire, et notamment sur le contrôle qu’il a choisi d’exercer sur les médias pour promouvoir sa stratégie impérialiste.
Notons tout d’abord que Power Corporation est une société de portefeuille qui détient des participations dans plusieurs secteurs d’activités dont seuls deux d’entre eux l’exposent directement au public, les services financiers et la presse écrite. Or, si les services financiers sont un secteur peu vulnérable aux pressions publiques, il en va très différemment de la presse écrite.
En effet, un journal est en contact quotidien avec ses lecteurs. Il est donc en mesure d’influencer l’opinion publique, et cette capacité d’influencer l’opinion est justement celle qui va asseoir votre pouvoir auprès des dirigeants politiques. C’est un instrument privilégié pour quiconque a une telle stratégie. Ce modèle a déjà presque 125 ans d’âge, et il a surtout été développé par William Randolph Hearst (1863-1951), ce magnat de la presse qui parvint à exercer une influence considérable sur la politique américaine pendant près de 50 ans(1).
Toutefois, ce modèle n’a pas que des avantages, comme plusieurs expériences, y compris celle de Hearst l’ont démontré. En premier lieu, votre capacité d’influencer dépend de l’importance de votre tirage. Si celui-ci marque une baisse, le risque existe qu’on la perçoive comme une baisse de votre influence. Et puis surtout, la propriété d’un journal s’accompagne d’une notoriété dont la plupart des gens d’affaires préfèrent se passer.
Lorsque, dans un cas comme celui de Paul Desmarais, vous vous positionnez politiquement en travers des ambitions d’une partie importante de la population, vous vous exposez nécessairement à des retombées négatives. Le moindre de vos gestes, la moindre de vos interventions seront vues au travers du prisme de cette opposition qui fera rapidement boule de neige jusqu’à atteindre une masse critique telle qu’elle deviendra alors un obstacle à vos ambitions.
Vient un moment où, comme je le suggérais le printemps dernier, les idées que vous cherchez à passer sont tellement en porte-à-faux avec celles de votre public lecteur que vous atteignez les limites de votre capacité à influencer l’opinion.
De surcroît, une stratégie qui vous associe trop étroitement au pouvoir vous expose également à subir le sort de celui-ci pour peu qu’il tombe en défaveur ou se rende coupable d’exactions. C’est le phénomène de la culpabilité par association. Ainsi, il n’y a aucun doute possible que le pouvoir de l’empire Desmarais se ressentira de sa trop étroite association avec les gouvernements de Jean Charest et de Nicolas Sarkozy.
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Il y a aussi la question des convoitises de l’empire Desmarais. Au Québec, nous connaissons son intérêt pour Hydro-Québec et pour au moins une partie des affaires de la Caisse de dépôts. En France, l’empire est présent jusque dans le bureau du président Sarkozy et aussi compromis dans l’affaire Woerth-Bettencourt par ex-gendre interposé. Il y a aussi cette importante participation dans la pétrolière Total et l’exploitation des sables bitumineux en Alberta qui soulèvent la controverse et occasionnent des retombées négatives sur le plan de l’image.
Mais, ça ne s’arrête pas là, et je suis pour ma part extrêmement surpris de la véhémence des sentiments, allant jusqu’à la haine, que ses activités suscitent. Mis à part certains cas extrêmes de politiciens du genre de George W. Bush ou autres du même acabit, je n’en connais pas beaucoup qui ont le don de provoquer des déferlements de passions négatives aussi exacerbées.
Mon attention a d’abord été attirée là-dessus, et je dirais même de la haine, que son empire et ses activités suscitent. Mon attention a d’abord été attirée sur ce phénomène ce printemps dernier par Sylvain Racine, un collaborateur régulier de Vigile. Dans la foulée des réactions exprimées notamment dans La Presse sur la venue à Montréal de certains animateurs du mouvement en faveur de la réouverture d’une enquête sur les événements du 11 septembre, il avait écrit un article intitulé « Et voilà pourquoi Gesca veut garder le silence sur le 11 septembre 2001 », dans lequel il proposait aux lecteurs le visionnement d’une bande vidéo si troublante qu’elle m’avait amené à réagir de la façon suivante :
« M. Racine,
Effectivement, cette vidéo est très troublante, et elle vient rajouter des éléments de preuve qui rendent encore plus nécessaire la tenue d’une enquête publique sur les événements du 11 septembre. Il n’y a pas de doute que les autorités ont menti quant à la vraie nature des événements survenus et aux responsabilités en jeu.
Le lien avec Power Corp. est plus délicat à établir car l’information que vous citez ne précise pas la relation qui pourrait exister entre les événements du 11 septembre et cette entreprise que nous connaissons bien et toute une cohorte de protagonistes de chez nous dans des rôles secondaires, y compris la mafia italienne locale en la personne de Vito Rizutto.
Je suis aussi surpris d’entendre le narrateur du film prononcer Québec à la française et non « Kwibek » comme le font tous les américains que je connais. L’apparition en cours de route du sigle de la francophonie est également assez étrange. Comme si l’on cherchait à établir un lien quelconque.
Il n’y a pas de doute que plusieurs éléments de cette histoire gagneraient à être éclaircis, mais il est encore beaucoup trop tôt pour tirer ne serait-ce qu’un début de conclusion sur la participation de Power Corp ou des Desmarais à cette affaire. Il est toutefois très étrange que quelqu’un cherche à les y associer de façon aussi caractérisée. En soi, cela constitue une affaire qui mérite enquête.
Et si tout cela n’est pas vrai, dans quel cerveau tordu a bien pu germer un tel scénario malgré tout assez élaboré pour avoir à tout le moins des apparences de vraisemblance ? Les Desmarais ont-ils tant d’ennemis ? Pourquoi ? ».
En faisant des recherches pour le présent article, je suis tombé sur d’autres articles tout aussi incroyables : « Desmarais lines of credit lead to Goose Bay bombing of Pentagon » où l’on prétend, force documents à l’appui, que Paul Desmarais a financé le lancement d’un engin téléguidé contre le Pentagone le 11 septembre dernier ; ou encore « André Desmarais hired KPMG and the Sidley Austin law firm to set up tax-sheltered patent frauds and help Bombardier, Degussa and Chinese PLA build weaponized-anthrax delivery systems for a Global Guardian war games on 9/11», où l’on prétend, en s’appuyant sur une liste impressionnante de références à caractère officiel, qu’André Desmarais, l’un des fils de Paul père, aurait joué un rôle-clé dans le financement d’une arme biochimique destinée à être mise à l’épreuve dans le cadre d’un exercice annuel de vérification du degré de préparation des États-Unis à une attaque militaire qui avait justement lieu le 11 septembre 2001 .
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Je ne m’aventurerai certainement pas sur le terrain de la véracité ou non de ces allégations. Je constate seulement qu’elles existent, et ce fait est déjà grave en soi. Si elles sont partiellement ou entièrement vraies, on est devant une affaire d’État dont les faits doivent êtres présentés à la population, qui doit faire l’objet d’une enquête publique, et dont les conclusions doivent aussi être publiques. Si elles ne sont pas vraies, la question se pose tout de même de savoir qui est capable d’élaborer un scénario aussi sophistiqué, et dans quel but. Un but qui dépasse nécessairement le cadre du simple canular. S’agit-il de salissage, d’intimidation, d’extorsion… ou de quoi encore ?
Comme je le disais dans mon commentaire sur le texte de Sylvain Racine, « Les Desmarais ont-ils tant d’ennemis ? Pourquoi ? ». Qu’ont-ils donc fait pour qu’on leur en veuille autant ? Une chose est certaine, ils n’ont pas su gérer leur image, ou bien ils ont tout simplement décidé de ne pas s’en soucier, convaincus qu’ils pouvaient parvenir à leurs fins malgré tout. C’est une recette qui peut donner des résultats à court terme. Mais ce n’est certainement pas une recette de survie à long terme.
Tôt ou tard, ils s’exposent à en payer le prix, et la véhémence des sentiments qu’ils soulèvent laisse craindre le pire. En attendant, leur image est salement amochée et constitue pour n’importe quel spécialiste des communications l’exemple parfait du résultat à éviter à tout prix.
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(1) Le meilleur ouvrage que vous puissiez trouver à son sujet est très certainement celui de W.A. Swanberg intitulé « Citizen Hearst » (New York, Scribner 1961, nouvelle édition Galahad Books, 1996). Le parcours de Hearst allait également inspirer le célèbre metteur en scène et comédien américain Orson Wells à produire une des œuvres les plus importantes de l’histoire du cinéma, « Citizen Kane » (d’où le titre de la biographie de Swanberg).
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2 commentaires
Martin Lavoie Répondre
27 septembre 2010Il est certain que Le groupe Desmarais est associé à beaucoup d'activités politiques où les valeurs économiques supra-néo-libérales sont actives et j'ai vu ce document vidéo qui établit la présence de Paul Desmarais au conseil d'administration de Carlysle, cette compagnie où le père Bush a ses activités de vendeur d'armes. Si on y ajoute le type de transaction dans laquelle transigeait Mulronney et tous ces chefs d'états qui gravitent dans le giron de Power Corp., ne pas s'étonner d'une réputation d'ingérence au plus haut degré.
Quand s'ajoute dans le dossier de notre système de santé, la lutte qu'entreprend les syndicats contre la tentative de main mise du privé soutenue par Power Corp., dans le but de faire fructifier son volet d'assurances privées, on ne s'étonne plus, on continue de s'exclamer sur le fol appétit des hommes à l'accumulation, à l'exploitation, à l'esprit usuraire.
Quelle tristesse.
Et bizarre, tu vas à Baie St-Paul; il y a dans la ville des bronzes figurants des peintres, qui ont fait la gloire de la région. Power Corp. a fait, par le biais d'une commandite, graver son nom sur les bases de granit ou peu importe.
Graver son nom corporatif, sur la réputation de peintres qui ont donné leur vie à une forme d'art et qui furent , probablement, les petits, que ces grandes corporations exploitent, durant leur vie, pour les accrocher sur leurs murs anonymes et en faire la spéculation. Pure symbole d'inhumanité et d'escroquerie intellectuelle et même, spirituelle. Il n'est sûrement pas à remettre en question dans la ville.
S'il est une image qui peut fortifier le retour des rois, le Seigneur de Sagard a-t-il trouvé à notre époque son Léonard, artiste, architecte et concepteur d'armes de guerre? Je crois qu'il en a plusieurs qui comme ces savants qui fabriquaient la première bombe atomique, hésitaient à la terminer, de peur, qu'un jour, on la lance.
Archives de Vigile Répondre
26 septembre 2010Chose certaine, lorsque des intellectuels, des anciens du FBI, CIA, de l'armée au USA demandent une nouvelle commission d'enquête sur le 11 septembre, dont même les principaux signataires de la Commission bâclée, l'Empire Desmarais, par Gesca, n'en fera jamais mention.
Mais lorsque c'est le président de l'Iran, ben là Desmarais est tout de go. Pourquoi?
Enfin, le monde est complexe, mais disons seulement que Desmarais n'est pas loin du groupe Bilderberg:
"The group has assembled at least three times in Canada, most recently June 8 to 11 this year at the Brookstreet Hotel in the Ottawa suburb of Kanata. According to a Bilderberg news release, prominent Canadians invited to the 2006 conference included former New Brunswick premier Frank McKenna, Paul Desmarais, CEO of Power Corporation, Gordon Nixon, president and CEO of the Royal Bank of Canada, and Heather Reisman, chair and CEO of Indigo Books."
http://www.cbc.ca/news/background/bilderberg-group/
Sur ce, commençons par se débarasser de Charest et sa gang d'escrocs: http://www.facebook.com/group.php?gid=148591528511227
Chacun de nous travaille sur l'esquisse d'un élément du tableau global. Sans les autres, sans solidarité, sans coordination, notre esquisse ne se rendra jamais au tableau. Merci Vigile pour nous permettre de se coordonner.
"La vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même « esquisse » n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau."
L'insoutenable légèreté de l'être
Milan Kundera